Un « effet Murakami Haruki » sur la littérature japonaise en traduction ?
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L’impact considérable de Murakami Haruki sur l’image de la littérature japonaise
Le 10 septembre 1990, le célèbre hebdomadaire The New Yorker a publié la traduction en anglais de TV People, une nouvelle de Murakami Haruki parue en français dans le recueil de nouvelles L’Eléphant s’évapore, en 1998. La présence d’un texte d’un écrivain japonais dans un magazine littéraire américain a constitué un événement déterminant non seulement dans la carrière de son auteur mais aussi dans l’histoire de la littérature japonaise en traduction, en particulier en anglais. Depuis, les œuvres de Murakami Haruki ont été diffusées dans plus de 50 pays et certaines sont devenues des best-sellers au niveau mondial. En 2006, la Société Franz Kafka de Prague lui a décerné le prix Franz Kafka et en 2009, il a obtenu le prix Jérusalem, qui récompense tous les deux ans un auteur dont les écrits ont su exprimer la liberté de l’individu au sein de la société. Ainsi, ce romancier occupe une place tout à fait singulière dans la littérature japonaise non seulement en raison de la réussite commerciale de ses œuvres mais aussi grâce aux critiques qui l’ont salué à la grande majorité.
Avec l’entrée en scène de Murakami Haruki, l’image de la littérature japonaise en traduction a complètement évolué. D’après Edward B. Fowler, professeur émérite de littérature japonaise moderne à l’Université de Californie à Irvine, l’année 1955 a coïncidé avec le début d’un « âge d’or de la traduction des romans japonais de l’époque moderne ». Elle a en effet été marquée par la publication par l’éditeur américain Albert Knopf de deux ouvrages traduits du japonais à l’anglais, à savoir Homecoming (Kikyô) d’Osaragi Jirô, et Some Prefer Nettles (Tade kû mushi, paru en français sous le titre Le goût des orties — NDT) de Tanizaki Junichirô. En Occident, l’image de la littérature japonaise moderne a dès lors été associée à une forme d’esthétique exotique alimentée par le regain d’intérêt pour la culture nippone de l’Amérique après la Seconde Guerre mondiale et par les traductions des « trois grands » romanciers de l’époque : Tanizaki Junichirô (1886-1965), Mishima Yukio (1925-1970) et Kawabata Yasunari (1899-1972). Toutefois à partir des années 1990, elle a été profondément modifiée par les œuvres de Murakami Haruki, fortement influencées par la littérature américaine, où la société japonaise contemporaine et le fantastique font bon ménage.
Quand il a voulu faire traduire ses écrits en anglais, Murakami Haruki a d’abord eu recours à sa maison d’édition. Mais par la suite, il a fait appel à un agent et collaboré de très près avec des éditeurs américains pour trouver un ton approprié au lectorat anglophone, en particulier celui de l’Amérique du Nord.(*1)
D’après Irmela Hijiya-Kirschnereit, auteur de nombreux ouvrages sur la littérature et la culture japonaises, Murakami Haruki semble avoir pensé à la traduction de certaines de ses œuvres, notamment Le Passage de la nuit (After Dark, 2004), dès le moment où il les a écrites. Il a en effet inclus d’emblée dans celles-ci des explications détaillées dont les lecteurs japonais pourraient fort bien se passer. Pour elle, ce travail « préparatoire de traduction » montre comment l’auteur a adapté sa façon d’écrire à « l’ère de la traduction littéraire ».
Les bons et les mauvais côtés du succès de Murakami Haruki
Une trentaine d’années se sont écoulées depuis que les œuvres de Murakami Haruki ont commencé à être traduites en anglais. Et on peut dire que durant cette période, il a représenté la littérature japonaise en traduction au même titre que Tanizaki Junichirô, Mishima Yukio et Kawabata Yasunari entre 1955 et les années 1980. Cependant, son énorme succès a eu à la fois des bons et des mauvais côtés. Ses textes ne sont certes pas très difficiles à transposer en anglais et dans d’autres langues européennes en raison de la forte influence qu’ont exercé sur lui des auteurs américains tels que Raymond Chandler, Kurt Vonnegut ou Raymond Carver. Mais quantité d’écrivains et de critiques lui ont reproché la manière d’écrire si particulière qui lui a permis de conquérir les lecteurs du monde entier. Le jugement le plus sévère à son endroit a été formulé par la romancière et essayiste Mizumura Minae, qui bien que parfaitement bilingue parce qu’elle a passé une grande partie de son enfance aux États-Unis, a choisi la langue japonaise pour ses œuvres (voir notre article : Mizumura Minae : la langue japonaise pourrait disparaître ?).
