Échapper à l’isolement : tendre la main aux « hikikomori » âgés et à leurs familles
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Un million de hikikomori
Les autorités japonaises évaluent le nombre des reclus hikikomori qui fuient la société à plus d’un million, soit 1 % de la population du pays. Ce chiffre est tiré de deux enquêtes. La première, menée en septembre 2016, mesurait l’effectif des hikikomori au sein de la tranche d’âges des 15-39 ans (voir tableau 1).
Hikikomori âgés de 15 à 39 ans
Pourcentage des personnes interrogées | Total estimé de personnes concnernées au Japon | |
---|---|---|
A) Quasi-hikikomori | ||
Ne sortent de chez eux que pour des raisons liées à leur passe-temps. | 1,06 % | 365 000 |
B) Hikikomori (au sens strict du terme) | ||
Ne sortent de chez eux que pour le voisinage immédiat, par exemple un supérette (konbini). | 0,35 % | 121 000 |
Sortent de leur chambre, mais pas de leur logement, ou sortent rarement de leur chambre. | 0,16 % | 55 000 |
A)+B) Hikikomori (au sens large du terme) | ||
Total | 1,57 % | 541 000 |
Tableau réalisé par Nippon.com d’après une enquête portant sur 3 115 personnes âgées de 15 à 39 ans publiée en septembre 2016 par le Bureau du Cabinet. Note : les estimations des populations ont été effectuées en appliquant les pourcentages à l’effectif total de la tranche des 15-39 ans, soit 34,5 millions de personnes selon une estimation de 2018 du ministère des Affaires intérieures et des Communications.
La seconde enquête, menée en mars 2019, recensait les hikikomori au sein de la tranche des 40-64 ans. C’était la première fois que cette tranche d’âge faisait l’objet d’une telle enquête, et les résultats ont montré que les reclus sociaux sont encore plus nombreux dans cette cohorte que dans celle des moins de 40 ans (voir tableau 2).
Hikikomori âgés entre 40 et 64 ans
Pourcentage des personnes interrogées | Total estimé de personnes concnernées au Japon | |
---|---|---|
A) Quasi-hikikomori | ||
Ne sortent de chez eux que pour des raisons liées à leur passe-temps. | 0,58 % | 248 000 |
B) Hikikomori (au sens strict du terme) | ||
Ne sortent de chez eux que pour le voisinage immédiat, par exemple un supérette (konbini). | 0,65 % | 274 000 |
Sortent de leur chambre, mais pas de leur logement. | 0,15 % | 65 000 |
Sortent rarement de leur chambre. | 0,06 % | 26 000 |
A)+B) Hikikomori (au sens large du terme) | ||
Total | 1,45 % | 613 000 |
Réalisé par Nippon.com d’après une enquête portant sur 3 248 personnes âgées de 40 à 64 ans publiée en mars 2019 par le Bureau du Cabinet. Les estimations des populations ont été effectuées en appliquant les pourcentages à l’effectif total de la tranche des 40-64 ans, soit 42,4 millions de personnes.
AInsi, en cumulant les résultats des deux enquêtes, on obtient un chiffre supérieur à un million. Les enquêtes effectuées par les autorités locales indiquent elles aussi que les hikikomori sont plus nombreux après qu’avant l’âge de 40 ans. Dans son ouvrage « Le fond du problème des 80-50 » (8050 mondai no shinsô : Genkai kazoku o dô sukuu ka), Kawakita Minoru, professeur associé à l’Université d’Aichi, traite du problème des reclus d’âge mûr vivant avec des parents de plus en plus âgés. L’expression « 80-50 » figurant dans le titre est une abréviation qui associe l’âge des parents (autour de 80 ans en règle générale) et celui de leurs rejetons d’âge mûr qui fuient la société (la cinquantaine dans bien des cas).
Kawakita constate l’insuffisance du soutien accordé aux personnes âgées vivant à l’écart de la société. « Au Japon, on attend des gens qu’ils franchissent les étapes — trouver un emploi, se marier et acquérir un logement — qui jalonnent le chemin vers l’indépendance, comme s’ils avançaient sur un escalier roulant. Mais s’ils trébuchent à l’étape de l’emploi, il est difficile pour eux de se relever et de faire une nouvelle tentative. Si bien que les gens pour qui le processus est chaotique risquent d’être réduits toute leur vie à l’état d’« enfants » hébergés par leurs «parents ». Et la société exerce une forte pression sur les parents pour qu’ils les laissent rester à la maison.
