
Le cinéma japonais en crise : misogynie et sexisme sur fond de mauvaises conditions de travail
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Les femmes sous-représentées au Japon
Le mouvement #MeToo a libéré la parole des femmes et a contribué à ouvrir la voie aux réalisatrices : en 2021, l’Oscar du meilleur réalisateur a été gagné par Chloe Zhao (Nomadland), suivie de Jane Campion (The Power of the Dog) en 2022. Par contre, le plafond de verre est toujours bel et bien en place au Japon.
Sur les 796 films japonais aux revenus de plus d’un milliard de yens au box-office entre 2000 et 2020, seuls 25 (soit 3 %) ont été réalisés par des femmes, selon un sondage de Japanese Film Project (JFP), un organisme sans but lucratif. Ce dernier a aussi conclu qu’en 2020, 12 % de la totalité des films (et 23 % des films documentaires) avaient été réalisés par des femmes.
Selon Kinoshita Chika, cette différence entre hommes et femmes est bien ancrée : « Après la guerre, l’actrice Tanaka Kinuyo avait réalisé six long-métrages, mais personne ne le sait. »
Les icônes sexistes du cinéma japonais
Kinoshita explique que le cinéma japonais baigne dans le sexisme et la misogynie depuis ses débuts. Elle souligne l’importance de critiquer l’expression cinématographique du passé à partir d’une sensibilité contemporaine ancrée dans le mouvement #MeToo. « Il est essentiel de porter un regard critique sur la représentation des genres dans les grandes œuvres ayant une importance historique, vu leur influence persistante sur les films d’aujourd’hui ».
La spécialiste précise qu’un nombre inquiétant de films japonais tournés entre la fin des années 1940 (les années d’occupation) et le milieu des années 1950 contiennent des scènes de viol de femmes ivres ou sans connaissance. Elle pense que cela illustre les fantasmes sexuels des hommes plutôt qu’une représentation réaliste de viols. Un exemple serait le film de 1948 Femmes de la Nuit de Mizoguchi Kenji, un réalisateur que Kinoshita a beaucoup étudié et admire énormément. Dans le film, qui fait partie de toute une série de Mizoguchi sur les femmes déchues, un homme viole une jeune femme innocente après lui avoir fait avaler de la bière. L’histoire raconte comment la jeune femme tombe amoureuse de son violeur mais est brutalement abandonnée par celui-ci.
La scène du viol a été très controversée. La police de Kyoto a interdit aux cinémas locaux de laisser entrer des mineurs, comme le film pourrait avoir une influence néfaste. Mais personne ne semblait touchée par la représentation de la victime. « De manière réaliste, aucune victime d’un viol n’aurait réagi de cette façon, et on vient à se demander si une telle manifestation de fantasmes sexuels — surtout à ce niveau de médiocrité — a sa place dans le cinéma grand public. Il faut absolument pouvoir en parler. »
Rashômon (1950), l’œuvre de Kurosawa Akira, a aussi attiré l’attention de Kinoshita pour son sexisme flagrant, malgré son mérite artistique.
« Rashômon incarne l’attitude contradictoire de Kurosawa envers la sexualité féminine, un mélange d’envie, de méfiance et de mépris. Les femmes sont des créatures qui séduisent les hommes avec leur beauté trompeuse, et se donnent sans hésitation à tout venant. »
Kinoshita considère que Kurosawa a un peu eu carte blanche en matière de représentation de femmes. « Je ne doute pas que beaucoup de femmes ont été gênées par l’image qu’il projetait d’elles dans Rashômon, même au tout début, à la sortie du film, mais n’ont rien voulu dire. Le fait qu’elles ne l’ont pas critiqué ouvertement ne veut pas dire qu’elles n’étaient pas conscientes du problème. Ce n’est que maintenant que les femmes se sentent assez libres pour en parler. »
Par contre, Kinoshita pense aussi que le sexisme n’enlève rien à la valeur artistique de l’œuvre d‘un réalisateur. « Parfois, c’est justement les préjugés qui rendent un film intéressant. Le problème est complexe. » Elle est contre la limitation de liberté d’expression, tout particulièrement la censure au cinéma. Elle insiste : « Les gens devraient être libres de sortir de telles œuvres, mais il devrait aussi être possible de les critiquer librement. »
Ne pas se plaindre pour ne pas être écarté
Depuis, la représentation des femmes dans les films a sans doute évolué, mais elles restent victimes des mêmes obstacles et du même harcèlement hors écran. On pourrait même dire que la fin du système des studios de production dans les années 1970 a mené à de plus mauvaises conditions.