Dans un article intitulé The Murakami Effect (L’Effet Murakami) du 4 janvier 2017, Stephen Snyder, professeur de langue et de littérature japonaises aux États-Unis, dit quant à lui, qu’on a tendance à juger les écrivains japonais contemporains uniquement en fonction de leur capacité à incarner le « prochain Murakami ». Il cite à titre d’exemple Ogawa Yôko et Kirino Natsuo, deux femmes qu’il a eu l’occasion de traduire, en expliquant qu’elles ont été qualifiées de « proches du style de Murakami » sans tenir aucun compte des qualités qui leur sont propres. Stephen Snyder reconnaît toutefois que le formidable succès de Murakami Haruki dans le monde a eu le mérite d’attirer l’attention sur de nombreux autres écrivains japonais. De toutes les façons, on ne peut pas considérer les 30 années qui viennent de s’écouler en matière de traduction de la littérature japonaise sans reconnaître le rôle prépondérant joué par Murakami Haruki.
(*1) ^ Murakami Haruki s’est expliqué à ce sujet d’une part dans un texte figurant dans la version japonaise de L’Eléphant s’évapore (Zô no shômetsu) et de l’autre dans un entretien avec David James Karashima, maître de conférences à l’Université Waseda de Tokyo, que celui-ci a publié dans « Les lecteurs que nous sommes quand nous lisons Haruki Murakami » (Haruki Murakami o yondeiru toki ni wareware ga yondeiru monotachi, Tokyo, Misuzu shobô, 2018)
Une plus grande diversité d’œuvres traduites du japonais
Quand on se penche sur les traductions récentes du japonais autres que celles de Murakami Haruki, on est frappé par la grande diversité des auteurs concernés. Jusqu’à la fin des années 1970, les écrivains de sexe masculin ont été nettement plus nombreux à en bénéficier, mais à partir des années 1990, on a vu apparaître davantage de traductions d’œuvres de femmes japonaises notamment Ogawa Yôko, Kirino Natsuo, Tsushima Yûko et Murata Sayaka. En 1997, Kirino Natsuo a publié un roman policier intitulé Out qui a été traduit en anglais en 2004 et en français en 2006 (sous le même titre). L’action se déroule dans une fabrique de bentô de la banlieue de Tokyo où travaillent des femmes. Out a eu un succès retentissant non seulement au Japon où l’ouvrage a été couronné par le Grand prix du roman policier, mais aussi en France et aux États-Unis où il a été proposé pour le Prix Edgar-Allan Poe du meilleur roman. Du coup, d’autres œuvres de Kirino Natsuo ont été traduites. Par ailleurs, la rapidité de la traduction de Convenience Store Woman (Konbini ningen) de Murata Sayaka paru en japonais en 2016, puis anglais et en français (Konbini, Denoël) dès 2018, met en évidence le zèle avec lequel les éditeurs occidentaux cherchent à publier au plus vite les best-sellers japonais les plus récents.
Le genre de la fiction, y compris les romans policiers et de science-fiction, fait lui aussi l’objet d’un nombre accru de traductions. Higashino Keigo, un des maîtres du roman policier japonais, est l’un des auteurs étrangers les plus populaires en Chine. La maison d’édition Haikasoru contribue pour sa part à faire connaître la littérature fantastique et de science-fiction japonaise en dehors de l’Archipel en publiant des traductions d’œuvres d’Itô Keikaku et de Enjoe Toh. Et les poètes contemporains eux-mêmes bénéficient de cet engouement pour le Japon, en particulier la poétesse et romancière Itô Hiromi.
