Le débat autour du « partage nucléaire » : quelles sont les conditions pour que le Japon l’adopte ?
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Plus de 80 % des Japonais favorables à un débat sur le partage nucléaire
— Selon un sondage effectué le 19 et le 30 mars dernier par le quotidien Sankei Shimbun et FNN (Fuji News Network), 83,1 % des personnes interrogées ont répondu qu’elles étaient pour un débat sur le partage nucléaire. Que vous inspire ce chiffre ?
Takahashi Sugio Il est lié à la détérioration ces dernières années du contexte sécuritaire en Asie de l’Est, et à la progression de craintes et d’inquiétude à ce sujet. Au moment où la Corée du Nord poursuit son développement de missiles, et où l’on parle de crise aussi dans le détroit de Taïwan, le monde est confronté au risque de l’utilisation de l’arme nucléaire évoquée par Poutine qui a demandé la mise en alerte de la dissuasion nucléaire russe en liaison avec l’invasion de l’Ukraine, et les sentiments des Japonais évoluent.
— Comment fonctionne le système de partage nucléaire de l’OTAN ?
T.S. C’est un système par lequel les cinq pays (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie et Turquie) qui y participent acceptent que des ogives nucléaires soient entreposées dans les bases américaines qui se trouvent sur leur territoire, et pour prendre l’Allemagne pour exemple, que dans la mesure où le chancelier allemand et le président des États-Unis se sont entendus pour utiliser l’arme nucléaire, que cela soit fait en équipant un avion allemand de ces ogives. Il n’empêche que ces ogives nucléaires demeurent la propriété des États-Unis, et non de l’Allemagne. De plus, même si l’Allemagne indique son désir d’utiliser l’arme nucléaire mais que le président des États-Unis juge que cela n’est pas souhaitable, elle ne pourra pas être employée. Dans le cas contraire, c’est-à-dire celui où l’Allemagne est opposée à son usage, les États-Unis peuvent s’en servir en utilisant leurs propres avions ou missiles, ce qui revient à dire que l’Allemagne n’a pas dans les faits le droit de veto à ce sujet.
— Comment le partage nucléaire a-t-il évolué depuis la Guerre froide ?
T.S. Pendant la Guerre froide, il y avait non seulement des ogives nucléaires destinées aux avions mais aussi des missiles nucléaires qui ont été abolis par le traité FNI sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (le président américain Donald Trump avait annoncé en 2018 que son pays sortait du traité, décision entrée en vigueur en août 2019). L’environnement stratégique en Europe a aussi changé. Pendant la Guerre froide, les armées des pays membres de l’OTAN y étaient en très nette position d’infériorité par rapport à celles de l’ex-Union soviétique et des pays du pacte de Varsovie, et l’usage de l’arme nucléaire était destiné à redresser la balance. C’est dans ce contexte stratégique qu’avait été créé un cadre par lequel les pays de l’alliance assuraient une partie du transport des armes nucléaires déployées en Europe.
La valeur du partage nucléaire ?
— Comment se présentaient les choses en Asie, Japon compris, à cette époque ?
T.S. En Asie, la flotte américaine étant supérieure à la flotte soviétique, il n’était pas nécessaire, à la différence de l’Europe, de donner la priorité à l’arme nucléaire vis-à-vis de la puissance militaire soviétique. D’autant plus qu’il existe au Japon une forte opposition à l’arme nucléaire. Il n’était donc pas question d’un mécanisme de partage nucléaire comme en Europe.
— Avec la guerre en Ukraine, l’intérêt pour un débat sur le partage nucléaire s’intensifie même au Japon. Mais mêmes certains spécialistes favorables au système de garantie de sécurité nippo-américain actuel, qui dépend de la dissuasion nucléaire américaine, ont des opinions divergentes au sujet du bien-fondé du partage nucléaire. Pourquoi ?
