Le débat autour du « partage nucléaire » : quelles sont les conditions pour que le Japon l’adopte ?

Politique International

Tanida Kuniichi [Profil]

L’invasion russe en Ukraine suscite au Japon un intérêt soudain pour le « partage nucléaire ». Les allusions faites par le président Poutine à l’emploi de l’arme nucléaire y sont certainement pour quelque chose. Il est cependant difficile de dire si les débats à ce sujet progresseront au Japon, le seul pays à avoir subi la bombe atomique. Nous avons interrogé le chef du département d’études politiques de la division « politique de défense » du NIDS (l’Institut national des études pour la défense), et spécialiste de la dissuasion nucléaire, sur ce qu’est le partage nucléaire, et sur les risques et les questions que cela implique du point de vue de la défense et de la sécurité du Japon, en se basant sur la manière dont le partage nucléaire se fait déjà dans le cadre de l’OTAN.

Takahashi Sugio TAKAHASHI Sugio

Chef du département d’études politiques de la division « politique de défense » du NIDS. Titulaire d’une licence de sciences politiques de l’Université Waseda (1995). Il y obtient une maîtrise de sciences politiques en 1997, année où il entre au NIDS. En 2006, il termine son master dans la même matière à la Columbian School de George Washington University.

Discuter jusqu’à ce que les citoyens japonais soient convaincus

— Si le partage nucléaire devait se réaliser, comment doit-on procéder et quelles sont les questions à résoudre ?

T.S.  L’arme nucléaire est un élément de la stratégie militaire, à inclure dans un contexte de renforcement de la coopération des opérations conventionnelles, utilisant les forces armées conventionnelles (terre, mer, air). On a tendance à ne s’intéresser qu’au Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’OTAN, dont les pays membres partagent la politique nucléaire, mais étant donné que l’arme nucléaire est comprise dans toutes les stratégies conventionnelles, ne débattre qu’en abordant les choses sous cet angle n’est pas cohérent.

En réalité, l’alliance États-Unis-Corée du Sud a un commandement militaire unifié, et il y est plus facile d’approfondir les discussions relatives aux plans d’opérations militaires que dans le cadre de l’alliance États-Unis-Japon. Le commandement des forces alliées américano-coréennes en cas de conflit reste celui de la Guerre de Corée, et il existe des plans d’opérations détaillés. Relativement à l’arme nucléaire, les plans d’opérations ne l’intègrent pas, mais peuvent le faire. Les États-Unis et le Japon n’ont pas encore créé une relation de ce type. Le débat sur la nécessité d’un commandement intégré vient juste de débuter, et c’est par là qu’il faut commencer.

— En ce qui concerne la garantie de sécurité du Japon, on dit que la Corée du Nord a déjà déployé des missiles avec des ogives nucléaires capables d’atteindre le Japon. Si cette menace s’intensifie, croyez-vous que le débat sur le partage nucléaire va se développer au Japon ?

T.S.  La manière de penser la dissuasion nippo-américaine vis-à-vis de la menace posée par la Corée du Nord est, vue du point de vue américain, une relation triangulaire, faite d’une part des mesures américaines pour dissuader la Corée du Nord, et d’autre part des mesures pour rassurer le Japon. Ces deux types de mesures n’ont pas le même objectif. Le partage nucléaire étant un cadre pour rassurer de manière univoque les pays alliés, la première question est de déterminer si ses avantages et ses désavantages sont capables de rassurer le peuple.

Même si l’on veut aller vers un partage nucléaire du type de celui de l’OTAN, cela peut conduire à une détérioration de l’alliance et à une baisse du sentiment de sécurité étant donné que le déploiement avancé au Japon d’ogives nucléaires peut entraîner de l’insatisfaction chez les Japonais. Il est donc indispensable d’obtenir leur compréhension à ce sujet. Il ne s’agit pas d’une question à évaluer objectivement par les experts, parce qu’elle a à voir avec la subjectivité des citoyens. C’est pour cela qu’il est important d’en débattre avec eux jusqu’à ce qu’ils soient convaincus en ayant une compréhension juste des enjeux.

L’emploi de l’arme nucléaire par les États-Unis implique une responsabilité solidaire du peuple japonais

— Pour prévenir la possibilité d’une attaque nucléaire et renforcer la dissuasion nucléaire américaine, que peut faire le Japon ?

T.S.  Il y a deux façons de penser la dissuasion nucléaire. Celle qui consiste à considérer qu’elle existe à partir du moment où l’on possède l’arme nucléaire, et celle qui considère qu’elle est impossible tant que l’on n’est pas réellement préparé à l’utiliser. Pour ma part, je pense que la situation dans laquelle se trouve le Japon se rapproche de la seconde. Paradoxalement, être prêt à utiliser l’arme nucléaire revient à faire baisser la probabilité de son utilisation.

Un autre point important est que si les États-Unis devaient utiliser l’arme nucléaire pour protéger le Japon, il ne faudrait pas que cela soit vu comme quelque chose qui ne regarde pas les Japonais. Il faut être prêt à partager la responsabilité. Il faut qu’elle ne soit pas seulement assumée par le président des États-Unis, mais par le Premier ministre japonais et par le peuple japonais. Si nous ne sommes pas prêts à faire face au jugement de l’Histoire, nous ne sommes pas qualifiés pour espérer bénéficier de la dissuasion nucléaire américaine. Le fondement de la dissuasion nucléaire élargie, c’est la perception de cette responsabilité partagée.

— Abe Shinzô, l’ancien Premier ministre, a déclaré qu’il ne fallait pas faire un tabou du partage nucléaire, mais il semble qu’au sein du Parti libéral-démocrate, on ne soit pas encore prêt à discuter au Parlement de ce sujet.

T.S.  La Corée du Nord est en train de développer des missiles balistiques intercontinentaux, et déploie probablement déjà des missiles nucléaires capables d’atteindre le Japon. La Chine en a 2 000, et selon certains, d’ici 15 ans, elle possédera un millier de missiles balistiques intercontinentaux. Aujourd’hui, personne ne sait quand la Russie explosera. Alors que la menace nucléaire autour du Japon est bien plus forte qu’il y 20 ans, peut-on vraiment penser que conserver le même système de sécurité est une bonne chose ? Que faut-il faire pour que les citoyens se sentent en sécurité ? Il est indispensable que nous en débattions, et que tout le monde en soit convaincu.

(Photo : des avions de chasse Tornado-RIAT de l’armée de l’air allemande équipés de missiles nucléaires. Flickr Airwolfhound)

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Tanida KuniichiArticles de l'auteur

Journaliste. Né en 1959, il entre au journal Asahi Shimbun en 1990, et le quitte en 2021. Il est actuellement chercheur senior à l’Institute for Future Engineering, un think-tank japonais. Spécialiste de la politique de défense des grandes puissances, de la question des bases militaires ou encore des technologies militaires.

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