« Nous vivrons avec la mer » [2] : la reconstruction créative de Kesennuma après le tsunami
Catastrophe- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Malgré le tsunami, les habitants continueront à vivre avec la mer
La ville de Kesennuma s’était engagée dans la protection contre les tsunamis bien avant 2011. Des scénarios de dégâts avaient été discutés avec les citoyens et des cartes d’évacuation, des exercices d’évacuation avaient été réalisés. Néanmoins, ce travail a peut-être donné l’illusion d’une préparation à tous les cas de figure et certains habitants avaient jugé inutile d’évacuer des zones déclarées inondables.
C’est ce qui a coûté la vie à 1 246 d’entre eux quand le tsunami que personne n’attendait a déferlé...
Un lycée local, frappé par le tsunami, a été préservé en l’état comme relique de la catastrophe, afin que les leçons en soient tirées. On voit encore, sur le mur du 4e étage les restes d’une usine de conditionnement alimentaire qui a été emportée par la vague, et une voiture se trouve toujours dans une salle de classe du 3e étage, au milieu des manuels scolaires éparpillés.
Après le tour du lycée, il est possible de visionner une vidéo de remise des diplômes de fin d’études d’un autre établissement scolaire, le collège Hashikami, qui s’est tenue quelques semaines après le tsunami, dans un gymnase transformé en abri d’évacuation. On y voit un représentant des diplômés, qui a perdu trois camarades de classe dans la catastrophe, déclarer en sanglots : « Le prix est trop cher payé pour apprendre la valeur de la vie. Désormais, nous devrons endurer ce que le destin nous réserve quelles que soient les difficultés, en nous entraidant, sans en vouloir au ciel. »
Pour le visiteur, la leçon de ce que signifie vivre avec la mer est apprise.
La gravité de la catastrophe ne sera pas oubliée, mais les bienfaits de la mer ne le seront pas non plus. Un an après la catastrophe, un service commémoratif avait été organisé par la municipalité de Kesennuma. À cette occasion, une lycéenne de terminale avait prononcé quelques mots au nom des familles endeuillées. Elle, qui avait perdu sept membres de sa famille dont son père, sa mère, sa sœur et sa grand-mère qui vivaient tous avec elle, qui se retrouvait seule survivante de cette famille, a eu ses mots très émouvants : « La mer a emporté de nombreuses personnes et tant de souvenirs heureux, mais j’aime la mer. Aujourd’hui comme hier, j’aimerai toujours la mer où sont maintenant ma mère et ma famille ».
Un exemple de reconstruction dans un quartier de la ville
Malgré les mesures qui ont été prises, tant en termes d’infrastructures que de règlementation, suite à la catastrophe, les sinistrés étaient divisés sur les décisions fondamentales : faut-il continuer à vivre près de la mer ?
Sur les quelque 9 000 foyers sinistrés, environ 10 % ont choisi d’être relogés dans les zones d’habitat groupé anti-désastre (c’est-à-dire dans des terrains viabilisés plus en altitude), et environ 20 % ont choisi d’être relogés dans les logements publics pour les victimes du tsunami. Seuls 140 foyers ont souhaité un terrain surélevé à bâtir, les autres ont choisi de restaurer leur maison endommagée ou de se reloger sur le parc privé.
Il n’a pas été facile de localiser des zones sûres pour reloger les sinistrés, que ce soit dans les zones viabilisées en altitude ou pour construire des logements collectifs publics. Les terrains les plus facilement disponibles étant préemptés pour la construction de logements temporaires, il a fallu aménager de nouveaux terrains par des travaux de terrassement à grande échelle et construction de routes d’accès. Cela a pris énormément de temps pour optimiser le transport des sols et terrassements, même une fois les travaux commencés.
Il a fallu attendre 2017 pour que l’ensemble des logements sur terrains sociaux soient terminés, et jusqu’à 2019 pour les logements publics. Entre-temps, de nombreuses personnes qui attendaient la livraison de ces aménagements ont modifié leurs souhaits, parce qu’elles prenaient de l’âge ou que leur situation familiale avait évolué.
Examinons les relocalisations dans le quartier de Minami-Kesennuma, sur terrains viabilisés en altitude livrés disponibles en septembre 2020.
