Suga est-il un mauvais communicant ? L’impopularité du Premier ministre japonais
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Un Premier ministre visiblement peu doué pour la communication
Le Covid-19 a bouleversé le monde et mis en lumière les capacités respectives des dirigeants de chaque pays. Au Japon, de nombreuses voix se sont élevées pour déplorer les lacunes de Suga Yoshihide en matière de communication. Il est vrai que lors de ses interventions, le Premier ministre se limite en général à débiter des textes préparés par son administration. Et il n’y a pas que sa façon de s’exprimer qui pose problème. Suga Yoshihide semble en effet avoir une politique indécise, influencée par des personnages comme Nikai Toshihiro, secrétaire général du Parti libéral-démocrate (PLD, au pouvoir) et Nishimura Yasutoshi, ministre de la Revitalisation économique. Des membres de son propre parti n’ont d’ailleurs pas hésité à se moquer du manque d’assurance de son gouvernement.
En octobre 2020, le milliardaire chinois Jack Ma, fondateur du groupe de commerce en ligne Alibaba, a brusquement disparu après un discours où il avait ouvertement critiqué le président Xi Jinping et son gouvernement. L’affaire a fait grand bruit. De curieuses rumeurs sans le moindre fondement ont alors circulé, alimentées par une prétendue ressemblance entre le Premier ministre japonais et le célèbre homme d’affaires (voir notre article du même auteur : Le nouveau Premier ministre japonais, un Jack Ma japonais ?). À les croire, Jack Ma avait réussi à s’enfuir et il s’était réfugié à Tokyo où il vivait dans le Kantei, le Cabinet du Premier ministre. Il s’est avéré bien vite que tout cela était faux. Quoi qu’il en soit depuis un mois, Suga Yoshihide s’est montré incapable de prendre la moindre décision. Certains se sont donc empressés de souligner que si Jack Ma avait effectivement pris sa place, il se serait sans doute montré beaucoup plus actif que lui.
Un contraste saisissant avec le discours plein d’empathie d’Angela Merkel
Quand Suga Yoshihide donne une conférence de presse, il garde les yeux rivés sur son texte pratiquement tout le temps et son élocution est si mauvaise qu’on a souvent du mal à comprendre ce qu’il dit. En énumérant les préfectures concernées par l’état d’urgence, il a confondu Shizuoka avec Fukuoka et n’a même pas pris la peine de rectifier son erreur. On est en droit de se demander pourquoi le Premier ministre est incapable de manifester de l’émotion comme Angela Merkel, lorsqu’elle s’est adressée à son peuple avec des sanglots dans la voix, le 9 décembre 2020. Le nombre des morts dues au Covid-19 venait d’atteindre son point culminant en Allemagne. La Chancelière a donc pris la parole devant le Bundestag et supplié les gens de rester chez eux pour les fêtes plutôt que de risquer de « passer le dernier Noël de leur vie avec leurs grands-parents ».
Mais on ne peut pas en espérer autant au Japon. Les hommes politiques et la plupart des habitants de l’Archipel n’ont en effet aucune aptitude en matière de communication, sauf quand ils ont séjourné à l’étranger. Beaucoup n’ont jamais eu besoin ce type de compétence et ceux qui ont tenté de prendre la parole en public se sont faits souvent traiter de « beau parleur » ou d’« incapable de transformer les paroles en actes ». Les dirigeants japonais ne reçoivent aucune formation à cet égard et dans les écoles de l’Archipel, on n’apprend pas davantage aux enfants à s’exprimer.
Un manque évident de formation
Au Japon, il y a trois grands types d’hommes politiques. Le premier est constitué de diplômés des établissements universitaires les plus prestigieux du pays, en particulier l’Université de Tokyo. Ceux-ci font en général une belle carrière dans la fonction publique avant de se lancer dans la politique. Ils ont certaines compétences de base mais n’évoluent guère à partir du moment où ils changent d’orientation. Au point qu’on peut se demander ce qu’ils auraient fait s’ils étaient restés dans la fonction publique. Ils n’ont pas de grandes aptitudes en termes de communication mais ne font pas pour autant l’objet de critiques.
Le second type a la particularité d’avoir effectué des études à l’étranger en prévision d’une carrière politique. Ces politiciens ont suffisamment d’allure pour passer à la télévision et une certaine aptitude à communiquer. C’est le cas par exemple de Koike Yuriko, la gouverneure de Tokyo. Les membres de ce groupe font bonne impression quand ils s’expriment mais dès qu’on y regarde de plus près, on constate en général que le contenu de leur discours est creux.
