« Nous sommes invisibles » : la solitude des chauffeurs-livreurs face à la suprématie du client au Japon
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Au Japon, la suprématie du client
À l’instar du dicton français « le client est roi », la version japonaise de cette expression traduite littéralement dit que « le client est dieu ». Cette phrase a été popularisée par le chanteur Minami Haruo qui a expliqué dans une interview en 1961 qu’au moment où il montait sur scène pour chanter devant son public (les clients), il avait le cœur aussi pur que s’il priait un dieu. Cette affirmation de l’humilité des artistes lui a valu beaucoup de sympathie.
Aujourd’hui cependant, les personnes qui déposent des réclamations de mauvaise foi l’interprètent comme signifiant que l’obéissance est due au client, puisqu’il est dieu.
Profondément enracinée au Japon, cette idée de la suprématie du client conduit de nombreux travailleurs à s’épuiser physiquement et mentalement en s’acharnant à atteindre leurs objectifs de « satisfaction client », supportant ce qui s’apparente à du harcèlement de la part de celui-ci. Les chauffeurs-livreurs qui évoluent dans un milieu de travail fermé sont ceux qui en souffrent le plus.
Au Japon, plus de 90 % des marchandises sont transportées en camion. Les transports routiers sont donc essentiels pour quasiment tout le secteur manufacturier. Depuis la crise sanitaire, les chauffeurs routiers et livreurs sont qualifiés de « travailleurs essentiels », au même titre que ceux du secteur de la santé. Ils sont devenus enfin un peu plus visibles, mais toujours aussi peu respectés, et la réalité de leurs conditions de travail demeure trop méconnue.
« Livraison gratuite », une expression coupable
Les « livraisons sur rendez-vous » et les « nouvelles livraisons garanties » fournissent un exemple facile à comprendre des conséquences néfastes de la suprématie du client pour les chauffeurs. Au Japon, le client qui achète en ligne peut fixer la date et la plage horaire de livraison. Malgré cela, il arrive très souvent que les clients ne soient pas chez eux au moment qu’ils ont eux-mêmes choisi. De plus, parmi ceux qui le sont, certains n’hésitent pas à se plaindre du livreur sous des prétextes fallacieux, par exemple : « Le livreur a réveillé mon bébé qui venait enfin de s’endormir. »
Une marchandise qui n’a pu être livrée fera l’objet d’une nouvelle livraison, mais on voit souvent des gens abuser de cette possibilité en modifiant plusieurs fois la date. Les réseaux sociaux se sont récemment enflammés autour d’un tweet d’un consommateur mécontent du message laissé par le livreur qui avait tenté par trois fois de lui apporter sa commande achetée en ligne.
Ce livreur aurait écrit : « C’est vous qui avez fixé l’heure de la livraison, alors soyez chez vous ! » Une formulation certes critiquable, mais je peux comprendre l’irritation de ce livreur qui effectue 200 livraisons par jour, en craignant en permanence les contraventions pour stationnement interdit, venu plusieurs fois en vain à l’heure fixée par le client. Chaque nouvelle livraison gâche de l’essence. Un livreur qui travaille à son compte la paie de sa poche. Et comme le prix de l’essence ne cesse de grimper en ce moment, cela lui nuit.
Dans le secteur de la livraison aux particuliers, l’expression « livraison gratuite » est aussi répandue à l’étranger, mais elle prend une signification différente au Japon où règne la suprématie du client. On parle aussi de « livraison incluse », ou de « livraison prise en charge par le vendeur », mais « livraison gratuite » est la plus fréquente. C’est la préférée des clients. Elle leur permet d’oublier l’existence du transport et du livreur, et les conduit à ne plus se sentir coupables de demander de nouvelles livraisons. Pour le livreur, elle signifie que son travail, à savoir passer son temps à courir pour servir les clients, n’a aucune valeur. « Livraison gratuite » est une expression bien plus coupable que le public ne le pense.
