Les trois décennies de l’ère Heisei ont eu un impact négatif sur le secteur bancaire japonais, dont la toute puissance s’est évanouie avec l’éclatement de l’économie de bulle et l’accumulation d’actifs non productifs qui en a résulté. En janvier 1989, date du début de l’ère Heisei, il y avait 21 grands établissements financiers, mais nombre d’entre eux n’ont pas survécu et les réorganisations se sont multipliées entre ceux qui restaient, si bien que, à la fin de l’ère, le secteur se réduit à trois grandes banques et une poignée de groupes financiers. Les banques continuent de subir les effets de la déflation, et l’assouplissement monétaire, en comprimant les taux d’intérêt, contribue lui aussi à la baisse des profits.
La chute des prix du foncier
Le 29 décembre 1989, l’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo a battu tous les records avec un cours de 38 915, mais neuf mois plus tard, le 1er octobre 1990, ce chiffre avait chuté de moitié pour retomber sous la barre des 20 000. La bulle spéculative avait éclaté sur les marchés boursiers et la courbe des prix fonciers n’allait pas tarder elle aussi à s’infléchir rapidement.
Après avoir atteint un sommet en 1990, le prix des terrains commerciaux a décliné pendant 15 années consécutives, pour ne repartir à la hausse qu’en 2005. D’après l’Institut japonais de la propriété foncière, l’indice des prix des terrains commerciaux de six grandes villes (Tokyo centre-ville [23 arrondissements], Yokohama, Nagoya, Kyoto, Osaka et Kobe) a perdu 87 % par rapport à ses plus hauts niveaux. Le plongeon a été particulièrement spectaculaire en 1992 et 1993, avec des chiffres respectifs de 15 % et de près de 25 % de chute.
Ce déclin, d’une durée et d’une ampleur sans précédent dans le Japon d’après-guerre, a fait voler en éclat le vieux mythe de la hausse indéfinie des prix de l’immobilier. Les banques qui finançaient la spéculation des établissements financiers comme des promoteurs immobiliers ont vu leurs prêts partir en fumée quand la bulle a éclaté.
Les biens fonciers servent couramment de garantie aux emprunts bancaires ; si bien que, lorsque leur valeur baisse sur le marché, le montant maximal susceptible d’être emprunté risque lui aussi de diminuer. Pour emprunter le même montant, on peut se voir demander un supplément de garantie. C’est pourquoi l’éclatement de la bulle du foncier a été particulièrement douloureux pour les établissements financiers non bancaires et les agents immobiliers, même si d’autres acteurs économiques ont eux aussi souffert. Pour les entreprises, une restriction du crédit associée à de mauvais résultats commerciaux pouvait facilement provoquer une panne de trésorerie.
Effacer 100 000 milliards de yens de créances irrécouvrables
La détérioration des finances a provoqué une pléthore de dépôts de bilan, à tel point que le montant total des dettes des entreprises en faillite, qui se situait juste au-dessus de 2 000 milliards de yens en 1990, est passé à 8 000 milliards l’année suivante. Le chiffre a franchi la barre des 10 000 milliards en 1997 et atteint 24 000 milliards en 2000, battant par la même occasion tous les records. Il a légèrement diminué par la suite, mais il est resté supérieur à 10 000 milliards de yens jusqu’à la fin de l’année 2003 et son impact dévastateur sur l’économie a continué de se faire sentir.
Les pertes imputables aux créances irrécouvrables ont été absorbées par les profits accumulés par les banques. Celles-ci pouvaient en outre réaliser les plus-values latentes de leurs participations, dont la valeur marchande était considérablement plus élevée que la valeur comptable. Mais ces profits potentiels ont fini par se tarir. Avec l’éclatement de la bulle financière, leur montant total pour le secteur bancaire est passé de quelque 50 000 milliards de yens en 1990 à 38 000 milliards l’année suivante puis à 20 000 milliards en 1992. En 1998, il ne restait plus rien. Nombre de banques ont été contraintes de vendre leurs parts pour tenter de passer par pertes et profits leurs créances irrécouvrables, mais ces initiatives ont eu un effet pervers en aggravant la chute des prix. Pour empêcher la formation d’un engrenage à la baisse, la Banque du Japon a pris le parti inhabituel de racheter en 2002 les parts détenues par les banques privées.
En 1992, peu après l’éclatement de la bulle, le montant des actifs non productifs détenus par les banques s‘élevait à 8 000 milliards de yens. Passé à 13 000 milliards en 1993, puis à 40 000 milliards en 1995, il a fini par culminer à 52 000 milliards en 2002. Le ratio des actifs non productifs au total des prêts a lui aussi atteint un sommet en 2002, à 8,6 % (pour tous les établissements financiers recevant des dépôts). 100 000 milliards de yens et plus – l’équivalent de 20 % du produit intérieur brut du Japon – de créances irrécouvrables ont été passés par pertes et profits depuis l’éclatement de la bulle. À l’évidence, le coup a été rude pour le secteur bancaire.
La restructuration du secteur financier
La liquidation des créances irrécouvrables est une tâche ingrate qui, par les ponctions qu’elle opère sur le capital des banques, provoque un excédent de dettes qui peut conduire à l’insolvabilité.
