Les États-Unis de Trump et le Japon
Le Japon et la Corée du Sud à l’ère de la diplomatie trumpienne
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Un risque de renforcement des sentiments anti-japonais
Le 1er juillet 2019, le cabinet du premier ministre Abe Shinzô a annoncé qu’il renforçait les restrictions aux exportations, à destination de la Corée du Sud, de produits chimiques utilisés dans la fabrication des semi-conducteurs. Le ministre japonais de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie a souligné que ces nouvelles mesures de contrôle visaient à répondre à des préoccupations sécuritaires et que leur instauration était envisagée depuis un certain temps. Mais il ne fait guère de doutes que le déclencheur a été la colère de Tokyo à propos de l’utilisation faite par la diplomatie de Séoul des verdicts rendus récemment par des tribunaux sud-coréens. Ces derniers ont ordonné à des entreprises japonaises de verser des dommages à des Coréens pour le travail forcé qui leur avait été infligé avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. (Voir notre article sur cette question : Une très grave menace pour les relations Japon-Corée du Sud)
Le moment choisi pour cette annonce – au beau milieu de la campagne pour les élections du 21 juillet à la Chambre des conseillers – a suscité d’intenses spéculations dans les médias. Il ne semble pas que la décision en question soit un enjeu vital pour l’électeur japonais moyen, mais il n’est pas exclu qu’elle ait eu un effet de stimulation sur la base électorale de M. Abe, avec son noyau dur de nationalistes à tendance droitière. Indubitablement, l’annonce n’a pas eu d’effet négatif sur le Parti libéral-démocrate au pouvoir ; la majorité des électeurs consultés à l’occasion de divers sondages pré-électoraux se sont en effet déclarés favorables à cette politique.
Le problème est que le soutien populaire aux mesures punitives de ce genre pourrait finir par restreindre les options du gouvernement et son aptitude à mettre en place une solution constructive. Encouragé par l’attirance du public pour la ligne dure, le cabinet Abe s’apprête à rayer la Corée du Sud de la « liste blanche » des partenaires commerciaux favoris du Japon. Cela renforcera les sentiments anti-japonais en Corée du Sud et donnera un coup de fouet au boycott déjà en place. Au point où nous en sommes, il semble que les deux pays soient engagés sur le chemin d’une rupture sérieuse, sans qu’aucune solution ne soit en vue.
Pourquoi maintenant ?
Pourquoi les relations entre le Japon et la Corée du Sud se sont-elles détériorées si rapidement depuis quelques mois ?
Pour commencer, nous ne devons pas oublier que la Corée du Sud s’en est toujours tenue à la position que le Traité de 1910 d’annexion de la Corée par le Japon, marquant ainsi le début de la tutelle coloniale japonaise, était de son point de vue un fait illégal (ce que le gouvernement japonais n’a jamais reconnu). Il s’agit là d’un principe fondamental de la doctrine nationale, comme en témoigne le préambule de la Constitution de la République de Corée, qui fait explicitement mention du Mouvement du 1er mars (un soulèvement précoce contre la tutelle coloniale du Japon). C’est également sur ce principe que s’est fondé le verdict prononcé en octobre 2018 par la Cour suprême sud-coréenne sur le travail forcé.
Il se trouve toutefois que, tout en adhérant officiellement à cette interprétation de l’histoire, les gouvernements qui se sont succédé à la tête de la Corée du Sud se sont efforcés de contenir les revendications qui en découlent naturellement. Compte tenu de la lourde dépendance de la Corée du Sud vis-à-vis du Japon en termes d’aide, d’investissements et d’échanges commerciaux, ainsi que du rôle important joué par Tokyo dans la sécurité de la région, les enjeux étaient tout simplement trop élevés pour prendre le risque d’une rupture sérieuse.
Mais, depuis quelques décennies, la Corée du Sud connaît un développement rapide, et le Japon n’est plus aussi imposant. Il semble que les Sud-Coréens soient de plus en plus nombreux à se ranger à l’avis que leur pays peut se permettre d’encourir le mécontentement du Japon sans que sa vitalité économique et son prestige international aient à en souffrir. Séoul est désormais en mesure de tenir tête à Tokyo.