Le light novel, un type d’ouvrage facile à lire destiné essentiellement aux jeunes, a fait lui aussi des adeptes dans le monde entier. Grâce au succès des manga et des films d’animation qui a commencé dans les années 1990, des traductions de textes célèbres et d’adaptations écrites ont trouvé des lecteurs un peu partout sur la planète. La plupart des light novels font partie de séries interminables dont les héros ont parfois recours à un vocabulaire spécifique, ce qui peut poser des problèmes aux traducteurs. Mais cela ne les a pas empêchés de faire leur apparition dans les pays anglophones, en Asie du Sud-Est et en France (entre autres Pika, Kazé, Hachette, Ofelbe — NDT).
Le soutien apporté par le gouvernement japonais à la traduction littéraire a joué lui aussi un rôle important dans la diffusion des œuvres japonaises dans le monde. En 2002, l’Agence japonaise des Affaires culturelles a lancé un Projet de publication de la littérature japonaise (JLPP) pour encourager l’édition d’œuvres d’écrivains de l’Archipel non seulement en anglais mais aussi dans d’autres langues, notamment le français, l’allemand, le russe et l’indonésien. Parmi les nombreux livres traduits ou retraduits dans le cadre du JLPP, il y a eu non seulement des classiques de la littérature japonaise moderne, entre autres Botchan de Natsume Sôseki et Rashômon d’Akutagawa Ryûnosuke, mais aussi des chefs-d’œuvre de l’après-guerre, dont Musashino fujin (La Dame de Musashino) d’Ôoka Shôhei et Hôyô kazoku (Le Cercle de famille) de Kojima Nobuo, et des œuvres qui sont le reflet du Japon contemporain. Outre une aide au travail de traduction proprement dit, le JLPP garantissait aux éditeurs l’achat des exemplaires imprimés. Il a eu également le mérite de faciliter la traduction dans d’autres langues d’œuvres littéraires qui n’étaient pas appelées à un succès commercial et d’augmenter considérablement le choix des textes disponibles dans les cours de littérature japonaise en dehors de l’Archipel. Si le projet de l’Agence japonaise des Affaires culturelles a été très apprécié dans les milieux littéraires, il n’en est pas allé de même dans le monde politique. À partir de 2010, le JLPP n’a plus reçu aucune subvention pour de nouvelles traductions en raison des coupes budgétaires drastiques opérées par le gouvernement.
Une littérature japonaise de portée mondiale
Maintenant qu’elle s’est libérée de certains clichés, la littérature japonaise semble à même d’aller de l’avant et de se faire apprécier à toutes sortes d’égards en tant que littérature mondiale. Et il y aura bien entendu des cas où les lecteurs étrangers lui découvriront des qualités ayant échappé aux locuteurs japonais.
Le moment est également venu de redéfinir le sens du mot « traduction ». Après la publication en anglais de All You Need is Kill, le light novel de Sakurazaka Hiroshi illustré par Abe Yoshitoshi, une adaptation cinématographique de l’œuvre a été décidée à Hollywood. Ainsi, le film intitulé Edge of Tomorrow (Un jour sans lendemain) et interprété par Tom Cruise et Emily Blunt a fait un tabac. En dépit de changements considérables par rapport au texte d’origine en termes de personnages et de lieux, l’argument du texte a été fidèlement « traduit ». Le protagoniste principal revit en effet des dizaines de fois la même journée où il doit affronter des extra-terrestres et revenir en arrière dans le passé, chaque fois qu’il est tué. Son histoire a réussi à séduire les spectateurs, bien qu’elle rappelle étrangement les jeux vidéo où le joueur doit recommencer la partie depuis le début chaque fois que le personnage qu’il incarne meurt, et ce jusqu’à ce qu’il réussisse. Le concept de base de l’œuvre semble donc avoir été respecté malgré de nombreuses modifications. Reste à savoir si l’on peut parler pour autant d’une traduction « fidèle »...
Le monde continue à évoluer de plus en plus vite. En l’espace de 30 ans, les liseuses, les réseaux sociaux et les progrès techniques ont bouleversé le domaine de la traduction littéraire. Beaucoup se demandent quels auteurs et quels textes devraient être traduits et de quelle façon. Mais un problème beaucoup plus sérieux va se poser, celui de savoir quelles sont les valeurs universelles que les œuvres littéraires sont en mesure de transmettre par le biais de la traduction dans un monde en perpétuelle mutation.
(D’après un article en japonais. Photo de titre : les romans de Murakami Haruki traduits dans différentes langues. Jiji Press)