Le dernier type est celui d’hommes politiques partis de rien qui ont réussi à la force du poignet, à l’instar de Suga Yoshihide et Nikai Toshihiro. Leur parcours a débuté en province et ce n’est qu’ensuite qu’il a pris une envergure nationale. Ils n’ont jamais occupé de poste dans une entreprise importante et de ce fait, il est impossible d’évaluer leurs compétences à l’aune du secteur privé. Un bon exemple est Kanemaru Shin (1914-1996), le « faiseur de rois » du Parti libéral-démocrate qui a été vice-président du PLD et directeur général de l’Agence de la défense. Pendant la plus grande partie de sa carrière, il est resté dans l’ombre, impossible à cerner, ce qui lui a permis d’éviter beaucoup de critiques.
Le mutisme est sa grande compétence
En fait, le seul grand talent de Suga Yoshihide en tant qu’homme politique se résume à son mutisme. Ce silence a d’ailleurs quelque chose d’effrayant quand on pense à la quantité d’informations qui lui parviennent par le biais de l’administration et des réseaux d’information privés. Ceux qui l’ont rencontré ont eu l’impression qu’il est au courant de tout et agit avec la plus grande circonspection. Du fait qu’il a occupé pendant près de huit ans le poste de secrétaire général du Cabinet de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, on considère qu’il connaît parfaitement les rouages du gouvernement en matière d’information et qu’il n’ignore rien des problèmes personnels de ses membres.
Le caractère peu loquace de Suga Yoshihide et son accès privilégié à l’information ont grandement contribué à son ascension au poste de Premier ministre. Du temps où il était secrétaire général du Cabinet, il a toujours fait preuve d’une très grande condescendance lors des conférences de presse, sans chercher vraiment à s’adresser au public. Et maintenant qu’il est chef du gouvernement, on voudrait que tout d’un coup il s’affirme comme un excellent communicateur. Mais c’est absolument impossible !
Le rôle crucial des rédacteurs de discours
Les dirigeants du monde entier font volontiers appel à un rédacteur pour écrire leurs discours alors qu’au Japon, c’est une pratique très peu courante. On ne sait pas exactement ce qu’il en a été pour Donald Trump, si célèbre pour ses tweets imprévisibles. Mais avant lui, la Maison Blanche a employé une dizaine de rédacteurs de discours avec un salaire tout à fait conséquent.
Au Japon, les allocutions du Premier ministre sont en général écrites par des fonctionnaires essentiellement chargés de rédiger les déclarations destinées à la Diète. Ces textes ne sont pas censés toucher la population ni présenter une vision particulière des choses. Bien au contraire. Ils doivent avant tout laisser une impression de dignité et de sagacité en incluant notamment des citations de grands écrivains. C’est le cas aussi bien du discours politique prononcé chaque année par le Premier ministre lors de la première session ordinaire de la Diète que du discours de politique générale qu’il adresse à l’assemblée japonaise avant chaque session extraordinaire.
Aux États Unis, tout le monde sait que le discours inaugural du président est écrit par un rédacteur. Mais son contenu n’en réussit pas moins à émouvoir ceux qui l’entendent. La preuve c’est qu’au Japon, beaucoup se souviennent encore des mots prononcés par John F. Kennedy alors que pratiquement personne ne garde en mémoire les paroles d’un Premier ministre japonais. L’Archipel semble être un pays où l’on n’accorde pas d’importance aux liens étroits qui unissent la politique et les mots.
Un problème de fond qui ne date pas d’aujourd’hui
Pour ma part, je considère « Les enseignements du vieil homme des provinces du Sud » (Nanshûô ikun) de Saigô Takamori (1828-1877), un des artisans de la Restauration de Meiji, comme l’ouvrage qui décrit le mieux la façon dont les dirigeants doivent se comporter dans la vie. J’en distribue souvent des copies quand j’assiste à des réunions d’hommes politiques. Je prends toujours le soin d’y joindre une traduction en japonais moderne pour faciliter la lecture de ce document écrit dans une langue difficile à comprendre aujourd’hui. Mais je ne crois pas que beaucoup prennent pour autant la peine de lire ce texte remarquable. Suga Yoshihide n’est donc vraiment pas le seul à mériter des critiques.
Pour conclure, je voudrais mentionner une phrase tirée de « S’aider soi-même » (Self-Help), un traité publié en 1859 par l’écrivain et réformateur écossais Samuel Smiles (1812-1904). « Le gouvernement d’une nation n’est souvent rien d’autre que le reflet des individus dont elle se compose. » Cette citation me paraît particulièrement pertinente à propos de l’Archipel. Au fond, le problème auquel est confronté le Japon, c’est celui d’un manque à la fois de formation, non pas des hommes politiques mais du peuple tout entier, et de discernement quand il s’agit de prendre les mesures qui s’imposent en tant que nation.
(Photo de titre : le Premier ministre japonais Suga Yoshihide sur un écran en plein air du quartier de Shinjuku, à Tokyo, au moment où il est en train d’annoncer le retour de l’état d’urgence, le 7 janvier 2021. Jiji Press)