Un sondage d’opinion effectué le 3 juillet par l’établissement de recherche sud-coréen Realmeter a montré que seulement un quart des Sud-Coréens considèrent que les négociations avec le Japon constituent la meilleure réponse à l’évolution récente de la courbe des exportations. Et chez les partisans du parti majoritaire du président Moon Jae-in, ce pourcentage tombe à 5 %. Conscient de cette tendance, le président Moon a dénoncé à de nombreuses reprises l’unilatéralisme du Japon.
Qui plus est, à l’heure où la polarisation politique se renforce en Corée du Sud, les médias conservateurs et les partis d’opposition font chorus pour dénoncer la part de responsabilité que le président Moon porte dans la crise actuelle et vitupérer contre son « inaction », mais il n’y a personne pour défendre Tokyo ou réclamer un compromis.
Le musellement du monde des affaires
L’attitude moins conciliatrice de Séoul vis-à-vis de Tokyo s’explique aussi par la forte baisse de l’influence politique et sociale des grandes entreprises sud-coréennes. Une enquête menée par la Fédération des industries coréennes, la plus puissante des associations d’entreprises sud-coréennes, a révélé que près de la moitié de ses membres (48 %) étaient favorables au « dialogue diplomatique » avec le Japon comme moyen de sortir de la crise actuelle. Ceci n’a rien de surprenant, sachant que l’évolution de la courbe des exportations a un impact direct sur les résultats des entreprises.
Le problème est que l’industrie ne dispose pas des moyens nécessaires pour influencer ne serait-ce que ses alliés traditionnels conservateurs, et encore moins le parti progressiste au pouvoir. La communauté d’affaires du pays a perdu une grande partie de son influence suite au scandale qui a fait tomber le gouvernement du président Park Geun-hye, reconnu coupable d’avoir reçu des pots-de-vin de certains des plus gros conglomérats de la Corée du Sud. D’où le peu de retentissement qu’ont eu les cris d’alarme sur l’impact économique des mesures de restriction des exportations.
Trump et l’essor de la diplomatie musclée
Mais on peut aussi voir dans cette évolution récente des relations entre le Japon et la Corée du Sud un reflet de tendances plus globales de la diplomatie internationale. Les médias étrangers ont établi un parallèle entre la courbe des exportations japonaises et les tactiques du président des États-Unis Donald Trump, qui a eu recours à de nombreuses reprises à la coercition économique pour contraindre d’autres pays à s’aligner sur ses positions.
Abe serait-il tout simplement en train de copier la stratégie de Trump ? La réalité me semble plus complexe. Par son approche coercitive et unilatérale des conflits économiques et politiques, Trump a sapé l’autorité d’instances internationales comme l’Organisation mondiale du commerce et instauré un climat dans lequel les autres gouvernements se sentent autorisés à se comporter de la même façon. En fait, l’OMC s’est aperçue que les pays du G20 avaient instauré un nombre record de nouvelles restrictions aux échanges en 2018, et ce genre de mesures unilatérales continue de proliférer à un rythme alarmant. À cet égard au moins, le gouvernement japonais semble être en phase avec les tendances internationales.
Mais à un autre égard, il est un aspect crucial de la diplomatie trumpienne qui a échappé à Tokyo comme à Séoul.
Dès le départ, il semble que l’idée ait prévalu parmi les Japonais que le gouvernement Trump allait prendre le parti de Tokyo dans le litige en cours. Le Japon et la Corée du Sud sont tous deux des alliés des États-Unis, mais en l’occurrence il est communément admis qu’Abe a pris l’avantage grâce à la forte relation personnelle qu’il a construite avec Trump, alors que le gouvernement Moon aurait manqué le coche et se trouverait de plus en plus isolé. D’où la perplexité des Japonais quand Séoul a ouvertement cherché la médiation de Washington dans le conflit commercial.
Mais le gouvernement Moon voit les choses tout autrement. Il se considère comme un partenaire vital de Trump dans sa tentative de résolution du problème du nucléaire nord-coréen. Cette initiative diplomatique est toujours à l’ordre du jour, comme en témoigne la rencontre de Trump avec Kim Jong-un le 30 juin (un jour avant la publication par le Japon de la courbe de ses exportations). Outre cela, il est des personnages au sein du gouvernement de Séoul qui tiennent des propos dédaigneux sur la relation entre Abe et Trump, en observant que Tokyo a été pris de court par la décision de Trump de rencontrer directement Kim. Bref, bien des Sud-Coréens restent sceptiques devant la prétention de Tokyo d’avoir surpassé Séoul dans la course pour les faveurs de Washington. Le résultat de tout cela, c’est que Séoul continue de faire de la surenchère dans l’espoir que Washington va finir par trancher en leur faveur.
