Le problème des forêts de bambous abandonnées du Japon : quand un trésor devient un fardeau
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Le bambou omniprésent
Le bambou (appelé en japonais take) se retrouve partout au Japon. En plus d’être omniprésent dans les forêts, il a le mérite d’embellir les jardins japonais, d’apparaître dans les contes de fées comme Kaguya-hime et de servir à fabriquer des baguettes (hashi), tout comme de nombreuses sortes de produits de l’artisanat traditionnel. Il s’emploie également pour décorer les ornements de saison, en tant que symbole de croissance et vitalité, et les délicates pousses de bambou takenoko sont l’un des délices du printemps.
Cependant, la croissance rapide du bambou est devenue un problème de taille pour les communautés rurales, car il se propage rapidement et devient une véritable plaie, tout en faisant des ravages sur l’écosystème environnant. Pendant les cinq ans de 2012 à 2017, la superficie des forêts de bambous a augmenté de 5 300 hectares, à 167 000 hectares. Comment a-t-on pu en arriver là ? Examinons les causes et les solutions possibles.
Pour bien saisir l’échelle du problème lié au bambou envahissant au Japon, commencons par comprendre ce qui le caractérise. Le bambou est un graminé. La majorité des 1 600 variétés de bambou se retrouvent dans des régions tropicales et tempérées, et il en existe une centaine au Japon, qui constitue la limite septentrionale de la distribution de cette plante. Si les variétés de grande taille, du type Phyllostachys, que l’on trouve souvent au Japon, sont souvent confondues avec des arbres, elles se rapprochent en fait davantage du riz et du blé qu’à des cèdres ou des pins. Et même si de nombreuses spécificités tendent à montrer que le bambou est un être vivant unique en son genre, il est plus utile de le considérer comme un graminé géant. C’est surtout en examinant les fleurs que l’on peut le comprendre.
Le bambou pousse rapidement, et ses tiges robustes en ont toujours fait une ressource précieuse à travers le monde. Au Japon, il est depuis longtemps utilisé pour fabriquer des articles courants tels les éventails et les manches de balai, et aussi comme matériau de construction. Au printemps, les pousses de bambou, appelées takenoko, sont cueillies et consommées. Il pousse naturellement à travers le monde dans des climats tropicaux, et sa polyvalence a poussé les gens à en planter aussi dans de nouvelles régions.
Une floraison par siècle
La particularité du Japon est l’existence de forêts de bambous géants qui ont été maintenues sur de longues périodes. Il faut noter que l’entretien des forêts de bambous diffère complètement de celui des forêts d’arbres. Ces derniers poussent lentement, au fil de nombreuses années, et quand les jeunes arbres dépérissent, il est possible de maintenir la forêt en plantant des jeunes pousses. Par contre, une pousse de bambou grandit en épaisseur et en hauteur en quelques mois seulement. Selon les variétés, le cycle de vie est de 5 à 20 ans, et de nouveaux bambous les remplacent.
Ce qui favorise la poussée d’une forêt de bambous, c’est le système de rhizomes, des tiges souterraines latérales qui s’étalent sur plusieurs dizaines de centimètres. Ces rhizomes agissent comme des organes de stockage qui nourrissent les pousses pendant leur croissance, ces mêmes pousses de bambou que nous dégustons au printemps.
Les bambous géants se propagent par de nouvelles tiges poussant à partir des rhizomes, et certaines variétés de bambou ont la particularité de fleurir en masse à peu près tous les 100 ans. L’origine de ce phénomène n’est pas bien connue, comme l’espace entre les floraisons ne permet pas à un chercheur d’en vivre plusieurs, et la recherche reste très incomplète pour beaucoup de variétés.
Toutefois, la variété hachiku (bambou Hénon) est récemment entrée en floraison pour la première fois depuis plus d’un siècle. Ce phénomène pourrait durer de 10 à 20 ans, permettant aux scientifiques de profiter de cette opportunité tout à fait unique pour approfondir leurs connaissances.
L’invasion néfaste des bambous abandonnés
Les hachiku, môsôchiku, et madake sont les trois variétés principales de bambou géant connues au Japon. Ces trois variétés sont toutes traçantes : les rhizomes se propagent latéralement sur de longues distances. Elles sont rustiques et les forêts restent vigoureuses tant que les conditions sont favorables.
Grâce à son utilité, le bambou est depuis longtemps cultivé et entretenu au Japon, mais de plus en plus de bambous reviennent à l’état sauvage, représentant un peu moins de 1 % des forêts, et empiétant même sur les plantations et les bords de rivière.
Les tiges de môsôchiku, le bambou géant le plus répandu au Japon, peuvent atteindre plus de 20 mètres de hauteur. Il a été importé de Chine pendant l’époque d’Edo (1603-1868) et s’est répandu rapidement à travers le pays. Il est cultivé dans les régions de Fukuoka et Kyoto pour ses pousses comestibles, mais il est surtout connu dans le monde entier pour la magnifique forêt de bambous d’Arashiyama, à Kyoto.