Avant la catastrophe de mars 2011, la zone était occupée par des commerces, des ateliers de transformation alimentaire de produits de la mer, et d’habitations. 1 560 foyers y résidaient. Cette zone urbaine avait été créée par l’aménagement d’un ancien estran pendant la période de croissance économique rapide. Lors du tsunami, elle a été frappée par une vague de 5 à 7 mètres de haut. Les mesures de protection anti-tsunami ont compris des travaux de terrassement et une élévation de 3 mètres de la zone. Une grande librairie, un drugstore, une clinique, et fin 2020, 501 foyers y résidaient de nouveau, dont 344 foyers dans des logements sociaux.
Un système d’aide a été mis en place pour mettre en contact les propriétaires qui possédaient des terrains inutilisés et les entrepreneurs qui souhaitent acheter ou louer un terrain. Néanmoins, malgré les efforts, la situation n’est pas encore revenue à celle qu’elle était avant la catastrophe. Les terrains (en zone inondables) sans projet d’utilisation ont été aménagés par la commune pour y établir la place de la reconstruction et un parc de prévention des désastres, et y concentrer les ateliers de transformation des produits de la mer, ce qui incita également une partie de la population à déménager. Mais même en élevant le terrain jusqu’à une hauteur soi-disant sûre, il est compréhensible que de nombreux foyers aient hésité à revenir habiter sur les terrains les plus durement touchés par le tsunami.
Le retard pris par les travaux d’élévation des terrains a également eu un impact. En effet, deux ans et demi de plus qu’initialement prévu ont été nécessaires du fait que certains bâtiments avaient déjà été restaurés sur les terres touchées par le tsunami, Il a fallu les détruire pour permettre l’élévation des terrains, mettre en place un système de canalisations en sous-sol pour l’évacuation des eaux usées, et trouver des logements provisoires de remplacements pour les habitants qui avaient préféré revenir dans la zone sinistrée plutôt que de rester dans les logements d’urgence.
Les quantités de matières nécessaires aux travaux de terrassement ont causé également des retards. Environ 13 millions de mètres cubes de terre et de sable ont été nécessaires pour les travaux de réhabilitation, y compris les remblais côtiers et les digues. Mais l’éradication des montagnes réalisée pour dégager des terrains en hauteur n’a pu produire que 10 millions de mètres cubes. Le manque a dû être acheté. Et les décalages entre le moment de production de terre meuble et son emploi a rendu nécessaire la mise en place d’un site de stockage temporaire.
Les camions à benne ne peuvent transporter que 5 à 6 m3 de terre, et le déplacement de 10 millions de mètres cubes provoqua d’énormes embouteillages les premiers jours des travaux.
En conséquence de quoi, bien que la population ait fait vœu de « vivre avec la mer », le nombre d’habitants de la zone côtière a considérablement diminué. Avant le tsunami, sentir la brise marine faisait partie de la vie normale. N’est-ce pas l’exemple typique du bonheur que l’on ne découvre que le jour où on l’a perdu ?
Une « reconstruction créative » face au déclin de la population
Passons en revue les dix ans de réhabilitation depuis la catastrophe de 2011. La première année a été employée à assurer la pérennité des logements d’urgence sur le moyen terme, et le déblaiement minimal pour permettre de vivre. Ce n’est que la deuxième année que la réflexion sur la reconstruction et l’aménagement urbain a vraiment commencé. Les premiers logements collectifs et les premiers relogements de l’après-catastrophe ont été livrés à partir de la quatrième année. Les conditions d’existence étant enfin redevenues plus calmes, il était temps de commencer à rechercher un consensus sur la question des digues et autres mesure de protection. La sixième année, les premières infrastructures touristiques et installations communautaires se sont reconstruites : nouvel hôpital municipal, nouveau marché aux poissons. L’autoroute du Sanriku et le pont Ôshima ont ouvert.