Des meurtres impliquant des hikikomori
En mai 2019, un homme de 51 ans armé de deux couteaux attaqua des écoliers et des adultes qui attendaient un car scolaire à Kawasaki, dans la préfecture de Kanagawa, avant de se suicider. Il y eut deux morts et 18 blessés. Quatre jours plus tard, un ancien vice-ministre administratif au ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche, âgé de 76 ans poignarda son fils de 44 ans, qui vivait avec lui à Nerima, un arrondissement de Tokyo. En guise d’explication, il déclara qu’il avait peur que son fils fasse du mal aux gens de son entourage, comme cela s’était produit à Kawasaki. (Voir notre article lié : Père assassin, mère dépressive, fille suicidée et fils « hikikomori » : l’enfer familial d’un haut fonctionnaire japonais)
« Le responsable de l’attaque de Kawasaki et l’homme assassiné à Nerima ont tous deux été présentés comme des hikikomori », dit Kawakita. « Bien entendu, il n’existe pas de lien direct entre le retrait de la société et des crimes aussi rares que les meurtres commis au hasard. Ce qui m’a interpellé dans ces deux affaires, ce sont les réactions du public dans le genre “si tu dois te suicider, fais-le tout seul“ et “le père a fait de son mieux pour assumer sa responsabilité“. J’ai eu l’impression que ces réactions reposaient sur l’idée que le suicide ou le meurtre d’un membre de sa famille étaient admissibles tant qu’ils ne portaient pas préjudice à d’autres personnes. Dans des affaires précédentes où des parents, désespérés par l’avenir qu’ils imaginaient pour leurs enfants handicapés, les ont tués, des gens qui avaient pitié d’eux se sont mobilisés pour réclamer une réduction de leur peine. Suite à quoi les personnes handicapées ont protesté contre l’idée que, si on les assassinait, c’était regrettable mais compréhensible. Est-on vraiment en droit de considérer le meurtre d’un fils par son père à Nerima comme une fatalité ? »
Un manque d’acceptation de la société
Dans la société japonaise, on parle de plus en plus de « responsabilité personnelle », mais dans le cas des hikikomori, la responsabilité semble placée au niveau familial. À quand remonte cette idée ? Voici ce qu’en dit Kawakita :
« À l’époque de la civilisation agricole, les enfants étaient élevés par la collectivité et le foyer était la cellule de production économique, mais pendant les années de croissance économique rapide du Japon, c’est dans l’entreprise que le travail a pris place, et le foyer est devenu l’endroit où l’on rentre après le travail. Les sociologues disent parfois que les dernières fonctions laissées au foyer sont la détente et l’éducation des enfants. Les soins infirmiers et médicaux ont eux aussi été transférés à l’extérieur et, à mesure que les gens mouraient à l’hôpital, leurs funérailles ont cessé de se dérouler à la maison. Le foyer est devenu un endroit de plus en plus privé, où les personnes extérieures à la famille avaient rarement accès. En conséquence de quoi, la réussite d’un foyer en est venue à se mesurer à l’aune des résultats de l’éducation des enfants. Si ces derniers tournent mal, c’est que le foyer est mauvais. Et si un enfant se met en retrait de la société en raison de brimades subies à l’école ou de problèmes avec les autres au travail, les parents en éprouvent un sentiment de honte, qui les pousse à couper les liens avec le monde extérieur et à se cacher. »
Mais le problème ne se limite pas aux idées que se font les familles de ce genre. Kawakita pointe aussi du doigt un recul de l’acceptation sociale.
« Dans toutes les sociétés, il existe des gens qui sont dans l’incapacité de travailler, et il y en a toujours eu un certain nombre qui n’arrivent pas à s’intégrer. Or il y a très peu de dispositifs de soutien à leur disposition, notamment lorsqu’ils sont adultes. Le manque d’acceptation sociale les conduit à s’enfermer chez eux. Pendant l’après-guerre, grâce au triple soutien que constituaient la croissance rapide, l’emploi à vie et la présence à plein temps des ménagères au foyer, tout semblait aller de soi à mesure que les citoyens bougeaient, passant de la famille à l’école et au lieu de travail. C’est ce que le sociologue de l’éducation Honda Yuki appelle le “modèle de mobilité sociale japonais de l’après-guerre“. Mais dans les années 1990, les trois soutiens mentionnés n’étaient plus là. Dans un sens, il se pourrait que le changement social ait mis en lumière une inadéquation des liens entre la famille et la société qui était présente depuis le début. »
La réticence à accepter l’aide sociale
Dans son livre, Kawakita présente de nombreux exemples concrets de familles comprenant des enfants adultes retirés de la société. Dans bien des cas, les parents se battent pendant des décennies sans demander de l’aide et attendent d’avoir un âge avancé pour solliciter des conseils. L’idée de bénéficier d’une assistance publique ou de tout autre soutien est difficile à admettre tant pour les hikikomori que pour leurs parents.
