Le débat autour du « partage nucléaire » : quelles sont les conditions pour que le Japon l’adopte ?

Politique International

Tanida Kuniichi [Profil]

L’invasion russe en Ukraine suscite au Japon un intérêt soudain pour le « partage nucléaire ». Les allusions faites par le président Poutine à l’emploi de l’arme nucléaire y sont certainement pour quelque chose. Il est cependant difficile de dire si les débats à ce sujet progresseront au Japon, le seul pays à avoir subi la bombe atomique. Nous avons interrogé le chef du département d’études politiques de la division « politique de défense » du NIDS (l’Institut national des études pour la défense), et spécialiste de la dissuasion nucléaire, sur ce qu’est le partage nucléaire, et sur les risques et les questions que cela implique du point de vue de la défense et de la sécurité du Japon, en se basant sur la manière dont le partage nucléaire se fait déjà dans le cadre de l’OTAN.

Takahashi Sugio TAKAHASHI Sugio

Chef du département d’études politiques de la division « politique de défense » du NIDS. Titulaire d’une licence de sciences politiques de l’Université Waseda (1995). Il y obtient une maîtrise de sciences politiques en 1997, année où il entre au NIDS. En 2006, il termine son master dans la même matière à la Columbian School de George Washington University.

Plus de 80 % des Japonais favorables à un débat sur le partage nucléaire

— Selon un sondage effectué le 19 et le 30 mars dernier par le quotidien Sankei Shimbun et FNN (Fuji News Network), 83,1 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles étaient pour un débat sur le partage nucléaire. Que vous inspire ce chiffre ?

Takahashi Sugio  Il est lié à la détérioration ces dernières années du contexte sécuritaire en Asie de l’Est, et à la progression de craintes et d’inquiétude à ce sujet. Au moment où la Corée du Nord poursuit son développement de missiles, et où l’on parle de crise aussi dans le détroit de Taïwan, le monde est confronté au risque de l’utilisation de l’arme nucléaire évoquée par Poutine qui a demandé la mise en alerte de la dissuasion nucléaire russe en liaison avec l’invasion de l’Ukraine, et les sentiments des Japonais évoluent.

— Comment fonctionne le système de partage nucléaire de l’OTAN ?

T.S.  C’est un système par lequel les cinq pays (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie et Turquie) qui y participent acceptent que des ogives nucléaires soient entreposées dans les bases américaines qui se trouvent sur leur territoire, et pour prendre l’Allemagne pour exemple, que dans la mesure où le chancelier allemand et le président des États-Unis se sont entendus pour utiliser l’arme nucléaire, que cela soit fait en équipant un avion allemand de ces ogives. Il n’empêche que ces ogives nucléaires demeurent la propriété des États-Unis, et non de l’Allemagne. De plus, même si l’Allemagne indique son désir d’utiliser l’arme nucléaire mais que le président des États-Unis juge que cela n’est pas souhaitable, elle ne pourra pas être employée. Dans le cas contraire, c’est-à-dire celui où l’Allemagne est opposée à son usage, les États-Unis peuvent s’en servir en utilisant leurs propres avions ou missiles, ce qui revient à dire que l’Allemagne n’a pas dans les faits le droit de veto à ce sujet.

— Comment le partage nucléaire a-t-il évolué depuis la Guerre froide ?

T.S.  Pendant la Guerre froide, il y avait non seulement des ogives nucléaires destinées aux avions mais aussi des missiles nucléaires qui ont été abolis par le traité FNI sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (le président américain Donald Trump avait annoncé en 2018 que son pays sortait du traité, décision entrée en vigueur en août 2019). L’environnement stratégique en Europe a aussi changé. Pendant la Guerre froide, les armées des pays membres de l’OTAN y étaient en très nette position d’infériorité par rapport à celles de l’ex-Union soviétique et des pays du pacte de Varsovie, et l’usage de l’arme nucléaire était destiné à redresser la balance. C’est dans ce contexte stratégique qu’avait été créé un cadre par lequel les pays de l’alliance assuraient une partie du transport des armes nucléaires déployées en Europe.

La valeur du partage nucléaire ?

— Comment se présentaient les choses en Asie, Japon compris, à cette époque ?

