Qui succèdera à Abe Shinzô ? Les dessous de l’élection du prochain Premier ministre japonais
Politique- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Ishiba Shigeru, l’ennemi juré d’Abe Shinzô
Dans le monde politique japonais, les mesures à prendre et les programmes n’ont pas la priorité. Et les débats auxquels ils donnent lieu ne sont qu’un leurre. Le véritable moteur de l’activité politique ce sont les goûts et les aversions personnelles ainsi que les intérêts des politiciens, des partis et des clans. En réalité, ce qui est bon ou mauvais pour la nation et le peuple ne joue pas un rôle fondamental.
Abe Shinzô déteste Ishiba Shigeru, tout comme Asô Tarô, vice-Premier ministre du Japon. Les deux hommes se sont sentis insultés le jour où l’ancien secrétaire général du PLD leur a demandé de démissionner et ni l’un ni l’autre ne sont du genre à oublier un pareil affront. Abe Shinzô ne pardonne jamais à ceux qui l’ont traité de haut, même quand il s’agit d’une affaire mineure. Quand son père Abe Shintarô (1924-1991) était ministre des Affaires étrangères de 1982 à 1986, il lui a servi de secrétaire personnel et il s’est fait maltraiter par les fonctionnaires du ministère. Et il en a gardé une aversion pour les bureaucrates que l’on retrouve encore à l’heure actuelle dans son attitude vis-à-vis des mandarins du ministère des Finances.
Cependant, Abe Shinzô a fini par faire confiance à des fonctionnaires du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie (METI) et de l’Agence nationale de la police (NPA) avec lesquels il n’avait eu que peu de relations jusque-là. Et ceux-ci ont pris le contrôle du Bureau du Premier ministre. Imai Takaya qui a débuté sa carrière au METI a accédé au poste de premier secrétaire avant d’occuper celui de conseiller spécial du Premier ministre. Et Sugita Kazuhiro, ancien membre de la NPA, est devenu sous-secrétaire en chef du Cabinet. Ces deux personnages particulièrement puissants font régner leur loi sur le personnel des ministères et des agences du gouvernement.
Si Abe Shinzô ne pardonne jamais à ceux qui se sont attirés son inimitié, il fait tout ce qu’il peut pour les gens qu’il a eu l’occasion d’apprécier, y compris une fois qu’ils ont quitté leur poste. C’est pourquoi tous les fonctionnaires à son service sont des béni-oui-oui et les journalistes chargés de le suivre, toujours attentifs au point de vue de son gouvernement.
Suga Yoshihide, l’homme derrière le retour d’Abe Shinzô au pouvoir
En 2007, Abe Shinzô avait déjà démissionné du poste de Premier ministre qu’il occupait depuis un an à cause de la colite ulcéreuse dont il souffre encore aujourd’hui. J’avais alors été contacté par son bureau en vue d’un éventuel entretien avec lui. Nous nous sommes donc retrouvés tous les deux dans un petit restaurant traditionnel du quartier d’Akasaka, à Tokyo. Je crois que ce devait être juste après sa sortie de l’hôpital de l’Université Keiô. Il avait les traits tirés. Je ne me souviens pas qu’il m’ait dit quelque chose de particulièrement important, mais il m’a écouté avec attention quand je lui ai dit en guise d’encouragement : « Être contraint de quitter ses fonctions par la maladie n’est pas chose facile, mais si vous continuez patiemment votre action en tant qu’homme politique, une voie s’ouvrira forcément devant vous. »
Je n’imaginais pas qu’Abe Shinzô redeviendrait Premier ministre dès le 26 décembre 2012 et encore moins qu’il battrait le record du nombre de jours consécutifs passés à la tête du gouvernement le 24 août 2020. Mais Suga Yoshihide a pris quant à lui la résolution de le pousser vers le sommet de l’État. Je lui ai fait savoir clairement que je n’étais pas d’accord. « Aucun homme politique ne peut redevenir Premier ministre après avoir démissionné de cette façon. Et mieux vaut éviter de toute tentative stupide. » À quoi il m’a rétorqué : « Vous ne connaissez pas les formidables capacités et le charisme d’Abe Shinzô en tant que leader. »
En voyant Abe Shinzô à la télévision lors de la conférence de presse qu’il a donnée à l’occasion de sa seconde démission, je me suis dit que c’était la première fois qu’il s’exprimait spontanément, avec ses propres mots. Il n’a pas utilisé le prompteur installé devant lui et il n’a pas non plus cherché à faire une démonstration de force. Un des personnages les plus importants du Parti libéral-démocrate a dit pour sa part que l’état de santé du Premier ministre devait expliquer ses réponses abruptes aux questions posées des membres de l’opposition à la Diète.
Une mise en scène parfaite pour préparer sa succession
L’annonce de la démission d’Abe Shinzô a dû paraître totalement improvisée alors qu’en fait elle était admirablement planifiée. Elle est en effet venue à point nommé pour favoriser le successeur de son choix. Après les deux longues séries d’examen qu’il a subies à l’hôpital de l’Université Keiô, les spéculations à propos d’une éventuelle rechute du Premier ministre et de sa possible démission avant la fin de l’année 2020 allaient bon train dans le monde politique. L’hebdomadaire Shûkan Bunshun, la seule presse écrite japonaise à avoir une influence sur la vie politique du pays, a affirmé qu’à cause de « la rechute d’Abe Shinzô, Suga Yoshihide lui succéderait sans doute à la tête du gouvernement et qu’il gèrerait la crise du coronavirus ». Mais on pensait encore que la conférence de presse du 28 août serait uniquement consacrée à l’état de santé du Premier ministre et à l’épidémie de Covid-19.