« Peut-être le jugement de la société est-il sévère, mais les reclus ont aussi intériorisé un préjugé contre le recours à l’assistance publique. Il leur semble inacceptable de tomber dans une situation qu’ils assimilent à la fin du monde. Piégés par leur préjugé contre l’aide sociale, ils se trouvent dans l’incapacité de demander de l’aide. Mais il en résulte une détérioration inutile de leur situation, qui peut entraîner de graves conséquences, telles qu’une mort à l’écart de la société. Indépendance ne veut pas dire absence totale de dépendance à autrui, et il est raisonnable de dépendre modérément des gens et des systèmes. »
Ceci étant, quel raisonnement doivent adopter les hikikomori et leurs familles, et comment doivent-ils s’y prendre pour bénéficier d’un soutien ?
« Kumagaya Shin’ichirô est un universitaire, souffrant d’une paralysie cérébrale, qui effectue des recherches en pédiatrie et autres domaines au Centre de recherche pour la science et la technologie avancées de l’Université de Tokyo. Il prône le concept d’“indépendance via la dispersion de la dépendance“, selon lequel l’indépendance passe par l’augmentation du nombre de gens et de lieux dont on est dépendant en sus de la famille. Mais il y a des limites à l’offre d’abris permettant de protéger des parents de leurs rejetons violents ou de prêts pour couvrir les dépenses immédiates, l’aide sociale constituant l’ultime filet de sécurité. Si bien que l’éventualité de ne pas être en mesure de dépendre des autres existe bel et bien. »
Kawakita propose une suggestion pour les parents en difficulté : « Il y a une chose toute simple que vous pouvez faire tout de suite en tant que parent. C’est de trouver en dehors de la maison une personne à qui parler de ce qui se passe à l’intérieur. Ce pourrait être quelqu’un qui travaille dans l’aide sociale ou juste une connaissance. Il pourrait vous faire découvrir un service auquel vous pouvez avoir recours. Peut-être certains s’imaginent-ils que ces services sont réservés à une catégorie d’individus en situation déplorable, mais le système public d’aide sociale intègre aussi des services ordinaires comme les crèches gratuites. Tout le monde bénéficie d’une façon ou d’une autre des recettes fiscales. Vous devez vous convaincre qu’il n’y a rien de mal à faire appel aux programmes publics d’aide sociale, et vous devez aussi créer un ou plusieurs points de dépendance en dehors de la famille. »
Un large soutien aux familles
Pourtant, même lorsque les parents consentent finalement à demander de l’aide, il peut arriver que les consultations qu’ils effectuent soient improductives. Ils doivent parfois se contenter de réponses comme « revenez si vous avez un autre problème », sans recevoir le moindre conseil pratique.
« Lorsqu’une consultation s’avère une mauvaise expérience, certaines personnes se découragent et se sentent blessées dans leur fierté. Chercher conseil à l’aveugle n’est pas toujours opportun. Bien sûr qu’il faudrait qu’ils recoivent de l’aide, mais les gens qui ont peur de causer du problème aux autres se disent peut-être aussi qu’ils ne veulent pas que les autres leur en causent... Dans une société où les espoirs de croissance économique se sont évanouis, les gens sont enclins à penser davantage aux risques que présentent les relations personnelles qu’aux avantages qu’elles apportent. Il est désormais courant de parler de valeur à propos de l’argent. Dans leurs bilans individuels, certains semblent préoccupés par les pertes, même bénignes. Cela étant, je pense qu’il est nécessaire de trouver une forme de soutien qui apporte clairement des avantages une fois la discussion terminée. »
Kawakita remarque toutefois que le soutien aux familles d’hikikomori a changé.
« Jadis, le soutien aux hikikomori était toujours conçu pour atteindre des objectifs bien précis, et il s’arrêtait si ces derniers n’aboutissaient pas. Si, en particulier, le reclus concerné refusait le soutien, il devenait difficile d’avancer. Mais aujourd’hui, le soutien s’est élargi et il s’adresse à l’ensemble des besoins de tous les membres de la famille. Comme le montre le schéma ci-dessous, chacun d’entre eux a accès à différentes sources d’information sur les opportunités de forger des liens avec l’extérieur. Le premier pas consiste à partager ces informations. »
« Certaines personnes semblent allergiques à des mots comme “soutien“ et “liens“. Mais il existe des options, pour les parents et les autres, qui ne requièrent pas le recours aux programmes formels de soutien. Si un hikikomori, par exemple, joue au go ou au shôgi, il peut chercher d’autres joueurs et les inviter à venir faire une partie. Et les parents n’ont pas à se sentir tenus de nouer des liens pesants avec d’autres membres de la communauté pour prendre soin de leurs enfants hikikomori. Il peut suffire d’élargir le champ des interactions ordinaires avec le voisinage et de rester attentif à ce qui se passe.
« On est en droit d’attendre de la société qu’elle intègre un certain nombre de hikikomori et autres individus qui sont passés, pourrait-on dire, à travers les mailles du filet. J’aimerais que les gens en prennent acte et traitent ces “autres“ non pas comme des cas spéciaux mais comme des compagnons, membres à part entière de notre société. »
(Reportage et texte de Kuwahara Rika, de Power News. Photo de titre : Takasu/Pixta)