L’Inde s’active dans le Quad : un regard japonais sur la situation

Politique International

En mai 2022, les dirigeants des quatre pays du Quad (le Japon, l’Inde, l’Australie et les États-Unis) se sont réunis à Tokyo. Cet évènement a marqué la première visite du Premier ministre indien Narendra Modi au Japon depuis quatre ans. Observons la stratégie de politique étrangère de l’Inde en tant que membre du nouveau Quad.

L’Inde plus proche de la Russie que de la Chine

En mai 2022, les dirigeants des quatre pays du Quad (les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde) se sont réunis à Tokyo pour la deuxième réunion du groupe. Celui-ci a auparavant connu un faux départ : lancé début 2007, il a été stoppé net plus tard lors de cette même année. Le Quad a été relancé dix ans plus tard, en 2017, mais les dirigeants des quatre pays membre ne se sont réunis officiellement qu’en 2021. Les développements récents montre que cette organisation évolue bien au-delà d’un simple forum de discussion et qu’elle commence à prendre forme en tant que cadre de coopération entre les quatre pays.

Il est important de noter que l’Inde a une approche des relations internationales traditionnellement très différente de celle des trois autres nations du Quad. Pendant la Guerre Froide, l’Inde avait coopéré avec l’Union Soviétique tout en se revendiquant comme un pays « non-aligné ». Suite à cette alliance passée, elle est aujourd’hui encore proche de la Russie, à tel point que le pays n’a pas condamné l’invasion en Ukraine. D’un autre côté, à cause des inquiétudes liées aux tensions aux frontières de la Chine, l’Inde a renforcé ces dernières années sa politique de coopération sécuritaire avec les États-Unis, le Japon, l’Australie, le Vietnam et d’autres pays qui partagent la perception d’une menace venue de l’empire du Milieu.

La guerre en Ukraine a fait bondir l’intérêt des Japonais pour la stratégie distincte de l’Inde, qui maintient à la fois ses engagements envers l’Indo-Pacifique et le Quad tout en conservant de relations avec la Russie. Voici ci-dessous quelques-uns des éléments importants de l’approche indienne vis-à-vis du Quad.

L’Inde et le Quad : les évènements clefs

Décembre 2004 Formation d’un « groupe central » suite au tremblement de terre de l’Océan Indien
Mai 2007 Première réunion de niveau opérationnel du Quad à Manille (Quad 1.0)
Septembre 2007 Les pays du Quad et Singapour font des exercices militaires navals conjoints (Malabar 2007-2)
Mai 2014 Narendra Modi devient Premier ministre de l’Inde
Juin 2017 Confrontation entre les forces indiennes et chinoises à la bordure de Doklam (Bhutan)
Novembre 2017 Réunion de niveau opérationnel (direction générale) du Quad à Manille (Quad 2.0)
Décembre 2017 Le gouvernement indien commence à utiliser le terme de région « Indo-Pacifique »
Juin 2018 Discours du Premier ministre Modi sur la politique de la région « Indo-Pacifique »
Septembre 2019 Première réunion des ministres des Affaires étrangères du Quad à New York
Juin 2020 Combat de la vallée de Galwan entre l’Inde et la Chine
Octobre 2020 Les ministres des Affaires étrangères du Quad se réunissent à Tokyo
Novembre 2020 Les pays du Quad conduisent des exercices militaires navals conjoints (Malabar 2020)
Mars 2021 Premier sommet virtuel des dirigeants du Quad
Septembre 2021 Première réunion en face-à-face des dirigeants du Quad à Washington
Février 2022 Les ministres des Affaires étrangères du Quad se réunissent à Melbourne, en Australie
Mars 2022 Deuxième sommet virtuel des dirigeants du Quad
Mai 2022 Réunion des dirigeants du Quad à Tokyo

Tableau créé par l’auteur d’après les informations du site du Cabinet du Premier ministre

La Chine vue comme un véritable ennemi

Quand le Quad a été établi pour la première fois en 2007, l’Inde et l’Australie étaient perçus comme des participants récalcitrants. C’était la première fois que l’Inde adoptait une position différente dans sa politique vis-à-vis de la Chine.

Bien que les relations entre la Chine et l’Inde aient commencé à se détériorer en 2005 suite au conflit frontalier, le gouvernement indien n’a toutefois jamais cessé de s’engager activement dans une coopération économique bilatérale et dans la participation à des forums internationaux avec son voisin chinois. Mais à cause de leurs inquiétudes quant à la potentielle détérioration de leurs relations avec Pékin, les Indiens ont suivi les Australiens en quittant rapidement la première version du Quad, ce qui a mis un terme au projet. Les faibles attentes de New Delhi quant à l’engagement de l’Australie ont fortement fait pencher la balance vers cette décision.

