Les inégalités au sein de l’enseignement japonais suscitent une indifférence croissante : comment réagir ?

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Tachibanaki Toshiaki [Profil]

Jadis, beaucoup de Japonais partageaient l’idéal selon lequel tous les enfants méritent de bénéficier du même accès à l’enseignement. Mais désormais, les parents sont de plus en plus nombreux à juger « naturel » ou « inévitable » que le revenu familial décide de l’accès à l’enseignement. Le droit à un enseignement supérieur de qualité a tendance à devenir héréditaire, à mesure que la fonction publique voit affluer les diplômés de l’Université de Tokyo, à laquelle leurs propres enfants s’inscrivent après être passés par les écoles préparatoires les plus célèbres. L’article qui suit tente d’élucider ces questions et de proposer une solution.

Pourquoi les Japonais ont-ils cessé de croire à l’égalité des chances dans l’enseignement ?

Jadis, la majorité des Japonais adhéraient à l’idée que les opportunités en matière d’enseignement doivent être ouvertes à tous, pour la bonne raison que l’enseignement supérieur peut déboucher sur un meilleur emploi pour les titulaires d’un diplôme. Le potentiel en termes de revenus s’en trouvant augmenté, c’est l’économie dans son ensemble qui en bénéficie. Pourquoi les gens ont-ils cessé de croire en ce genre d’égalité des chances ?

Plusieurs explications me viennent à l’esprit. Premièrement, l’intérêt des parents japonais pour les enfants des autres est en train de décliner, même si je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils ne se soucient que de leurs propres enfants. Le fait que l’augmentation du nombre d’enfants ayant accès à l’enseignement supérieur va de pair avec l’amélioration de la productivité à l’échelle nationale, et donc avec le renforcement de l’économie, semble laisser les gens indifférents.

Deuxièmement, les parents bien nantis qui sont eux-mêmes passés par l’enseignement supérieur et bénéficient de revenus élevés souhaitent le même sort à leurs enfants, et en viennent à considérer le droit à l’enseignement comme héréditaire.

Troisièmement, il y a de plus en plus de gens qui pensent que, quelle que soit la qualité de l’enseignement, en ouvrir l’accès à des enfants moins aptes ou moins motivés reviendrait à dilapider les ressources scolaires.

Quatrièmement, il est probable que, pour les parents vivant dans la pauvreté, le travail constitue un tel fardeau qu’ils n’ont plus de ressources émotives ou mentales pour penser à l’éducation de leurs enfants. Et faute d’argent pour envoyer leurs enfants dans des écoles de rattrapage, ceux-ci ont du mal à obtenir de bons résultats scolaires.

Ces quatre raisons conjuguées ont contribué à inciter une majorité de parents japonais à estimer que l’inégalité des chances, ou la disparité, est inévitable dans l’enseignement. Le résultat concret de ce phénomène est que nous sommes entrés dans une ère où les enfants de familles à hauts revenus bénéficient tout simplement d’un meilleur enseignement que ceux des familles à faibles revenus. De façon plus symbolique, ceci transparaît dans la tendance de l’Université de Tokyo, un établissement public, à recruter des étudiants provenant de familles à très hauts revenus. Il n’y a pas si longtemps de cela, il était communément admis que les enfants de familles pauvres avaient leur place dans les universités publiques, mais cette époque est révolue.

Vers la fin des écoles de rattrapage

En vérité, une raison de cette inégalité dans l’enseignement réside dans une caractéristique spécifique au Japon et à l’Asie : la culture des écoles de rattrapage (juku). Les enfants qui fréquentent ces écoles vivent en général dans les grandes villes et viennent de familles à revenus moyens ou élevés. Le supplément d’aide qu’offrent les écoles de rattrapage génère une amélioration des résultats aux examens d’entrée, et par voie de conséquence un accès à un meilleur enseignement supérieur. Comme les familles pauvres ne peuvent pas se permettre d’envoyer leurs enfants dans les écoles de rattrapage, elles se trouvent défavorisées en termes de résultats scolaires.

Le modèle japonais d’école de rattrapage n’existe pas en Occident, et en fait, l’idée même d’un tel modèle d’enseignement est souvent associée par les observateurs occidentaux à la volonté de compenser les insuffisances des établissements publics d’enseignement japonais. La meilleure façon d’améliorer la qualité de l’enseignement au Japon sans avoir recours aux écoles de rattrapage consisterait à réduire la taille des classes dans l’enseignement public et à améliorer les compétences des professeurs. Pour y parvenir, il faudra bien entendu un investissement massif dans l’enseignement public, mais le fait est que le ratio de l’investissement dans l’éducation au PNB est aujourd’hui beaucoup plus faible au Japon que dans la majorité des pays avancés. In fine, le premier pas que doit faire le Japon est d’augmenter les dépenses d’enseignement public de façon à ce que les enfants puissent à nouveau jouir de l’égalité d’accès aux opportunités en matière d’enseignement.

(Photo de titre: l’amphithéâtre Yasuda de l’Université de Tokyo. Pixta)

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Tachibanaki ToshiakiArticles de l'auteur

Professeur d’économie à l’Université de Kyoto. Né en 1943 dans la préfecture de Hyôgo. Il obtient un doctorat a l’Université John Hopkins (Baltimore, États-Unis), et fait de la recherche dans le domaine de l’éducation dans des institutions en France, États-Unis, Royaume-Uni et Allemagne, avant d’occuper son poste actuel. Il a également enseigné l’Université Dôshisha et l’Université pour femmes de Kyoto. Ancien président de l’Association économique japonaise. Parmi ses publications, citons « La polarisation sociale » (kakusa shakai), « Les fossés parmi les femmes » (Jojo kakusa), « L’économie du bonheur » (Shiawase no keizaigaku). Auteur et éditeur de plus d’une centaine de livres en anglais et japonais.

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