T.S. Une des raisons peut être que la discussion se fait en prenant pour prémisse un choix à faire entre deux options, le partage nucléaire tel qu’il existe actuellement au sein de l’OTAN, ou la forme actuelle du traité de sécurité nippo-américain. Dans le partage nucléaire, il n’existe ni droit d’usage indépendant ni droit de veto, et c’est là sa une grande valeur. L’arme nucléaire est l’arme ultime, et en montrant au Japon et à l’extérieur ce partage nucléaire, on renforcerait l’alliance États-Unis-Japon, et cela constituerait une forte dissuasion.
De plus, en matière d’opérations militaires, la « nécessité de savoir » n’est partagée qu’avec des partenaires spécifiques, et cela même à l’intérieur de son propre pays. Mais si l’on mène des opérations conjointes comprenant l’arme nucléaire sur la base d’un accord de partage nucléaire, cela entraîne pour les pays alliés la « nécessité de connaître » le plan d’opérations. Pour dire les choses simplement, cela permet le partage des plans relatifs à l’usage de l’arme nucléaire.
Cela rend le soutien militaire américain encore plus fortement crédible. Pour ce qui est des forces armées conventionnelles, dans l’alliance nippo-américaine, les deux pays définissent les plans d’opérations conjointes sur la base des directives, et multiplient les manœuvres conjointes. Le partage des plans et la réalisation de manœuvres augmentent l’efficacité et la confiance mutuelle. Cet avantage est irremplaçable. C’est pour cela que même après la Guerre froide, le partage nucléaire a continué malgré ses limites.
— La perception du partage nucléaire de l’OTAN évolue-t-elle avec le temps ?
T.S. Après la Guerre froide, de nouveaux pays ont rejoint l’OTAN, et cela a conduit à un schisme dans la vision du partage nucléaire. Avant l’annexion de la Crimée par la Russie (en 2014), l’Allemagne a émis un avis selon lequel elle acceptait de poursuivre l’accord de partage nucléaire dans la mesure où le déploiement avancé (en Europe) d’ogives nucléaires était limité aux situations d’urgence, et qu’en temps normal, celles-ci retourneraient aux États-Unis. À l’opposé, la Pologne, la Tchéquie ou encore les trois pays baltes, tous géographiquement proches de la Russie, qui perçoivent en permanence la grave menace que celle-ci fait peser sur eux, souhaitent leur déploiement en Europe.
Les manœuvres conjointes dans lesquelles des chasseurs polonais escortent des chasseurs allemands équipés d’ogives nucléaires sont un exemple de ce qui est fait pour dissiper cette méfiance. Grâce à ces exercices, la Pologne participe aux opérations mettant en jeu l’usage de l’arme nucléaire, et cela élargit la portée des partages de plans d’opération nucléaire. Depuis la fin de la Guerre froide, il y a eu au sein de l’OTAN de nombreux tâtonnements de ce genre, liés aux efforts faits pour que les nombreux pays membres aient confiance en l’organisation. Discuter du partage nucléaire comme étant limité à cinq pays, comme pendant la Guerre froide, c’est mal comprendre l’essentiel.
Discuter jusqu’à ce que les citoyens japonais soient convaincus
— Si le partage nucléaire devait se réaliser, comment doit-on procéder et quelles sont les questions à résoudre ?
T.S. L’arme nucléaire est un élément de la stratégie militaire, à inclure dans un contexte de renforcement de la coopération des opérations conventionnelles, utilisant les forces armées conventionnelles (terre, mer, air). On a tendance à ne s’intéresser qu’au Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’OTAN, dont les pays membres partagent la politique nucléaire, mais étant donné que l’arme nucléaire est comprise dans toutes les stratégies conventionnelles, ne débattre qu’en abordant les choses sous cet angle n’est pas cohérent.
En réalité, l’alliance États-Unis-Corée du Sud a un commandement militaire unifié, et il y est plus facile d’approfondir les discussions relatives aux plans d’opérations militaires que dans le cadre de l’alliance États-Unis-Japon. Le commandement des forces alliées américano-coréennes en cas de conflit reste celui de la Guerre de Corée, et il existe des plans d’opérations détaillés. Relativement à l’arme nucléaire, les plans d’opérations ne l’intègrent pas, mais peuvent le faire. Les États-Unis et le Japon n’ont pas encore créé une relation de ce type. Le débat sur la nécessité d’un commandement intégré vient juste de débuter, et c’est par là qu’il faut commencer.