L’inadéquation des alliances
Cette divergence entre les points de vue du Japon et de la Corée du Sud est secondaire par rapport à l’erreur qu’ils partagent dans leur façon d’interpréter l’approche basique du gouvernement Trump en matière de sécurité en Asie du Nord-Est. Trump minimise systématiquement le rôle du Japon et de la Corée du Sud dans la stratégie géopolitique des États-Unis – tout récemment encore à la veille du sommet d’Osaka du G20, lorsqu’il s’est plaint du fardeau « injuste » que représentent les accords de sécurité nippo-américains. Pour le gouvernement actuel des États-Unis, ni l’une ni l’autre des alliances bilatérales ne sont gravées dans le marbre. L’attitude de Washington envers tel ou tel pays se fonde exclusivement sur les intérêts américains dans une situation donnée.
Et pourtant, Tokyo et Séoul continuent de se comporter comme si chacun était le pivot de la politique de Washington en Asie du Nord-Est. Ils partent de l’idée que le gouvernement Trump apportera son soutien au pays qu’il juge le plus utile à la réalisation de son grand dessein — à supposer qu’un tel dessein existe. Ils rivalisent en fait pour obtenir les faveurs d’une Maison blanche qui appartient au passé. On peut comprendre leur confusion : après tout, à peine quatre ans se sont écoulés depuis que le président Barack Obama, soucieux de consolider une coopération sécuritaire trilatérale dans la région, a négocié un accord entre Tokyo et Séoul pour mettre fin au conflit à propos des « femmes de réconfort ». Il se trouve malheureusement que le gouvernement Trump n’obéit pas aux mêmes motivations. Si bien que le « combat de coqs » continue entre Tokyo et Séoul. Peut-être sommes-nous en train d’assister au chapitre final de cette longue histoire d’une coopération sécuritaire en Asie du Nord-Est centrée sur les États-Unis et leurs alliances bilatérales avec le Japon et la Corée du Sud...
Que va-t-il émerger à sa place ? Séoul va-t-elle chercher les faveurs de Pékin, dans un contexte où la charge de la sécurité régionale reposera entièrement sur l’alliance nippo-américaine ? Un scénario de ce genre est peu probable.
Si l’on veut anticiper la forme que les choses vont prendre, mieux vaut tourner le regard vers la réaction récente du gouvernement Trump aux attaques de pétroliers (dont un appartenait à une société japonaise) dans le détroit d’Ormuz. Le 9 juillet, le général des marines Joseph Dunford, chef d’État-Major des armées des États-Unis, a annoncé que son pays avait le projet de constituer une « coalition des bons vouloirs » en vue de protéger la navigation commerciale dans les eaux de l’Iran et du Yemen.
En prélude à cette annonce, Trump avait posté un tweet le 24 juillet. En mentionnant nommément la Chine et le Japon (dans cet ordre), Trump demandait pourquoi les États-Unis « protègent les voies maritimes commerciales pour d’autres pays » alors que l’Amérique n’a pas besoin du pétrole du Moyen-Orient. Il est révélateur que cette déclaration ne fasse aucune distinction entre la Chine et le Japon (allié des États-Unis) en tant que pays qui méritent la protection des États-Unis.
Sous le règne de la diplomatie trumpienne, les alliés de longue date de l’Amérique sont en train de perdre leur statut privilégié. L’évolution de la dernière altercation entre Tokyo et Séoul est le reflet de cette tendance plus large et plus inquiétante. Peut-être est-il temps de voir le conflit bilatéral sous un nouveau jour, en prenant en considération cette plus large perspective.
(Photo de titre : le président sud-coréen Moon Jae-in [devant, second à partir de la gauche] et le premier ministre japonais Abe Shinzô [devant, second à partir de la droite] au sommet d’Osaka du G20, le 29 juin 2019. Jiji Press)