La réalité de l’isolement social au Japon : l’assistanat critiqué et la peur d’être jugé
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« Je n’ai personne à qui demander conseil »
En février 2021, le gouvernement japonais avait nommé son tout premier ministre responsable des actions pour combattre la solitude et l’isolement, et crée un bureau pour prendre des mesures adaptées. Cette initiative est restée en place même après l’arrivée de l’administration de Kishida Fumio en septembre dernier, indiquant donc une forte prise de conscience de l’échelle de ce problème. Car au Japon, c’est un fait : plus de gens souffrent d’isolement social que dans d’autres pays, et n’ont personne sur qui compter. Une étude de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), réalisée en 2005, notait que le Japon avait le taux le plus élevé de personnes en situation d’isolement social parmi ses 24 membres, et que rien n’allait en s’améliorant.
Par ailleurs, un rapport datant de 2015 du bureau du cabinet intitulé « Étude de comparaison internationale sur la vie et l’attitude des personnes âgées » a dévoilé que l’Archipel avait un pourcentage élevé d’habitants qui n’ont personne sur qui compter en dehors des membres de la famille avec qui ils vivent.
Notons de même que cette situation est similaire chez les jeunes. Selon le « Sondage international sur le comportement des jeunes » effectué par le bureau du cabinet en 2018 auprès de personnes âgées de 13 à 29 ans dans sept pays, à la question « à qui demandez-vous conseil lorsque quelque chose vous tracasse ? », la réponse la plus fréquente donnée parmi cette tranche de la population au Japon était « je n’ai personne à qui demander conseil ».
Le taux élevé de personnes en situation d’isolement social au Japon semble être lié au taux de suicides, l’un des plus hauts du monde. Mais pourquoi tant de gens ici pensent n’avoir personne sur qui compter ? Nous allons réfléchir au problème de la solitude en se basant sur les comportements japonais envers l’individu et la liberté.
Les démunis considérés comme des nuisances
Au Japon, comme dans beaucoup d’autres pays, les gens respectent les principes, les convictions et les décisions de chacun. Mais le paradoxe vient des limites imposées par la liberté. Si les agressions ou les vols sont bien entendu condamnés, la violence peut exister sous des formes psychologiques.
L’aspect particulier de la société japonaise est que la notion de « dérangement » est aussi considérée comme une façon de porter atteinte à autrui. La dépendance envers les autres et l’incapacité de régler ses propres problèmes sont des sujets tabous, et accaparer le temps des autres en les sollicitant pour se faire aider est perçu comme un comportement gênant. Derrière le respect pour l’individu et la liberté se cache en réalité une psychologie de groupe, dont l’intérêt principal est le bien-être de la société en général.
Dans le libéralisme à la japonaise, la responsabilité envers les autres et envers l’ensemble de la société est plus importante que les droits des individus. Ceci a de graves répercussions sur les problèmes de solitude et d’isolement.
Au fil du temps, les Japonais ont vu les communautés agricoles traditionnelles, où des liens étroits unissaient les gens, comme une sorte de collectivisme suffocant et ont ainsi cherché à s’en éloigner. Une société où les gens pourraient vivre de façon indépendante s’est alors construite peu à peu. Pour y arriver, ils ont établi un système solide où produits, services, et sécurité sociale permettent — en y payant le prix — d’avoir les ressources nécessaires à disposition sans compter sur les autres.
De nos jours, posséder un patrimoine financier sûr et une connexion Internet suffit ainsi pour vivre sans interaction avec les autres.
Ce système permettant aux gens de vivre isolés a rendu les relations humaines dignes de devenir un luxe, c’est à dire un monde où les gens communiquent avec les autres seulement quand ils en ont envie. Plus besoin de se forcer à avoir des interactions indésirables... La vie ne tourne plus autour des relations sociales, mais se maintient au sein d’un système capitaliste grâce aux efforts de chacun pour acquérir des diplômes universitaires et un patrimoine.
