Un « effet Murakami Haruki » sur la littérature japonaise en traduction ?

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Le succès planétaire des romans de Murakami Haruki a profondément transformé l’image de la littérature japonaise dans le monde. Il a eu notamment pour conséquence la traduction dans diverses langues de toutes sortes d’autres auteurs contemporains de l’Archipel. Le moment est donc venu de se demander comment la littérature japonaise, une fois traduite, est-elle perçue par les lecteurs du reste de la planète.

Une plus grande diversité d’œuvres traduites du japonais

Quand on se penche sur les traductions récentes du japonais autres que celles de Murakami Haruki, on est frappé par la grande diversité des auteurs concernés. Jusqu’à la fin des années 1970, les écrivains de sexe masculin ont été nettement plus nombreux à en bénéficier, mais à partir des années 1990, on a vu apparaître davantage de traductions d’œuvres de femmes japonaises notamment Ogawa Yôko, Kirino Natsuo, Tsushima Yûko  et Murata Sayaka. En 1997, Kirino Natsuo a publié un roman policier intitulé Out qui a été traduit en anglais en 2004 et en français en 2006 (sous le même titre). L’action se déroule dans une fabrique de bentô de la banlieue de Tokyo où travaillent des femmes. Out a eu un succès retentissant non seulement au Japon où l’ouvrage a été couronné par le Grand prix du roman policier, mais aussi en France et aux États-Unis où il a été proposé pour le Prix Edgar-Allan Poe du meilleur roman. Du coup, d’autres œuvres de Kirino Natsuo ont été traduites. Par ailleurs, la rapidité de la traduction de Convenience Store Woman (Konbini ningen) de Murata Sayaka paru en japonais en 2016, puis anglais et en français (Konbini, Denoël) dès 2018, met en évidence le zèle avec lequel les éditeurs occidentaux cherchent à publier au plus vite les best-sellers japonais les plus récents.

Le genre de la fiction, y compris les romans policiers et de science-fiction, fait lui aussi l’objet d’un nombre accru de traductions. Higashino Keigo, un des maîtres du roman policier japonais, est l’un des auteurs étrangers les plus populaires en Chine. La maison d’édition Haikasoru contribue pour sa part à faire connaître la littérature fantastique et de science-fiction japonaise en dehors de l’Archipel en publiant des traductions d’œuvres d’Itô Keikaku et de Enjoe Toh. Et les poètes contemporains eux-mêmes bénéficient de cet engouement pour le Japon, en particulier la poétesse et romancière Itô Hiromi.

Le light novel, un type d’ouvrage facile à lire destiné essentiellement aux jeunes, a fait lui aussi des adeptes dans le monde entier. Grâce au succès des manga et des films d’animation qui a commencé dans les années 1990, des traductions de textes célèbres et d’adaptations écrites ont trouvé des lecteurs un peu partout sur la planète. La plupart des light novels font partie de séries interminables dont les héros ont parfois recours à un vocabulaire spécifique, ce qui peut poser des problèmes aux traducteurs. Mais cela ne les a pas empêchés de faire leur apparition dans les pays anglophones, en Asie du Sud-Est et en France (entre autres Pika, Kazé, Hachette, Ofelbe — NDT).

Le soutien apporté par le gouvernement japonais à la traduction littéraire a joué lui aussi un rôle important dans la diffusion des œuvres japonaises dans le monde. En 2002, l’Agence japonaise des Affaires culturelles a lancé un Projet de publication de la littérature japonaise (JLPP) pour encourager l’édition d’œuvres d’écrivains de l’Archipel non seulement en anglais mais aussi dans d’autres langues, notamment le français, l’allemand, le russe et l’indonésien. Parmi les nombreux livres traduits ou retraduits dans le cadre du JLPP, il y a eu non seulement des classiques de la littérature japonaise moderne, entre autres Botchan de Natsume Sôseki et Rashômon d’Akutagawa Ryûnosuke, mais aussi des chefs-d’œuvre de l’après-guerre, dont Musashino fujin (La Dame de Musashino) d’Ôoka Shôhei et Hôyô kazoku (Le Cercle de famille) de Kojima Nobuo, et des œuvres qui sont le reflet du Japon contemporain. Outre une aide au travail de traduction proprement dit, le JLPP garantissait aux éditeurs l’achat des exemplaires imprimés. Il a eu également le mérite de faciliter la traduction dans d’autres langues d’œuvres littéraires qui n’étaient pas appelées à un succès commercial et d’augmenter considérablement le choix des textes disponibles dans les cours de littérature japonaise en dehors de l’Archipel. Si le projet de l’Agence japonaise des Affaires culturelles a été très apprécié dans les milieux littéraires, il n’en est pas allé de même dans le monde politique. À partir de 2010, le JLPP n’a plus reçu aucune subvention pour de nouvelles traductions en raison des coupes budgétaires drastiques opérées par le gouvernement.