Le Quad a été relancé en 2017 à Manille avec une réunion des hauts fonctionnaires (de direction générale). La rencontre s’est tenue dans le contexte de l’expansion maritime de la Chine et de la promulgation par le Japon de la stratégie de « la région Indo-Pacifique libre et ouverte » en 2016, dans l’objectif de renforcer la coopération sécuritaire entre les pays du Quad. Pendant la décennie qui a séparée les deux versions du Quad, la situation géopolitique de l’Inde a considérablement changé. Aujourd’hui, on peut dire que l’Inde ne voit plus la Chine comme un simple rival potentiel, mais comme un ennemi.

Le Quad comme cadre de la coopération non-militaire

L’Inde s’est toutefois montrée prudente dans son approche du Quad 2.0, en raison des inquiétudes envers une possible dépendance de l’Inde envers les États-Unis, qui pourrait éroder l’autonomie stratégique du pays sans réellement les aider à faire face au conflit frontalier avec la Chine(*1). Après tout, la menace posée par Pékin est terrestre, alors que les cadres posés par le Quad et la région Indo-Pacifique sont de nature maritime. La participation de l’Inde au sein de ces structures, et toute tension maritime en résultant pourrait en effet se retourner contre le pays et diminuer sa sécurité, alors que ce dernier cherche à gérer son conflit frontalier avec la Chine.

C’est pourquoi les observateurs des relations étrangères avec l’Inde ont pensé qu’en 2017, le pays préfèrerait voir le Quad travailler dans un cadre consultatif de niveau opérationnel qui ne donnerait pas lieu à des sommets tels que ceux du BRICS (le groupe de cinq pays constitué du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud).

La conception de l’Indo-Pacifique par New Delhi voudrait que l’Inde continue à lier des relations constructives avec la Chine. Si le Premier ministre Modi a officiellement annoncé l’engagement du pays envers une politique « libre, ouverte et inclusive » pour l’Indo-Pacifique en juin 2018(*2), le gouvernement indien a commencé à utiliser cette dénomination fin 2017, ce qui coïncide avec la relance du Quad. Pour l’Inde, c’est une structure inclusive tournée vers la coopération plutôt qu’une structure exclusive(*3), et « l’Initiative des Océans Indien et Pacifique » a été promue en tant que cadre pour une coopération ouverte dans les domaines non-militaires, tout en étant tournée vers la recherche de solution aux problèmes posés par la Chine.

De l’Inde passive à l’Inde active

Suite aux conclusions du sommet des dirigeants du Quad en mai 2022 concernant l’approche stratégique traditionnelle du gouvernement indien, on peut faire quelques observations générales.

Dans un premier temps, on constate que l’Inde semble avoir réussi à transformer le développement du Quad et de ses initiatives conformément à sa propre vision politique de l’Indo-Pacifique. Ainsi, les domaines des engagements entre les pays au sommet de 2022 ont reflété un désir de coopération ouverte et non-militaire. De plus, le Cadre économique de l’Indo-Pacifique, annoncé au sommet du Quad et techniquement séparé de celui-ci, constitue également un forum qui permet à ses participants de s’engager dans des domaines spécifiques pour coopérer, ce qui le rend semblable à « l’Initiative des Océans Indien et Pacifique » du gouvernement indien. Ceci rend la participation de l’Inde considérablement plus aisée, puisque le pays peut décider de ses engagements et de leurs termes.

Deuxièmement, New Delhi semble se montrer plus engagée vis-à-vis du Quad. Les coopérations annoncées au sommet excluent encore tous les domaines militaires, mais le partage d’information maritime ou spatiale est permis, ce qui est finalement très lié aux opérations armées. Ce fait indique que la volonté du gouvernement indien de maintenir des relations stables avec la Chine a sensiblement diminué au cours des dernières années.

Cette détérioration des relations entre les deux pays semble être un des principaux moteurs de l’engagement de l’Inde auprès du Quad(*4). En particulier, les conflits autour de la région frontalière chinoise de la vallée de Galwan ont fortement aggravé l’opinion publique des Indiens envers leurs voisins, et ont également eu un impact politique conséquent sur les affaires étrangères du pays. La politique économique de l’Inde envers le Quad et l’Indo-Pacifique montre depuis lors une certaine réticence à coopérer avec la Chine. Le fort déficit commercial avec elle pousse les Indiens à réduire leurs importations de Chine et à promouvoir les manufactures locales dans le cadre de leur nouvelle politique économique de « l’Inde autosuffisante » (Atmanirbhar Bharat) annoncée en 2020.