— En ce qui concerne la garantie de sécurité du Japon, on dit que la Corée du Nord a déjà déployé des missiles avec des ogives nucléaires capables d’atteindre le Japon. Si cette menace s’intensifie, croyez-vous que le débat sur le partage nucléaire va se développer au Japon ?
T.S. La manière de penser la dissuasion nippo-américaine vis-à-vis de la menace posée par la Corée du Nord est, vue du point de vue américain, une relation triangulaire, faite d’une part des mesures américaines pour dissuader la Corée du Nord, et d’autre part des mesures pour rassurer le Japon. Ces deux types de mesures n’ont pas le même objectif. Le partage nucléaire étant un cadre pour rassurer de manière univoque les pays alliés, la première question est de déterminer si ses avantages et ses désavantages sont capables de rassurer le peuple.
Même si l’on veut aller vers un partage nucléaire du type de celui de l’OTAN, cela peut conduire à une détérioration de l’alliance et à une baisse du sentiment de sécurité étant donné que le déploiement avancé au Japon d’ogives nucléaires peut entraîner de l’insatisfaction chez les Japonais. Il est donc indispensable d’obtenir leur compréhension à ce sujet. Il ne s’agit pas d’une question à évaluer objectivement par les experts, parce qu’elle a à voir avec la subjectivité des citoyens. C’est pour cela qu’il est important d’en débattre avec eux jusqu’à ce qu’ils soient convaincus en ayant une compréhension juste des enjeux.
L’emploi de l’arme nucléaire par les États-Unis implique une responsabilité solidaire du peuple japonais
— Pour prévenir la possibilité d’une attaque nucléaire et renforcer la dissuasion nucléaire américaine, que peut faire le Japon ?
T.S. Il y a deux façons de penser la dissuasion nucléaire. Celle qui consiste à considérer qu’elle existe à partir du moment où l’on possède l’arme nucléaire, et celle qui considère qu’elle est impossible tant que l’on n’est pas réellement préparé à l’utiliser. Pour ma part, je pense que la situation dans laquelle se trouve le Japon se rapproche de la seconde. Paradoxalement, être prêt à utiliser l’arme nucléaire revient à faire baisser la probabilité de son utilisation.
Un autre point important est que si les États-Unis devaient utiliser l’arme nucléaire pour protéger le Japon, il ne faudrait pas que cela soit vu comme quelque chose qui ne regarde pas les Japonais. Il faut être prêt à partager la responsabilité. Il faut qu’elle ne soit pas seulement assumée par le président des États-Unis, mais par le Premier ministre japonais et par le peuple japonais. Si nous ne sommes pas prêts à faire face au jugement de l’Histoire, nous ne sommes pas qualifiés pour espérer bénéficier de la dissuasion nucléaire américaine. Le fondement de la dissuasion nucléaire élargie, c’est la perception de cette responsabilité partagée.
— Abe Shinzô, l’ancien Premier ministre, a déclaré qu’il ne fallait pas faire un tabou du partage nucléaire, mais il semble qu’au sein du Parti libéral-démocrate, on ne soit pas encore prêt à discuter au Parlement de ce sujet.
T.S. La Corée du Nord est en train de développer des missiles balistiques intercontinentaux, et déploie probablement déjà des missiles nucléaires capables d’atteindre le Japon. La Chine en a 2 000, et selon certains, d’ici 15 ans, elle possédera un millier de missiles balistiques intercontinentaux. Aujourd’hui, personne ne sait quand la Russie explosera. Alors que la menace nucléaire autour du Japon est bien plus forte qu’il y 20 ans, peut-on vraiment penser que conserver le même système de sécurité est une bonne chose ? Que faut-il faire pour que les citoyens se sentent en sécurité ? Il est indispensable que nous en débattions, et que tout le monde en soit convaincu.
(Photo : des avions de chasse Tornado-RIAT de l’armée de l’air allemande équipés de missiles nucléaires. Flickr Airwolfhound)
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