Une littérature japonaise de portée mondiale

Maintenant qu’elle s’est libérée de certains clichés, la littérature japonaise semble à même d’aller de l’avant et de se faire apprécier à toutes sortes d’égards en tant que littérature mondiale. Et il y aura bien entendu des cas où les lecteurs étrangers lui découvriront des qualités ayant échappé aux locuteurs japonais.

Le moment est également venu de redéfinir le sens du mot « traduction ». Après la publication en anglais de All You Need is Kill, le light novel  de Sakurazaka Hiroshi illustré par Abe Yoshitoshi, une adaptation cinématographique de l’œuvre a été décidée à Hollywood. Ainsi, le film intitulé Edge of Tomorrow (Un jour sans lendemain) et interprété par Tom Cruise et Emily Blunt a fait un tabac. En dépit de changements considérables par rapport au texte d’origine en termes de personnages et de lieux, l’argument du texte a été fidèlement « traduit ». Le protagoniste principal revit en effet des dizaines de fois la même journée où il doit affronter des extra-terrestres et revenir en arrière dans le passé, chaque fois qu’il est tué. Son histoire a réussi à séduire les spectateurs, bien qu’elle rappelle étrangement les jeux vidéo où le joueur doit  recommencer la partie depuis le début chaque fois que le personnage qu’il incarne meurt, et ce jusqu’à ce qu’il réussisse. Le concept de base de l’œuvre semble donc avoir été respecté malgré de nombreuses modifications. Reste à savoir si l’on peut parler pour autant d’une traduction « fidèle »...

Le monde continue à évoluer de plus en plus vite. En l’espace de 30 ans, les liseuses, les réseaux sociaux et les progrès techniques ont bouleversé le domaine de la traduction littéraire. Beaucoup se demandent quels auteurs et quels textes devraient être traduits et de quelle façon. Mais un problème beaucoup plus sérieux va se poser, celui de savoir quelles sont les valeurs universelles que les œuvres littéraires sont en mesure de transmettre par le biais de la traduction dans un monde en perpétuelle mutation.

Cinq exemples d’œuvres d’écrivains japonais qui ont réussi à faire leur chemin dans le monde. (De gauche à droite) All You Need Is Kill de Sakurazaka Hiroshi, porté à l’écran sous le titre de Edge of Tomorrow (Un jour sans lendemain) ; After Dark (Le Passage de la nuit) de Murakami Haruki ; Das Bad (Le Bain), écrit directement en allemand par Tawada Yôko ; The Emissary (Kentôshi) de Tawada Yôko, couronné aux États-Unis par le Prix national du livre (National Book Award), dans la catégorie traduction ; et Convenience Store Woman  (Konbini ningen) de Murata Sayaka, traduit en anglais et en français deux ans après sa parution en japonais, en 2016
Cinq exemples d’œuvres d’écrivains japonais qui ont réussi à faire leur chemin dans le monde. (De gauche à droite) All You Need Is Kill de Sakurazaka Hiroshi, porté à l’écran sous le titre de Edge of Tomorrow (Un jour sans lendemain) ; After Dark (Le Passage de la nuit) de Murakami Haruki ; Das Bad (Le Bain), écrit directement en allemand par Tawada Yôko ; The Emissary (Kentôshi) de Tawada Yôko, couronné aux États-Unis par le Prix national du livre (National Book Award), dans la catégorie traduction ; et Convenience Store Woman  (Konbini ningen) de Murata Sayaka, traduit en anglais et en français deux ans après sa parution en japonais, en 2016.

(D’après un article en japonais. Photo de titre : les romans de Murakami Haruki traduits dans différentes langues. Jiji Press)

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