L’Inde avait approché le premier Quad de manière passive afin de se rapprocher des États-Unis et du Japon. Aujourd’hui, le pays est devenu un membre actif et engagé du nouveau Quad et de l’Indo-Pacifique. Le pays voit désormais ces deux organisations non seulement du point de vue d’une menace potentielle venant de Chine, mais également comme un élément-clé de sa politique étrangère économique.

Le point de vue japonais sur la politique étrangère indienne

En tant que note finale, j’aimerais mettre en évidence deux points pour les lecteurs étrangers sur la réponse politique de l’Inde par rapport à l’offensive russe en Ukraine, ainsi que sur le récent sommet du Quad, et sur la manière dont ces évènements ont été perçus par le Japon.

Il est tout d’abord très clair qu’en dehors de quelques experts, le discours tenu par les Japonais sur la politique étrangère de l’Inde a trahi une certaine incompréhension de l’exercice d’équilibriste mené par ce pays. Par exemple, de nombreux universitaires spécialistes des relations internationales ont déclaré que l’attitude de l’Inde par rapport au conflit en Ukraine pouvait s’expliquer par l’hypothèse (fausse) que le Pakistan était perçu comme une menace plus grande que la Chine. Plusieurs observateurs commettent également une erreur en pensant que le positionnement « non-aligné » caractérise l’Inde aujourd’hui de la même manière qu’il l’a fait durant la Guerre Froide.

D’autre part, certains commentateurs japonais qui avaient récemment promu l’importance de l’Inde comme partenaire du Quad et de l’Indo-Pacifique ont été clairement troublés par la réponse du pays aux évènements qui frappent actuellement l’Europe. Par exemple, la décision de New Delhi de rejeter un plan de transport d’aides humanitaires de l’ONU par Mumbai, avec l’aide des avions des Forces japonaises d’autodéfense, afin d’aider les évacués ukrainiens, a été largement commentée au Japon, créant une impression négative qui a entraîné des doutes et des critiques envers l’Inde. Même si un porte-parole du ministre des Affaires étrangères a expliqué plus tard que ce rejet était dû à une erreur administrative(*5), les médias japonais ont continué à rapporter que l’accord de niveau opérationnel permettant aux Forces d’autodéfense d’opérer en Inde dans le cadre de la mission humanitaire avait été renversé à cause d’une décision politique de haut niveau de la part des ministres indiens...

(Photo de titre : les dirigeants des quatre pays du Quad posent pour une photo commémorative avant le sommet de mai à Tokyo. À partir de la gauche : le Premier ministre australien Anthony Albanese, le président américain Joe Biden, le Premier ministre japonais Kishida Fumio, et le Premier ministre indien Narendra Modi. Pris dans la résidence du Premier ministre le 24 mai 2022 à Tokyo. Jiji)

(*1) ^ Un exemple de tels arguments peut être trouvé dans « Pourquoi l’Inde devrait se méfier du Quad » de Manoj Joshi, The Wire, 13 novembre 2017, https://thewire.in/diplomacy/india-us-japan-australia-quadrilateral-alliance.

(*2) ^ « Le discours d’ouverture du Premier ministre au Shangri La Dialogue », ministre des Affaires extérieures, gouvernement indien, 1er juin 2018, https://www.mea.gov.in/Speeches-Statements.htm?dtl/29943/Prime+Ministers+Keynote+Address+at+Shangri+La+Dialogue+June+01+2018.

(*3) ^ Pour un résumé initial de la réaction de l’Inde à cette période, lire « The Free and Open Indo-Pacific Strategy: India’s Wary Response», Nippon.com, septembre 2018, https://www.nippon.com/en/currents/d00436/.

(*4) ^ Cette tendance dans les relations Indo-Chinoises est également acceptée par l’Inde. Lire Harsh V. Pant, « l’Inde et le Quad : la belligérance chinoise et la résilience indienne », Commentaires ORF, 20 mars 2022, https://www.orfonline.org/research/india-and-the-quad/

(*5) ^ Transcription du Briefing Hebdomadaire des Médias par le porte-parole officiel du ministère des Affaires extérieures, gouvernement indien, 21 avril 2022, https://www.mea.gov.in/media-briefings.htm?dtl/35217/Transcript_of_Weekly_Media_Briefing_by_the_Official_Spokesperson_April_21_2022.

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