Toutefois, le revers de cette liberté de pouvoir se séparer des autres est la nécessité de gagner de l’argent et de s’assurer un train de vie stable. Par conséquent, il devient plus difficile de porter secours, de venir en aide à ceux qui en ont besoin, chose qui est à la base de la société humaine. Quand un système construit à partir d’une indépendance individuelle se base sur la capacité de chaque personne à gagner sa vie et vivre en autarcie, compter sur les autres est vu comme de la paresse, un manque d’effort pour être autonome. Le résultat est que ces petits cris à l’aide sont étouffés par la voix de la foule qui les accuse de dépendance excessive et d’être un fléau. Comme dit plus haut, ce « dérangement » devient synonyme de « porter atteinte à autrui ».
En 2016, l’éminent sociologue Hashimoto Kenji a mené une enquête au sujet du travail, du mode de vie et des communautés auprès de 5 631 personnes habitant à moins de 50 km du centre de Tokyo. Les résultats indiquent un avis très prononcé sur le fait que les gens en difficulté financière, ceux venant de familles moins aisées, ou bien ceux avec peu de relations sociales, « ne devraient pas, encore plus que n’importe qui, déranger le quotidien des autres ».
C’est ainsi que le libéralisme à la japonaise, qui met en avant la responsabilité envers les autres et l’ensemble de la société, appose l’étiquette de « fardeau » à tout ceux considérés comme « dérangeants », cherchant tous les moyens pour les laisser sur le bord du chemin.
La protection sociale : un système d’assistanat critiqué
La gravité de l’isolement social pourrait être attenué par la mise en place d’une société plus solidaire qui garantirait la subsistance des gens sans avoir à compter sur les autres. Mais l’antipathie innée envers la dépendance est aussi la raison pour laquelle les gens rechignent à accepter le soutien du gouvernement. C’est un cercle vicieux.
Le Japon est doté d’un système de protection sociale qui garantit un minimum vital à ses citoyens. C’est la manifestation pratique de la garantie constitutionnelle au « droit de maintenir des normes minimales pour une vie saine et cultivée ». Par contre, l’idée qu’il est « normal d’être protégé » n’y est pas vraiment répandue.
Par ailleurs, certains continuent de refuser absolument toute aide sociale malgré les soutiens qui leur sont proposés. Notons aussi qu’il n’est pas rare d’être critiqué en recevant une assistance car oui, assumer sa dépendance en sollicitant l’aide d’autrui reste toujours un tabou.
La sécurité sociale est, bien sûr, financée par les impôts, et peut donc être considéré comme un système d’aide mutuelle auquel tous ont droit. Mais ceux ayant une perspective moins généreuse croient qu’un tel système d’assistanat place un fardeau sur les contribuables. Ils se demandent : « Pourquoi aider les gens incapables et réticents de faire l’effort nécessaire pour subvenir à leurs besoins ? » Les personnes visées par cette question veulent éviter d’être mal vues ou harcelées, et elles finissent par se détourner des aides disponibles.
Ceux qui se tournent à contrecœur vers le système de sécurité sociale au Japon se trouvent donc dans des circonstances inéluctables pour des raisons indépendantes de leur volonté.
L’isolement social comme prix à payer pour la discipline
Le respect de l’individu et de la liberté entraine nécessairement des restrictions, créant ainsi une société d’un type particulier. Si le Japon peut paraître comme une société libre, éviter délibérément de déranger les autres impose de fortes contraintes sur chacun. Depuis le début de la pandémie de Covid-19 sur l’Archipel, les gens ont porté des masques et adapté leur comportement. Même sans la mise en place de mesures sévères, ils ont pu évité un raz-de-marée des cas d’infections comme c’est malheureusement le cas aux États-Unis ou en Europe. En revanche, ceux qui ne respectent pas les règles — et même ceux qui ont contracté le coronavirus — ont été considérés comme des nuisances par la société japonaise en général.
Le taux élevé de personnes en situation de solitude et d’isolement social au Japon est le prix à payer pour l’ordre et la discipline dans la société, ancrés dans la tendance à privilégier la responsabilité individuelle envers les autres et la société, plutôt que ses propres droits.
(Photo de titre : Pixta)