Autour de l’incendie criminel de Kyoto Animation, entre préjugés et mauvaises simplifications
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Le 18 juillet 2019, un incendie criminel à Kyoto à fait 36 morts et 34 blessés dont le principal suspect. Le bâtiment visé était le studio n° 1 de la société Kyoto Animation (ou KyoAni), dans l’arrondissement de Fushimi à Kyoto.
Le suspect est un homme de 41 ans qui figure parmi les blessés graves. Il est toujours hospitalisé et n’a fait aucune déclaration publique. Mais quel qu’aient été ses motivations cachées, il n’a aucune excuse envers ces meurtres.
En mars 2012, j’ai présenté une thèse de doctorat en études touristiques sur le thème des « Pèlerinages sur les terres saintes des animés », ou les seichi junrei, une pratique qui consiste à se rendre sur les lieux réels dont se sont inspirés les animes (voir en détail ici). Depuis lors, je n’ai pas raté une occasion de reparler de ce sujet, et souvent à propos de séries qui avaient été produites par le studio KyoAni.
C’est sans doute pour cette raison que plusieurs médias m’ont contacté pour formuler un commentaire après la tragédie. Très honnêtement, tout ceci fut une période très difficile, car l’annonce de l’incendie fut pour moi aussi un énorme choc... En tant que chercheur, bien sûr, mais aussi en tant que fan de KyoAni que je suis. Mais ces requêtes m’ont appris une chose, c’est que le grand public ignorait tout simplement ce qu’était KyoAni. Le seul studio d’animation que les gens ordinaires connaissent, et encore, c’est le studio Ghibli. De mon expérience, deux points en particulier me semblent dignes d’intérêt. Voici lesquels.
Il y a un malentendu sur le rapport entre KyoAni et les pèlerinages seichi junrei
Plusieurs journalistes ont déclaré que KyoAni avait eu un rôle de pionnier dans le boom des pèlerinages sur les lieux saints des séries animées. À la suite de quoi on m’a régulièrement demandé de commenter cette affirmation. En réalité j’étais surpris quand, pour présenter son activité, le nom KyoAni était presque automatiquement associé à ces fameux seichi junrei.
En réalité, quand j’ai commencé mes recherches sur le phénomène des « pèlerinages », vers 2008, celui-ci n’était pas encore très connu. Je pense que le concept n’est devenu populaire auprès d’une certaine catégorie de la population qu’à partir de 2016 à la sortie du film Your Name (Kimi no na wa) de Shinkai Makoto. Le film est devenu un tel succès que les fans se sont mis à se rendre sur les lieux apparaissant dans l’œuvre pour les voir en vrai. La même année, l’expression seichi junrei a fait partie des finalistes des « mots de l’année 2016 », ce qui explique sans doute pourquoi les journalistes se sont figurés qu’elle jouerait le rôle de mot-clé pour exprimer la valeur attachée aux productions de KyoAni.
Soyons clair : aucun pèlerinage n’a jamais été organisé par une société de production ou de distribution de films d’animation, pas plus KyoAni qu’aucune autre. Dans ma thèse, j’ai étudié les caractéristiques de la façon dont circulent ces informations. Les « pèlerins » visionnent une série animée, trouvent eux-mêmes un lieu réel représenté dans le film, et diffusent l’information sur Internet. D’autres fans d’animes tombent dessus et se rendent à leur tour à l’endroit en question, puis rendent compte de leur voyage sur Internet, et ainsi de suite...
Une autre caractéristique de KyoAni qui a été montée en épingle par les médias est que cette société ne produirait que des films élaborés en interne. Ce n’est pas vrai. Certes, ces dernières années, KyoAni a sollicité des romans, à partir desquels des scénarios originaux ont été élaborés et produits en films d’animation. Toutefois, la plupart des séries animées pour la télé, qui ont fait la réputation de KyoAni, proviennent de romans ou de mangas dont les budgets de production ont été réunis par un comité ad-hoc. KyoAni n’intervient alors que comme le studio en charge de l’animation.
En d’autres termes, KyoAni n’est pas nécessairement impliquée dans la promotion du tourisme de contenu lié à tel ou tel titre. Et s’il est indéniable que la société a produit de nombreux titres qui ont certainement grandement contribué à faire connaître certains lieux, devenus « sacrés » pour les fans, il est incorrect de dire que KyoAni a œuvré pour répandre le phénomène des seichi junrei, ni n’a été pionnière en la matière. Il est plus juste de souligner que cette société accomplit un travail d’animation d’excellence, à tel point que les fans ont été poussés par l’envie de se rendre sur les lieux réels qui ont inspiré leurs animes favoris.
Un biais médiatique qui encourage les préjugés contre les fans d’anime
Un second point m’a préoccupé dans la couverture médiatique de l’incendie. Une caméra de surveillance avait filmé le pyromane lorsque celui-ci était venu faire une sorte de repérage. Or, les médias ont tourné ça en « pèlerinage à l’avance ». Est-il vraiment passé devant le studio avec ce sentiment-là ? Il n’y a que lui qui pourrait le dire. Et pour ma part, pour autant que je sache, son parcours me paraît très différent de celui des fans accomplissent leur seichi junrei...
Il a également été rapporté que le pyromane était un passionné d’anime. Il est malheureusement probable que cela renforce un préjugé contre les fans de dessins animés, sur le même modèle que celui qui avait qualifié d’« otaku » Miyazaki Tsutomu, assassin d’une mineure en 1989. En d’autres termes, les fans de dessins animés vont encore passer pour un bataillon de réserve de criminels, enclins à un comportement anormal ou asocial, et après avoir dû lutter longtemps contre ce préjugé, les voilà repartis pour un tour.
Dès qu’un fait divers se produit, il suffit que la perquisition du domicile du suspect mette au jour des animes, des jeux vidéo, des mangas, des DVD de films d’horreur, etc. pour que les médias de masse en fassent leurs choux gras. Ce qui est pour le moins étrange, c’est que jamais vous ne verrez un tabloïd titrer : « Le criminel adorait la pêche à la ligne », ni : « C’était un fan de baseball ! ». De même, la couverture médiatique de l’incendie de Kyoto Animation présentait un biais qui faisait considérer les amateurs de seichi junrei comme des gens potentiellement dangereux.
Kyo Ani, chantre du Bien et de l’humanisme
Les 24 et 25 août 2019, une collecte de fonds a été organisée avec les étudiants du campus de Higashi-Osaka de l’Université Kinki en soutien à KyoAni. Plus de 600 personnes y ont participé, dont certains venaient même de Tokyo et de Nagasaki. Le campus de Higashi-Osaka possède le statut de seichi junrei de l’animé Free !, depuis qu’il a servi de modèle pour l’endroit où se déroule l’action. Les donateurs ont exprimé leurs remerciements et leur soutien à KyoAni par des messages sur des cartes. Beaucoup pleuraient d’émotion.
Les œuvres produites par KyoAni sont très diverses, il est difficile de définir son style en un seul mot. Mais je crois qu’on peut dire que tous leurs titres s’attachent à dépeindre l’humain sous un jour minutieux et clair, en mettant le focus sur le Bien. La tragédie m’a anéanti. Je suis inconsolable, mais quand je constate le grand nombre de messages de donateurs où il y est écrit qu’ils se sentent dans le devoir de « rembourser une dette de reconnaissance » en retour du courage et de l’espoir que leur ont donnés telle ou telle série produite par KyoAni, c’est pour moi comme une lumière de salut.
(Photo de titre : messages des fans de Kyoto Animation dans le hall de la Convention Mondiale de Cosplay 2019, à Nagoya, 4 août 2019. Jiji Press)