Le portrait des jeunes Japonais : avancer sans but dans le brouillard et ne rien changer
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La baisse de la délinquance juvénile au Japon : pourquoi ?
Être adolescent au Japon n’est pas plus facile aujourd’hui que ce ne l’a jamais été, comme en témoigne une pluralité de comportements inquiétants tels que l’épidémie d’absentéisme scolaire et l’automutilation. Et pourtant la délinquance est en baisse. Comme le remarque le sociologue Doi Takayashi, la délinquance juvénile est montée en flèche au cours de la décennie qui commence en 1993, à mesure de la détérioration de la situation économique consécutive à l’éclatement de la bulle spéculative des années 1980. Mais elle a enregistré une baisse d’une ampleur pratiquement équivalente depuis 2003, alors même que l’économie stagnait et que les inégalités s’aggravaient. En tant que spécialiste de la sociologie de la délinquance, Doi voulait comprendre pourquoi.
« Il est certain qu’il ne s’agissait pas d’une amélioration de l’environnement social », dit-il. « Le taux de pauvreté chez les jeunes de moins de 18 ans a continué d’augmenter. »
Selon Doi, l’impact du passage de la croissance économique soutenue à la stagnation s’est fait sentir dans toutes les couches de la société japonaise, mais les gens qui ont maintenant 50 ans et plus en ont souffert davantage. En fait, il s’avère qu’un pourcentage croissant des crimes enregistrés au Japon sont commis par des personnes d’âge mûr.
« Le produit intérieur brut nominal du Japon n’enregistre pratiquement aucune variation depuis le début des années 1990. Notre société a atteint un plateau », constate Doi. « Nous savons, grâce à diverses études sociologiques, qu’un grand bouleversement des valeurs s’est produit entre le milieu des années 1990 et le début des années 2000. Pour bien des gens ayant aujourd’hui la cinquantaine et plus, l’adaptation s’est avérée difficile. Lorsqu’ils sont arrivés à l’âge adulte, tout le monde s’efforçait résolument d’aller de l’avant en croyant fermement que l’acharnement au travail est payant. Les sentiments accumulés de frustration et d’isolement peuvent conduire à des problèmes de comportement, notamment chez les hommes d’un certain âge, qui, en règle générale, ne sont pas très douées pour la communication. »
En tant que parents, les gens de cette génération étaient en mesure d’exercer des pressions sur leurs enfants pour les inciter à viser plus haut et à redoubler d’efforts, même lorsque les opportunités se raréfiaient. Au cours des années 1990, l’écart entre les valeurs des deux générations a alimenté des conflits familiaux, qui ont parfois débouché sur des actes de rébellion, voire de violence. Mais les parents des jeunes gens d’aujourd’hui ont vécu leur adolescence après que la société japonaise eut atteint son plateau. Si bien que, selon Doi, « les valeurs des jeunes gens d’aujourd’hui ne sont pas tellement différentes de celles de leurs parents, et ils n’entrent donc pas en conflit ».
Si l’on peut accorder quelque crédibilité aux sondages d’opinion, les adolescents et les jeunes adultes japonais sont assez satisfaits de leur lot. Dans une enquête menée tous les cinq ans par l’Institut de recherche culturelle de la société de radio et de télévision NHK, le pourcentage des personnes interrogées qui se disent satisfaites de leur vie augmente de façon quasi continue depuis 1973, l’année de la première enquête, et l’augmentation est particulièrement prononcée dans la tranche d’âges des 16-19 ans. Dans le sondage le plus récent, effectué en 2018, 95 % des personnes interrogées appartenant à cette tranche d’âges considéraient leur vie comme globalement satisfaisante.
« S’ils sont davantage satisfaits, malgré la hausse des niveaux de pauvreté, c’est parce qu’ils attendent moins de leurs propres vies », observe Doi. « Étant donné qu’ils ne laissent pas leurs espoirs grimper trop haut, leur insatisfaction n’atteint jamais le niveau où elle pourrait déclencher un comportement délinquant. »
Une variante de l’automutilation
Doi pense toutefois que la peur est un autre facteur qui intervient dans la baisse de la délinquance juvénile. « Les enfants d’aujourd’hui redoutent de s’écarter du droit chemin, pour la simple raison qu’ils savent à quel point il est difficile de tourner la page. Jadis, on pouvait envisager de se construire une vie même après avoir commis une infraction ici ou là, mais les jeunes d’aujourd’hui sont convaincus qu’au moindre dérapage il n’y a pas de seconde chance. Je pense que c’est l’une des principales raisons du déclin de la délinquance juvénile. »
Peut-être l’anxiété agit-elle comme un frein sur la délinquance, mais elle nourrit l’essor d’autres comportements inquiétants, dont l’absentéisme scolaire et l’automutilation. Qui plus est, ces comportements provoqués par l’anxiété peuvent déboucher sur une conduite véritablement criminelle. Ce processus, dit Doi, s’est substitué à la rébellion contre l’autorité parentale et la société en général pour devenir la force motrice de la délinquance juvénile.