Des tâches, toujours des tâches, mais pour quel bénéfice ?
Les camions n’effectuent pas des livraisons aux particuliers. Beaucoup de chauffeurs routiers transportent des marchandises depuis les lieux de production jusqu’aux centres logistiques ou dans d’autres entreprises. À la différence des chauffeurs-livreurs, les chauffeurs routiers n’ont presque jamais l’occasion de rencontrer l’utilisateur final. Le public ignore donc à quel point sont mauvaises les conditions de travail dans ce secteur qui fait pourtant partie des infrastructures de la société. Et lorsque les médias en parlent, ce qui est rare, c’est de manière négative, pour dénoncer le stationnement gênant des camions ou les mauvaises manières des chauffeurs routiers.
Pour les chauffeurs routiers, le client le plus important est le consignataire. Les camions qui forment presque quotidiennement des files devant les usines et les entrepôts attendent qu’on les charge. Un camion ne doit arriver ni trop tard ni trop tôt, mais à l’heure qui lui a été indiquée. C’est ce qu’exige le système de production Just in Time, dont la priorité est l’efficacité, qui veut que seuls les produits nécessaires soient transportés à l’heure où on en a besoin.
Les camionneurs arrivés à l’heure prescrite doivent parfois attendre longtemps, parce que le chargement du camion précédent n’est pas terminé ou parce que le leur n’est pas encore prêt. Lorsque j’ai enquêté à ce sujet, la période la plus longue qui m’a été rapportée était 21 heures 30. Mais les entreprises ne mettent généralement pas de parking ou de salle d’attente à la disposition des chauffeurs routiers.
Après cette longue attente, les chauffeurs routiers doivent assumer des tâches annexes, comme le chargement ou le déchargement des marchandises. Elles peuvent aussi consister à décharger des milliers de cartons, ou à les étiqueter et les vérifier, ou encore à les ranger dans l’espace de stockage. Chose stupéfiante, ce travail n’est pas toujours rémunéré.
L’attente et ces tâches annexes font que les camionneurs ont des horaires de travail très longs. « Ils n’ont qu’à refuser s’ils ne veulent pas » diront certains, mais au Japon, le client est toujours un dieu. Si d’aventure un chauffeur ose refuser, il s’entendra dire que ses collègues d’autres sociétés le font, et il cessera d’être sollicité.
Un carton abîmé peut infliger au chauffeur routier un dédommagement de plusieurs centaines de milliers de yens
Les dédommagements à payer pour des cartons abîmés sont un exemple extrême des méfaits de la toute-puissance du client. Il arrive qu’un commanditaire de transports refuse un carton légèrement abîmé, alors même que la marchandise qu’il contient n’a subi aucun dommage. Un simple remplacement est déjà excessif, mais certains commanditaires de transport se font même payer des dédommagements par les chauffeurs.
Un dédommagement qui atteint plusieurs centaines de milliers de yens devient une question vitale pour le chauffeur. Mais il y a pire : les commanditaires encaissent parfois le dédommagement sans remettre la marchandise. Ce serait pour éviter que le produit soit revendu, mais c’est parfaitement absurde. Un carton est un matériel d’emballage. Qu’il soit un peu abîmé lors d’un long transport est inévitable. On ne peut que plaindre un chauffeur à qui cela est reproché.
En lien avec les mesures pour prévenir la propagation du coronavirus, des voix se sont élevées pour réclamer des casiers de livraison ou encore que les produits livrés aux particuliers soient déposés devant les portes de destinataires. Cela a conduit à une hausse de la productivité des livraisons, mais aussi à une diminution des contacts avec les consommateurs, et il est à craindre que cela accélère leur incompréhension des circuits de distribution.
Les livreurs regrettent souvent que le système de « livraison gratuite » les rend transparents aux yeux du reste du monde. Si le client est véritablement considété comme un dieu, ne pourrait-il pas avoir un peu plus de sympathie pour eux ?
(Photo de titre : © Hashimoto Aiki)
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