Le tableau à la fin de cet article dresse la liste des principales faillites bancaires survenues au cours de l’ère Heisei et des conséquences qui en ont résulté en termes de réalignement du secteur financier. Peut-être l’événement le plus choquant – pour les gens qui sont actifs dans ce secteur ou sa supervision – a-t-il été enregistré en 1997, avec la faillite de la Banque Hokkaidô Takushoku et la fermeture de Yamaichi Securities, qui ont été perçues comme le signe avant-coureur d’un effondrement du système financier (voir notre article lié). La chute de ces établissements a été précipitée par la faillite de Sanyô Securities, qui a provoqué un sévère repli du marché monétaire et déclenché une cascade de faillites, dont, en 1998, celles de la Banque japonaise de crédit à long terme et de la Banque japonaise de crédit – qui étaient toutes deux nationalisées – et d’une profusion de banques régionales.
La nécessité de couvrir les coûts de la liquidation des créances irrécouvrables a incité nombre de banques à opter pour les fusions, qui permettent de regrouper les ressources en vue de constituer de plus grosses entités. Les autorités ont encouragé ce genre d’initiatives en mettant sur pied un dispositif d’injection de fonds publics (via l’expansion du régime de l’assurance des dépôts), qui a permis de mettre à disposition 13 000 milliards de yens pour la recapitalisation des établissements financiers en difficultés. 19 000 milliards supplémentaires ont été déboursés à titre de subventions et 6 000 milliards d’actifs non productifs ont été achetés, si bien qu’au total 38 000 milliards de yens ont été puisés dans les coffres de l’État. À quoi viennent s’ajouter les pertes provenant des prêts spéciaux consentis par la BoJ à Yamaichi Securities et à la Banque japonaise de crédit, soit 200 milliards de yens.
Pour qu’un mécanisme d’injection de fonds publics à destination du secteur bancaire soit mis en place, il aura fallu attendre la chute de la Banque japonaise de crédit à long terme en 1998, soit bien des années après l’éclatement des bulles spéculatives. On peut trouver une cause indirecte de ce retard dans la lutte acharnée qui sévissait entre les banques commerciales et celles affiliées aux coopératives agricoles japonaises, soutenues par les politiciens défenseurs du monde paysan, pour savoir à qui incombait le sauvetage de sept établissements de prêts hypothécaires. L’échauffourée a duré jusqu’en décembre 1995, quand le gouvernement a décidé de s’en mêler et d’injecter 685 milliards de yens dans les caisses de ces établissements qui n’avaient rien à voir avec des banques.
Mais cette décision a suscité une levée de boucliers dans la population, qui ne voyait aucune raison pour que l’argent des contribuables serve à sauver des établissements privés, après quoi les politiciens se sont montrés plus réticents à injecter des fonds publics dans le secteur bancaire, et le ministère des Finances s’est vu retiré son pouvoir de supervision des établissements financiers, lequel a été affecté à l’Agence des services financiers, une nouvelle institution indépendante.
Le manque d’empressement des dirigeants politiques japonais à remédier au chaos financier consécutif à la bulle est encore plus flagrant si on le compare à la décision prise par Washington de consacrer sans délai 700 milliards de dollars au renflouement des banques et des établissements financiers lors de la crise économique mondiale de 2008, décision qui a permis non seulement une prompte remise à flot du secteur financier mais aussi un redressement en douceur des investissements publics.
Faibles taux d’intérêt et marges de profit
Confrontées à l’éclatement de la bulle, les entreprises ont cherché par tous les moyens à réduire leur endettement. Il en a résulté une atrophie des prêts bancaires, qui ont diminué de 8 % par an entre 2002 et 2004. Le retour à la hausse des prêts, qui s’est amorcé en 2006, a coïncidé avec la fin du déclin des prix du foncier. La chute de la demande de financement a exercé des pressions à la baisse sur les taux d’intérêt, pressions que la politique monétaire expansionniste de la BoJ n’a fait qu’aggraver. Dans ce contexte, la baisse des marges de profit des banques s’est encore accentuée.
L’Association des banquiers japonais a calculé que l’écart entre les taux d’intérêt perçus sur les prêts et ceux versés sur les fonds collectés est tombé de 1,8 % avant l’éclatement de la bulle à 0,2 % aujourd’hui. Prêter est une fonction essentielle des banques, si bien que toute réduction de l’écart entraîne nécessairement un amaigrissement des résultats des entreprises. Les très grandes banques japonaises ont pu compenser la baisse de leurs profits dans l’Archipel en cherchant des opportunités d’investissement à l’étranger, mais les banques régionales, dont les opérations se limitent au territoire national, ont eu bien du mal à joindre les deux bouts. Et de fait, 54 banques régionales – la moitié du total pour l’ensemble du pays – déclarent des pertes dans leurs activités de prêt et dans les redevances et commissions qu’elles perçoivent, certaines d’entre elles pour plusieurs années consécutives. Les actifs non productifs ne constituent plus un gros problème pour elles, et les risques d’insolvabilité sont faibles. Mais si l’économie venait à se détériorer, avec les faillites d’entreprises qui en résulteraient, les banques régionales pourraient connaître de graves difficultés à mesure que les prêts deviennent irrécouvrables.
Il n’est pas exclu que le secteur financier soit sur le point d’entrer dans une nouvelle ère post-Heisei de réalignement.
(D’après un original en japonais. Photo de titre : le dernier jour de transactions à la Bourse de Tokyo en 1989, quand l’indice Nikkei a culminé à 38 915, un record absolu. Jiji Press)