Doi cite le cas d’un lycéen qui a poignardé trois personnes en janvier dernier aux abords de l’Université de Tokyo, là où d’autres étudiants étaient rassemblés pour passer les examens d’entrée. L’auteur du délit a déclaré à la police que, frustré par la médiocrité de ses propres résultats scolaires, il avait décidé de faire des dégâts avant de se supprimer. « L’anxiété que lui inspirait l’avenir a pris une telle ampleur qu’il l’a défoulée sur d’autres personnes », dit Doi. « C’est une variante de l’automutilation. »
L’importance d’intéragir avec des personnes hors de notre cercle étroit
Une autre grande source d’anxiété parmi les jeunes d’aujourd’hui est à chercher dans leurs relations avec les amis et les proches. Depuis l’an 2000, une étude sur les attitudes de la jeunesse menée par le Bureau du Cabinet fait état d’une forte augmentation de ces inquiétudes dans la tranche d’âges des 18-24 ans, ce qui constitue une inversion de la tendance à la baisse observée dans les années 1980 et 90. Doi y voit une autre conséquence du passage d’une ère de mobilité ascendante et d’efforts concertés au plateau socio-économique actuel.
« Au cours des années de croissance, tout le monde avait un but supérieur vers lequel il tendait, même si la montagne à escalader était différente pour chacun », constate Doi. Aujourd’hui, où les objectifs sont moins clairs et les critères de jugement en perpétuelle mutation, les gens en quête d’orientation sur le comportement à adopter se tournent de plus en plus vers leurs voisins. « Tous les gens se regardent les uns les autres en quête de repères et se laissent gagner par l’anxiété. »
De concert avec cette angoisse profonde, on observe une tendance marquée à la fragmentation sociale. « Depuis les années 2000, les gens s’efforcent de réduire la pression des relations interpersonnelles en confinant leurs interactions à un groupe étroit de proches ayant des valeurs très similaires. En cette ère d’accroissement de la diversité, les gens recherchent la stabilité et le réconfort en limitant leurs interactions à un cercle étroit d’amis partageant les mêmes valeurs, ayant le même niveau et le même mode de vie », observe Doi.
Mais cette stratégie de restriction des interactions sociales comporte des risques. « À l’instant même où ce cercle restreint d’amis vous rejette, vous vous retrouvez seul. Pour que ces relations puissent durer, vous devez faire montre de conformité et vous soumettre humblement à la pression de votre entourage. Et quand vous ne pouvez pas parler à cœur ouvert à vos amis, vous vous sentez seul même au sein d’un groupe. »
Doi redoute que la pandémie de Covid-19 ait exacerbé la tendance à la fragmentation sociale.
« À l’école, il est plus difficile de préserver cette sorte de compartimentation. Des bruits parviennent de l’extérieur, et cela contribue à enrichir la vie sociale des enfants. Mais depuis la pandémie, le sport et autres activités parascolaires ont été sévèrement réduits. Outre cela, il y a moins d’opportunités pour les enfants de se rencontrer et d’interagir en dehors de l’école. Les médias sociaux sont devenus le principal véhicule de communication et, avec ce type de moyen, il est facile de sélectionner les gens avec qui vous souhaitez interagir. Vous finissez par être coupé de tout le monde hormis le groupe choisi. En ce sens, la pandémie a eu un impact disproportionné sur la jeunesse. Et la mentalité qui s’installe pendant l’adolescence peut s’avérer difficile à rejeter. »
Le nouveau fatalisme
L’augmentation des inégalités de revenus et la stratification socio-économique font partie du problème. En règle générale, les enfants des familles aisées sont orientés vers les écoles secondaires qui leur donneront un avantage pour l’admission à l’université. Si bien qu’ils ne savent pas grand-chose des adolescents moins privilégiés et n’ont guère de contacts avec eux.
Cette situation a généré une sorte de déterminisme socio-économique, notamment chez les moins bien lotis. Durant les années de croissance et de mobilité ascendante, on considérait que le succès scolaire et la réussite professionnelle étaient le fruit de l’effort individuel. Aujourd’hui, où la mobilité ascendante constitue non plus la règle mais l’exception, le sort de chacun semble plus inextricablement lié aux circonstances immuables de la naissance.
Cette fatalité finit par exacerber la tendance à la fragmentation par le statut socio-économique. De plus en plus, les « gagnants » et les « perdants » de la « loterie de la naissance » mènent leurs vies dans des cercles complètement distincts et se regardent les uns les autres avec indifférence.