Depuis quelques mois, on décerne une plus grande prise de conscience au sujet des conditions de travail dans l’industrie cinématographique japonaise suite à une avalanche d’accusations de harcèlement sexuel et d’agressions portées contre des réalisateurs tels Sakaki Hideo et Sono Sion. Des professionnels du secteur parlent d’atmosphère très tendue pendant les tournages — où les hommes font la loi, et le metteur en scène reste tout puissant — qui favorise le harcèlement sexuel.
Fin mai, la JFP a organisé un colloque en ligne pour discuter des problèmes d’égalité entre hommes et femmes, des conditions de travail au sein de l’industrie, et réfléchir à des réformes éventuelles. Kinoshita Chika faisait partie du groupe d’experts, ainsi que le réalisateur Shiraishi Kazuya, et l’économiste Kambayashi Ryô.
La JFP a transmis les résultats d’un sondage sur l’égalité effectué parmi plusieurs associations professionnelles liées à l’industrie du cinéma au Japon. Selon les résultats, les femmes représentent moins de 5 % des adhérents de la Directors Guild of Japan, et environ 8 % des adhérents de la Japanese Society of Cinematographers. L’exception notable est la Japanese Society of Script Supervisors (Société japonaise des scriptes) dont quasiment tous les adhérents sont des femmes. (Les scriptes collaborent étroitement avec les réalisateurs et font la liaison entre eux et les monteurs pour assurer la cohérence et la continuité entre les scènes). La JFP a aussi fait une étude auprès de la Motion Pictures Producers Association of Japan (MPPAJ) qui a révélé que seulement 8 % des postes de direction au sein des quatre distributeurs principaux de films (Tôhô, Tôei, Shôchiku et Kadokawa) sont occupés par des femmes. En résumé, la représentation des femmes au sein des responsables de l’industrie cinématographique au Japon reste purement symbolique.
Sans aucun doute, le sexisme est endémique dans cette industrie, et les femmes restent très vulnérables au harcèlement. Mais le problème vient en partie de questions de travail qui ne sont pas forcément liées aux sexes.
« L’environnement du travail dans la production de films s’est considérablement dégradé » selon Kinoshita. Pour elle, un facteur important a été l’effondrement du système des studios à partir des années 1970. Dans le passé, les équipes de tournage étaient des employés permanents qui étaient embauchés, formés, et promus par les studios. De nos jours, les équipes créatives sont principalement constituées d’employés freelance, dont la plupart n’ont même pas de contrat.
Les résultats d’un sondage des travailleurs du secteur cinématographique (500 réponses) mené par la JFP indiquent qu’il est normal pour le personnel de production de travailler de très longues heures sans l’avantage d’un contrat garantissant un salaire de base, des heures supplémentaires, des vacances, ou autres.
« La plupart des travailleurs préféreraient un contrat écrit mais ne veulent pas être stigmatisés comme fauteurs de troubles » explique Kinoshita. « Les jeunes en particulier sont très vulnérables, et ils ont peur d’être mis sur liste noire et de ne plus trouver de travail s’ils se plaignent. »
Sous la direction du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie, la MPPAJ et d’autres groupes travaillent à la création d’un organisme qui mettrait en place de nouvelles directives du travail pour les producteurs de cinéma, y compris des contrats écrits, une définition claire des heures de travail et congés, et la mise à disponibilité de médiateurs ou d’une permanence que les employés pourraient contacter sans crainte de représailles. Le nouvel organisme, provisoirement appelé le conseil pour l’amélioration de la production vidéo, examinerait des projets et accorderait un label de qualité aux films produits selon ses critères.
Cependant, beaucoup doutent sérieusement de la capacité de l’industrie de se réformer de l’intérieur. Pour le moment, les discussions parmi les cadres de l’industrie cinématographie sont plutôt en faveur de la mise en place d’une unité de médiation au sein du comité de direction de chaque film. (Les comités de direction permettent aux investisseurs multiples, tels que les entreprises de divertissement et les agences publicitaires, de contribuer au processus créatif.) Toutefois, le sondage de la JFP indique que 40 % du personnel de production juge cette approche inutile, comme la plupart des victimes ne se confieraient jamais à quelqu’un embauché par le comité de production. Shiraishi explique que le secteur du cinéma est tellement petit et insulaire que toute plainte s’acheminerait éventuellement vers le producteur.
Après sa présentation au colloque de mai, l’économiste Kanbayashi Ryô a réclamé des réformes du travail plus radicales, y compris la création d’un syndicat et la rédaction d’un contrat de base standard pour assurer la protection des droits minimaux des travailleurs.