La forte poussée économique du Japon après la Seconde Guerre mondiale a toutefois provoqué l’augmentation des importations de bambous à moindre prix, l’utilisation plus répandue de produits en plastique plutôt que fabriqués en bambou, ainsi qu’une révolution dans les énergies fossiles, menant à une baisse de demande pour le bambou local. En outre, les personnes gérant les forêts de bambous prenaient de l’âge, sans avoir de successeur, et un nombre croissant de forêts se sont retrouvées à l’abandon. Par conséquent, ces forêts se sont mises à empiéter sur les terrains et prairies avoisinantes.
Le problème du phénomène de l’expansion des forêts de bambous abandonnées a été étudié à partir des années 1990 par des chercheurs qui ont découvert que, sans aucune gestion, les forêts de bambous prenaient du terrain au rythme de un à trois mètres par an.
Des décharges illégales et des refuges pour animaux nuisibles
Des recherches sont en cours sur les conséquences du retour des forêts de bambous à l’état sauvage. Le premier problème est la perte de diversité en conséquence de l’arrivée des bambous qui poussent à plus de 10 mètres en quelques mois, en accaparant la lumière, ce qui tue la végétation moins haute. D’une perspective strictement humaine, le désordre créé par les bambous flétris et tombés n’est pas beau à voir, et ces lieux peuvent devenir des décharges illégales pour des produits industriels dangereux. Abandonnées par l’homme, les forêts de bambous peuvent aussi devenir des refuges pour des chevreuils et sangliers, considérés comme des nuisances.
Face à cette situation, le gouvernement a rajouté les môsôchiku et d’autres variétés de bambou à sa liste d’espèces exotiques soumises à une gestion industrielle, une catégorie qui comprend les variétés ayant une utilité industrielle ou publique, et qui demandent donc une gestion attentive. Même certains particuliers font malgré eux l’expérience de bambous qui envahissent leur propriété, ou qui tombent chez eux.
Envisager de nouvelles solutions pour éliminer le problème
La gestion des forêts de bambous à l’abandon est devenue un important sujet de débats à l’échelle locale, surtout dans l’ouest du Japon, et depuis plusieurs dizaines d’années, des OSBL, des municipalités, et certaines entreprises sont à la recherche de nouveaux débouchés qui pourraient rajouter une plus-value au bambou.
La gestion la plus basique d’une forêt de bambous est d’enlever les tiges tombées et desséchées afin de restaurer l’aspect de la bambouseraie. Bien sûr, l’utilisation principale reste la récolte des pousses takenoko comestibles, et des tiges pour l’artisanat. De nouvelles utilisations du bambou, en poudre ou en copeaux, pour l’agriculture et l’élevage, font de cette plante un matériau utile à l’échelle locale. Ces derniers temps, on remarque aussi de plus en plus une implication tournée vers des objectifs mondiaux de développement durable et de décarbonisation.
Un projet récent a attiré l’attention des médias : il s’agit d’une initiative pour une production strictement japonaise de menma, un condiment préparé à partir de pousses de bambou. Le menma est produit à partir de la fermentation de l’acide lactique sur des pousses de bambou d’environ deux mètres de hauteur. Jusque là, un gros pourcentage du menma consommé au Japon était importé. Un réseau national pour la production de menma a été mis en place et des conférences sont organisées régulièrement.
L’implication des communautés locales envers la gestion des forêts de bambous abandonnée prend aussi de l’ampleur. Des montages créatifs employant des bambous sont mis en place par des artistes locaux.
Par ailleurs, de plus en plus d’associations liées au bambou ont été créées à l’échelle nationale. On peut citer Take Innovation Kenkyûkai (Groupe d’étude pour l’innovation du bambou), Chikurin Keikan Network (Réseau des paysages de bambouseraie), et Take Labo (Laboratoire du bambou). Ces organismes travaillent avec les organisations nationales établies de longue date, telles Take Bunka Shinkô Kyôkai (Association pour la promotion de la culture du bambou) et Zenkoku Take Sangyô Rengôkai (Association japonaise du bambou) pour trouver des solutions aux problèmes en fusionnant les connaissances traditionnelles et les nouvelles idées.
Un trésor ou un fardeau ?
Les forêts de bambous du Japon forment un patrimoine, un héritage du passé, et chaque région, tout en tâtonnant, doit trancher sur leur avenir. Sont-elles un héritage gênant dont il faudra se débarrasser, ou un véritable trésor qu’il faudra s’appliquer à gérer correctement? Pour prendre les bonnes décisions et continuer à bien les cultiver et bien s’en servir, il faut commencer par comprendre la plante elle-même, et bien saisir ses utilisations possibles
L’année 2022 est l’année du tigre. Au Japon, comme en Chine, cet animal est étroitement lié au bambou, et ils sont souvent représentés ensemble en peinture et sur les cartes de vœux. C’est peut être donc le moment propice pour une meilleure prise de conscience au sujet des forêts de bambous abandonnées, ce qui pourrait amener les gens à réfléchir de plus près aux utilisations des bambous autour d’eux.
(Photo de titre : une forêt de bambous abandonnée [à gauche] et une autre correctement gérée, dans la préfecture de Kyoto. Toutes les photos sont de l’auteur de l’article.)