T.S.  En Asie, la flotte américaine étant supérieure à la flotte soviétique, il n’était pas nécessaire, à la différence de l’Europe, de donner la priorité à l’arme nucléaire vis-à-vis de la puissance militaire soviétique. D’autant plus qu’il existe au Japon une forte opposition à l’arme nucléaire. Il n’était donc pas question d’un mécanisme de partage nucléaire comme en Europe.

— Avec la guerre en Ukraine, l’intérêt pour un débat sur le partage nucléaire s’intensifie même au Japon. Mais mêmes certains spécialistes favorables au système de garantie de sécurité nippo-américain actuel, qui dépend de la dissuasion nucléaire américaine, ont des opinions divergentes au sujet du bien-fondé du partage nucléaire. Pourquoi ?

T.S.  Une des raisons peut être que la discussion se fait en prenant pour prémisse un choix à faire entre deux options, le partage nucléaire tel qu’il existe actuellement au sein de l’OTAN, ou la forme actuelle du traité de sécurité nippo-américain. Dans le partage nucléaire, il n’existe ni droit d’usage indépendant ni droit de veto, et c’est là sa une grande valeur. L’arme nucléaire est l’arme ultime, et en montrant au Japon et à l’extérieur ce partage nucléaire, on renforcerait l’alliance États-Unis-Japon, et cela constituerait une forte dissuasion.

De plus, en matière d’opérations militaires, la « nécessité de savoir » n’est partagée qu’avec des partenaires spécifiques, et cela même à l’intérieur de son propre pays. Mais si l’on mène des opérations conjointes comprenant l’arme nucléaire sur la base d’un accord de partage nucléaire, cela entraîne pour les pays alliés la « nécessité de connaître » le plan d’opérations. Pour dire les choses simplement, cela permet le partage des plans relatifs à l’usage de l’arme nucléaire.

Cela rend le soutien militaire américain encore plus fortement crédible. Pour ce qui est des forces armées conventionnelles, dans l’alliance nippo-américaine, les deux pays définissent les plans d’opérations conjointes sur la base des directives, et multiplient les manœuvres conjointes. Le partage des plans et la réalisation de manœuvres augmentent l’efficacité et la confiance mutuelle. Cet avantage est irremplaçable. C’est pour cela que même après la Guerre froide, le partage nucléaire a continué malgré ses limites.

— La perception du partage nucléaire de l’OTAN évolue-t-elle avec le temps ?

T.S.  Après la Guerre froide, de nouveaux pays ont rejoint l’OTAN, et cela a conduit à un schisme dans la vision du partage nucléaire. Avant l’annexion de la Crimée par la Russie (en 2014), l’Allemagne a émis un avis selon lequel elle acceptait de poursuivre l’accord de partage nucléaire dans la mesure où le déploiement avancé (en Europe) d’ogives nucléaires était limité aux situations d’urgence, et qu’en temps normal, celles-ci retourneraient aux États-Unis. À l’opposé, la Pologne, la Tchéquie ou encore les trois pays baltes, tous géographiquement proches de la Russie, qui perçoivent en permanence la grave menace que celle-ci fait peser sur eux, souhaitent leur déploiement en Europe.

Les manœuvres conjointes dans lesquelles des chasseurs polonais escortent des chasseurs allemands équipés d’ogives nucléaires sont un exemple de ce qui est fait pour dissiper cette méfiance. Grâce à ces exercices, la Pologne participe aux opérations mettant en jeu l’usage de l’arme nucléaire, et cela élargit la portée des partages de plans d’opération nucléaire. Depuis la fin de la Guerre froide, il y a eu au sein de l’OTAN de nombreux tâtonnements de ce genre, liés aux efforts faits pour que les nombreux pays membres aient confiance en l’organisation. Discuter du partage nucléaire comme étant limité à cinq pays, comme pendant la Guerre froide, c’est mal comprendre l’essentiel.

Suite > Discuter jusqu’à ce que les citoyens japonais soient convaincus

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Tanida KuniichiArticles de l'auteur

Journaliste. Né en 1959, il entre au journal Asahi Shimbun en 1990, et le quitte en 2021. Il est actuellement chercheur senior à l’Institute for Future Engineering, un think-tank japonais. Spécialiste de la politique de défense des grandes puissances, de la question des bases militaires ou encore des technologies militaires.

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