La ville de Kesennuma et ses habitants se sont montrés extrêmement dynamiques pour imaginer de nouvelles initiatives. Ils se sont rendus à Zermatt en Suisse pour mettre sur pied une nouvelle structure de promotion du tourisme. Un programme visant à soutenir les défis des jeunes et des nouveaux arrivants a également été mis en place. Un terrain de golf longtemps espéré et une unité de production de bière ont été créées avec succès. L’esprit de la « reconstruction créative » s’est répandu dans toute la ville, et l’énergie du mouvement est fournie par les habitants qui se sont relevés et se sont mobilisés après la catastrophe, ainsi que par les jeunes volontaires, venus aider après le séisme et qui sont restés, trouvant à Kesennuma une seconde patrie.
Il ne faut néanmoins pas se voiler la face : la reconstruction de la seule ville de Kesennuma a coûté plus de 1 000 milliards de yens (7,7 milliards d’euros), sans pouvoir empêcher l’accélération du déclin de sa population.
Kesennuma comptait en effet 74 000 habitants en février 2011, pour seulement 61 000 fin janvier 2021. La chute brutale de la natalité et une balance migratoire négative ont un impact plus important que le nombre de victimes de la catastrophe, alors même que des écoles et des crèches se sont établies en marge des efforts de reconstruction. L’institut national de recherches sur la démographie et la sécurité sociale estime que la population de la région sera de 33 000 personnes à l’horizon 2045. Il convient de conjuguer cette évolution à la baisse attendue des prises dans l’industrie de la pêche, première industrie de la région. Les citoyens sont tiraillés entre espoir d’une reprise et anxiété face à l’avenir.
Les municipalités qui n’ont pas été directement touchées par la catastrophe se sont elles-mêmes préparées au déclin de leur population en réorganisant le nombre de fonctionnaires locaux et de projets publics, durant les dix ans qui ont suivis les grandes fusions municipales. Mais les municipalités directement impactées par le tsunami, elles, trop occupées par la reconstruction, ont pris du retard dans la négociation de ce virage sociétal de grande ampleur. Maintenant que la reconstruction est achevée, il s’agit de rattraper ce retard, mais tant d’énergie a déjà été consommée par tous ces travaux…
Les débarquements du marché aux poissons de Kesennuma ont atteint 17,2 milliards de yens (133 millions d’euros) en 2020, ce qui en fait le premier port de pêche du Tôhoku et Hokkaidô. De fait, si on excepte la période du tremblement de terre, Kesennuma est le premier port du Japon pour la bonite fraîche depuis 24 ans. La côte du Sanriku où se rejoignent les courants Oyashio et Kuroshio est l’une des zones les plus poissonneuses du monde, et cette situation a fait la richesse de Kesennuma.
La crise du coronavirus vue par ceux qui ont vécu la catastrophe de 2011
Dix ans après le tsunami. Nous imaginions des événements pour exprimer notre gratitude pour l’effort de reconstruction, les habitants, les ouvriers, les bénévoles de l’extérieur, tous ensemble, se réjouissant de la mission accomplie. Nous voyions les magasins et les restaurants noirs de monde.
Mais le coronavirus est arrivé et tout cela n’est plus qu’un mirage. Le plus affligeant, c’est que cinq ans se sont écoulés depuis le pic de la reconstruction des maisons et des entreprises. Cela coïncide avec les délais consentis pour le remboursement des emprunts contractés. Certaines personnes sont sur le point de perdre la tête. Les deuils, la destruction de l’environnement urbain, le stress pour dépasser tout ça et reconstruire une vie ne disparaît pas en soufflant dessus. Sans le soutien moral des collègues, des amis, des gens de bonne volonté venus de partout, cela aurait été impossible.
L’expérience acquise pour surmonter la catastrophe nous a appris qu’il faut regarder en avant. Nous savons qu’il n’y a pas de nuit sans aube et qu’il est important de se soutenir mutuellement dans les moments difficiles. Nous savons aussi que l’équilibre entre la nécessité de préserver des vies et la nécessité de protéger le travail et les moyens de subsistance est fragile face à une catastrophe.
Lorsque le virus sera sous contrôle, venez à Kesennuma vous en rendre compte. Vous y découvrirez le véritable sens de l’expression « vivre avec la mer ».
(Photo de titre : Defune okuri, un événement traditionnel propre à Kesennuma pour prier pour de grosses prises et le retour à bon port des bateaux de pêche. Kyodo News. Toutes les autres photos sont de l’auteur.)