En termes de valeurs et de comportements, il n’existe aucune uniformité chez les jeunes Japonais. Ceux qui se lancent dans l’entreprenariat ou militent pour une cause vivent à côté d’adolescents dont les activités se limitent au jeu et à l’échange de messages au sein de petits groupes d’amis. Heureusement, toutefois, il existe un minimum d’interaction à l’intérieur de cette diversité.
La responsabilité de la société japonaise et les solutions
Existe-t’il un moyen d’inverser cette tendance à la fragmentation sociale ?
« Nous devons délibérément créer des endroits où les jeunes puissent socialiser, quels que soient leurs valeurs, leurs niveaux de revenus et leurs modes de vie », affirme Doi. Les kodomo shokudô, ou « cantines pour enfants », lui semblent riches de promesses à cet égard. Conçues à l’origine pour répondre aux besoins des enfants pauvres, elles ont commencé à ouvrir leurs portes aux jeunes provenant de tous les horizons. Certaines sont en outre intergénérationnelles et offrent un endroit où les membres plus âgés de la collectivité peuvent se rassembler et se mêler à la jeunesse. Doi applaudit ce genre d’initiatives et souhaite leur expansion, en songeant tout particulièrement aux adolescents.
« Faute d’ouverture sur d’autres mondes et d’autres idées via l’interaction avec toutes sortes de gens, l’appréhension qu’ont les adolescents des possibilités que recèle la vie reste limitée. Il incombe à la société de créer un environnement dans lequel les adolescents puissent rencontrer une diversité de mondes et se sentir eux-mêmes invités à se lancer dans de nouvelles aventures. »
L’assistance économique aux familles indigentes constitue un élément important de l’équation, étant donné que la pauvreté peut être une source d’isolement. Les bourses d’étude basées sur les besoins jouent bien entendu un rôle fondamental, mais Doi soutient que l’assistance non conditionnée est elle aussi importante.
« Certains enfants souffrent d’exclusion du simple fait qu’ils n’ont pas l’argent de poche qui leur permettrait de participer à des sorties sociales », remarque Doi. « Même la participation aux activités sportives dans le cadre de l’école ou des clubs parascolaires exige des ressources dont certains enfants ne disposent pas. Beaucoup décident qu’il est tout simplement plus facile de se passer d’amis. Cette attitude réduit encore leurs opportunités de contacts et sape leur motivation. »
L’aversion de la jeunesse japonaise pour le changement
Au Japon, l’âge du droit de vote a été ramené de 20 à 18 ans en 2016, mais le taux de participation électorale de la tranche d’âges des 18-19 ans reste décevant. Selon Doi, la source principale de cette apathie politique est l’aversion pour le changement. Dépourvus de toute raison de croire que le changement social améliorera leur vie, ces jeunes gens le regardent avec suspicion et anxiété. « S’ils voulaient changer le monde, ils voteraient. Et s’ils ne votent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas de motivation pour changer les choses. Ceux qui vont aux urnes ont tendance à voter conservateur. »
Lors d’une étude sur les lycéens du Japon, de Chine, de Corée du Sud et des États-Unis, menée en 2020-2021 par l’Institut national pour l’éducation de la jeunesse, l’option « mieux vaut accepter les choses telles qu’elles sont plutôt que d’essayer de changer le statu quo » a obtenu l’approbation de 45,6 % des Japonais interrogés — soit le plus haut pourcentage au sein des pays visés par l’enquête. Dans une étude effectuée en 2019 par la Nippon Foundation auprès de jeunes de 18 ans provenant de neuf pays, seuls 10 % des Japonais interrogés (le taux le plus faible de tous les pays concernés) pensaient que la situation allait s’améliorer chez eux, et moins de 20 % — le pourcentage de loin le plus bas — estimaient qu’ils pouvaient eux-mêmes contribuer au changement de la société. (Voir notre article : Les jeunes japonais auraient peu d’ambition d’avenir et de volonté à contribuer à leur société)
Doi a un message à adresser aux jeunes Japonais contents de leur sort et hostiles au changement. « Je tiens à les avertir que, s’ils s’accommodent trop bien du statu quo, ils ne seront plus en mesure de s’adapter aux changements dudit statu quo. Ils doivent se rendre compte qu’éviter les risques ne va pas sans risques. »
Il les presse aussi d’élargir le champ de leur interaction sociale. « Les jeunes d’aujourd’hui prétendent avoir une bonne connaissance d’eux-mêmes, mais ils se trompent. C’est à travers les réactions de notre entourage que nous apprenons à nous connaître en tant qu’êtres humains. Quand nos relations sont limitées à des gens qui nous ressemblent, tout ce que nous voyons se réduit à un reflet dans un miroir. Nous ne nous trouvons jamais face à face avec un moi que nous n’avons pas encore rencontré. En fermant la porte aux gens qui sont différents de vous, vous rétrécissez votre horizon et limitez vos possibilités pour l’avenir. »
(Texte et reportage d’Itakura Kimie, de Nippon.com. Photo de titre : PIixta)