Abe Shinzô a pris la décision de démissionner seul. Rien ne prouve qu’il ait consulté qui que ce soit avant de l’annoncer. L’agenda du Premier ministre pour les mois de septembre et d’octobre est particulièrement chargé avec notamment l’assemblée générale des Nations unies à New York, un remaniement du Cabinet, l’ouverture de la session extraordinaire d’automne de la Diète et la suite des mesures contre le Covid-19. Et le processus de transmission du pouvoir à son successeur doit s’inscrire dans ce contexte bien rempli. Plutôt que d’organiser une élection du nouveau président du PLD impliquant tous les élus et les membres du parti, il aura sans doute recours à un scrutin simplifié où seuls les parlementaires et les représentants au niveau des sections des préfectures seront consultés. La crise sanitaire provoquée par le coronavirus devrait suffire à faire taire ceux qui ne seraient pas d’accord.
En annonçant sa démission d’une façon aussi soudaine, Abe Shinzô a déclenché une onde de choc derrière laquelle se cachait sa rancœur contre Ishiba Shigeru et sa ferme volonté de l’empêcher de lui succéder. Dans un premier temps, il a pensé à Kishida Fumio pour le remplacer. Mais il n’ignorait pas que si ce dernier était confronté à Ishiba Shigeru lors d’une élection impliquant les membres de base du parti, il aurait de grandes chances d’être battu. Pour être sûr d’évincer son ennemi juré, le Premier ministre n’a donc pas eu d’autre choix que Suga Yoshihide présenté comme le fer de lance de la continuité dans la lutte contre le Covid-19. Le candidat favori d’Abe Shinzô est capable de reprendre en souplesse les rênes de l’administration et il est parfaitement au courant des mesures mises en œuvre dans le cadre de la lutte contre le coronavirus. S’il reste en fonction jusqu’à l’automne 2021 où le mandat de président du PLD d’Abe Shinzô devait prendre fin, on pourra considérer son passage au pouvoir comme un prolongement du gouvernement en place.
La stratégie de la continuité
Koga Makoto, un des membres les plus influents du PLD, est en principe un des grands partisans de Kishida Fumio. Mais il semble avoir été déçu par son poulain et se trouver depuis peu en bons termes avec Suga Yoshihide qui par ailleurs entretient d’excellentes relations avec Nikai Toshihiro, le secrétaire général du Parti libéral-démocrate. Suga Yoshihide n’appartient à aucun clan du PLD, ce qui joue en sa faveur. S’il réussit à obtenir l’appui du clan Hosoda – dont fait partie Abe Shinzô – et celui des clans Asô, Kishida et Takeshita, il se retrouvera très vite à la tête d’un nouveau gouvernement. Et s’il doit y rester seulement une année, il pourrait aussi bénéficier de l’aval de Kishida Fumio.
La grande inconnue, c’est ce que va faire Asô Tarô, avec lequel Suga Yoshihide ne s’entend pas particulièrement bien. À l’intérieur de son clan, le vice-Premier ministre est confronté à un véritable casse-tête en la personne de Kôno Tarô qui pourrait fort bien décider de se présenter à l’élection à la présidence du PLD et diviser sa propre faction. On peut toutefois espérer qu’il s’en abstiendra étant donné qu’il est, comme Suga Yoshihide, le représentant d’une circonscription de la préfecture de Kanagawa.
Au bout du compte, la stratégie d’Abe Shinzô revient à maintenir en l’état la plateforme politique sur laquelle repose son gouvernement en changeant seulement l’homme qui est à sa tête.
Suga Yoshihiro est né en 1948, dans la préfecture d’Akita. À la fin de ses études secondaires, il est allé à Tokyo où il a suivi les cours du soir de l’Université Hôsei tout en travaillant le jour dans une fabrique de cartons. Après avoir rencontré le président de la Chambre des représentants Nakamura Umekichi, lui aussi diplômé de l’Université Hôsei, il a été le secrétaire d’Okonogi Hikosaburô, un membre du clan de Nakasone Yasuhiro (1918-2019). Il a ensuite apporté son soutien à un autre diplômé de l’Université Hôsei, à savoir Suzuki Naomichi, gouverneur de l’île de Hokkaidô. Cette façon de nouer des liens solides fondés sur la loyauté est emblématique du style politique de Suga Yoshihide, un style qui rappelle à bien des égards celui de son mentor Kajiyama Seiroku (1926-2000).
Un homme politique au parcours singulier
Suga Yoshihide est l’homme qui a orchestré le retour au pouvoir d’Abe Shinzô et l’a soutenu fidèlement en battant le record de longévité au poste de secrétaire général du Cabinet. Il semble tout désigné pour lui succéder à la tête du gouvernement. Contrairement à celui des innombrables politiciens japonais issus des élites du pays, son parcours est tout à fait singulier et il rappelle étrangement celui du légendaire Tanaka Kakuei (1918-1993), lui aussi d’origine très modeste.
Dans moins d’un an, la Chambre des représentants sera dissoute et les électeurs appelés aux urnes. Une victoire lors de ce scrutin pourrait valoir à Suga Yoshihide un véritable mandat de Premier ministre après un passage « provisoire » à la tête du gouvernement.
(Photo de titre : à gauche Suga Yoshihide, secrétaire général du Cabinet ; à droite, Ishiba Shigeru, ancien secrétaire général du PLD. Jiji Press)