Le portrait des jeunes Japonais : avancer sans but dans le brouillard et ne rien changer

Société

Les jeunes Japonais restent une énigme aux yeux de nombre de leurs aînés qui ont grandi dans une ère de mobilité ascendante et d’horizons en expansion. Le sociologue Doi Takayoshi, connu pour ses écrits sur l’impact des questions sociales et économiques sur les jeunes, nous dresse leur portrait sans fard et expose les dangers à rester inactifs, hostiles au changement et à se contenter d’un confort sans avenir. Mais il émet également les solutions pour sortir de cette société japonaise fragmentée.

Doi Takayoshi DOI Takayoshi

Professeur de sociologie, Université de Tsukuba. Né en 1960 dans la préfecture de Yamaguchi. Auteur de nombreux ouvrages sur la jeune génération.

Le nouveau fatalisme

L’augmentation des inégalités de revenus et la stratification socio-économique font partie du problème. En règle générale, les enfants des familles aisées sont orientés vers les écoles secondaires qui leur donneront un avantage pour l’admission à l’université. Si bien qu’ils ne savent pas grand-chose des adolescents moins privilégiés et n’ont guère de contacts avec eux.

Cette situation a généré une sorte de déterminisme socio-économique, notamment chez les moins bien lotis. Durant les années de croissance et de mobilité ascendante, on considérait que le succès scolaire et la réussite professionnelle étaient le fruit de l’effort individuel. Aujourd’hui, où la mobilité ascendante constitue non plus la règle mais l’exception, le sort de chacun semble plus inextricablement lié aux circonstances immuables de la naissance.

Cette fatalité finit par exacerber la tendance à la fragmentation par le statut socio-économique. De plus en plus, les « gagnants » et les « perdants » de la « loterie de la naissance » mènent leurs vies dans des cercles complètement distincts et se regardent les uns les autres avec indifférence.

En termes de valeurs et de comportements, il n’existe aucune uniformité chez les jeunes Japonais. Ceux qui se lancent dans l’entreprenariat ou militent pour une cause vivent à côté d’adolescents dont les activités se limitent au jeu et à l’échange de messages au sein de petits groupes d’amis. Heureusement, toutefois, il existe un minimum d’interaction à l’intérieur de cette diversité.

La responsabilité de la société japonaise et les solutions

Existe-t’il un moyen d’inverser cette tendance à la fragmentation sociale ?

« Nous devons délibérément créer des endroits où les jeunes puissent socialiser, quels que soient leurs valeurs, leurs niveaux de revenus et leurs modes de vie », affirme Doi. Les kodomo shokudô, ou « cantines pour enfants », lui semblent riches de promesses à cet égard. Conçues à l’origine pour répondre aux besoins des enfants pauvres, elles ont commencé à ouvrir leurs portes aux jeunes provenant de tous les horizons. Certaines sont en outre intergénérationnelles et offrent un endroit où les membres plus âgés de la collectivité peuvent se rassembler et se mêler à la jeunesse. Doi applaudit ce genre d’initiatives et souhaite leur expansion, en songeant tout particulièrement aux adolescents.

« Faute d’ouverture sur d’autres mondes et d’autres idées via l’interaction avec toutes sortes de gens, l’appréhension qu’ont les adolescents des possibilités que recèle la vie reste limitée. Il incombe à la société de créer un environnement dans lequel les adolescents puissent rencontrer une diversité de mondes et se sentir eux-mêmes invités à se lancer dans de nouvelles aventures. »

L’assistance économique aux familles indigentes constitue un élément important de l’équation, étant donné que la pauvreté peut être une source d’isolement. Les bourses d’étude basées sur les besoins jouent bien entendu un rôle fondamental, mais Doi soutient que l’assistance non conditionnée est elle aussi importante.

« Certains enfants souffrent d’exclusion du simple fait qu’ils n’ont pas l’argent de poche qui leur permettrait de participer à des sorties sociales », remarque Doi. « Même la participation aux activités sportives dans le cadre de l’école ou des clubs parascolaires exige des ressources dont certains enfants ne disposent pas. Beaucoup décident qu’il est tout simplement plus facile de se passer d’amis. Cette attitude réduit encore leurs opportunités de contacts et sape leur motivation. »

L’aversion de la jeunesse japonaise pour le changement

Au Japon, l’âge du droit de vote a été ramené de 20 à 18 ans en 2016, mais le taux de participation électorale de la tranche d’âges des 18-19 ans reste décevant. Selon Doi, la source principale de cette apathie politique est l’aversion pour le changement. Dépourvus de toute raison de croire que le changement social améliorera leur vie, ces jeunes gens le regardent avec suspicion et anxiété. « S’ils voulaient changer le monde, ils voteraient. Et s’ils ne votent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas de motivation pour changer les choses. Ceux qui vont aux urnes ont tendance à voter conservateur. »

Lors d’une étude sur les lycéens du Japon, de Chine, de Corée du Sud et des États-Unis, menée en 2020-2021 par l’Institut national pour l’éducation de la jeunesse, l’option « mieux vaut accepter les choses telles qu’elles sont plutôt que d’essayer de changer le statu quo » a obtenu l’approbation de 45,6 % des Japonais interrogés — soit le plus haut pourcentage au sein des pays visés par l’enquête. Dans une étude effectuée en 2019 par la Nippon Foundation auprès de jeunes de 18 ans provenant de neuf pays, seuls 10 % des Japonais interrogés (le taux le plus faible de tous les pays concernés) pensaient que la situation allait s’améliorer chez eux, et moins de 20 % — le pourcentage de loin le plus bas — estimaient qu’ils pouvaient eux-mêmes contribuer au changement de la société. (Voir notre article : Les jeunes japonais auraient peu d’ambition d’avenir et de volonté à contribuer à leur société)

Doi a un message à adresser aux jeunes Japonais contents de leur sort et hostiles au changement. « Je tiens à les avertir que, s’ils s’accommodent trop bien du statu quo, ils ne seront plus en mesure de s’adapter aux changements dudit statu quo. Ils doivent se rendre compte qu’éviter les risques ne va pas sans risques. »

Il les presse aussi d’élargir le champ de leur interaction sociale. « Les jeunes d’aujourd’hui prétendent avoir une bonne connaissance d’eux-mêmes, mais ils se trompent. C’est à travers les réactions de notre entourage que nous apprenons à nous connaître en tant qu’êtres humains. Quand nos relations sont limitées à des gens qui nous ressemblent, tout ce que nous voyons se réduit à un reflet dans un miroir. Nous ne nous trouvons jamais face à face avec un moi que nous n’avons pas encore rencontré. En fermant la porte aux gens qui sont différents de vous, vous rétrécissez votre horizon et limitez vos possibilités pour l’avenir. »

(Texte et reportage d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : PIixta)

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