Plus de deux mois se sont écoulés depuis l’entrée en fonction du président Trump. Les points de vue varient concernant l’avenir des relations entre le Japon, les États-Unis et la Chine, mais pour y réfléchir, nous pouvons probablement partir de plusieurs éléments.
Continuité avec l’administration Biden
Depuis le mois de février, les États-Unis ont augmenté les droits de douane sur certains produits chinois, et la Chine a commencé ses représailles. On peut qualifier ces mesures d’escarmouches avant la guerre, mais pour le moment, on manque de visibilité sur la politique américaine vis-à-vis de Pékin. L’administration Trump a procédé à des augmentations unilatérales de droits de douane non seulement vis-à-vis de la Chine, mais aussi de pays alliés et amis. Il est permis de penser que tant que la Chine ne pourra pas dresser les contours de la politique américaine à son égard, il sera impossible de décider de sa réaction face à l’administration Trump. Cela seul montre déjà que la Chine fait preuve d’un relatif sang-froid. Son expérience de la première administration Trump fait qu’elle a probablement compris que le président américain accorde la priorité aux droits de douane et aux questions énergétiques et agricoles. La mise en place de la seconde administration a été rapide, et nous pouvons avancer qu’elle est, jusqu’à un certain degré, plus prévisible que la première.
Mais la politique de Trump envers la Chine ne se limite pas aux droits de douane et aux mesures commerciales. Parmi les personnalités choisies pour son second mandat, plusieurs sont connues pour leurs positions sévères vis-à-vis de Pékin, comme le secrétaire d’État Marco Rubio, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, ou le sous-secrétaire à la politique de la défense, Eldridge Colby. Il est possible de considérer que leur vision politique est dans le prolongement de celles de Mike Pompeo ou de Matt Pottinger pendant le premier mandat de Trump, mais sur le plan de la sécurité et de Taïwan, ils reprennent plutôt les mesures prises par Joe Biden. On peut sans doute affirmer qu’à cet égard aussi, la Chine observe la situation relativement froidement, car ce qui se passe demeure dans les limites de ce que son expérience lui avait fait prévoir.
Négocier en fonction de « l’éthique » Trump
Il y a cependant des différences entre l’administration Biden et la seconde administration Trump. La plus grande est sans doute le « cadre » de la relation bilatérale. Xi Jinping et Joe Biden voyaient la relation sino-américaine comme celle d’une compétition féroce. Ils ne cherchaient pas l’affrontement mais la collaboration là où ils le pouvaient, et maintenaient un cadre privilégiant le dialogue direct afin de gérer leurs liens complexes. De fait, même si ceux-ci étaient tendus, le dialogue direct entre les deux parties s’est fondamentalement poursuivi ainsi qu’une certaine coopération dans des domaines comme le changement climatique.
Sous la seconde administration Trump, la Chine continuera à être considérée comme un adversaire, mais il ne sera sans doute pas possible de maintenir le même cadre pour cette relation. Il y a toujours aussi peu de visibilité sur les mesures auxquelles aboutiront la concertation entre le président Trump, pour qui les droits de douane et le commerce sont la priorité, et les personnalités hostiles à la Chine qu’il a choisies, et sur l’application ou non des mesures dont ils décideront. Le nouveau dirigeant a une attitude négative vis-à-vis du changement climatique, et il est difficile d’imaginer une collaboration avec la Chine sur ce sujet. De plus, comme Marco Rubio est persona non grata en Chine, on ignore s’il pourra avoir des conversations directes avec son homologue chinois.
C’est sans doute pour cette raison que Pékin accorde la priorité aux négociations, au dialogue direct avec Trump au sujet des droits de douane. Pour l’instant, tant que le cadre général n’est pas défini, il est malaisé d’en organiser entre hauts fonctionnaires. Mais la Chine ne reconnaît en aucune façon les justifications américaines aux droits de douane supplémentaires, plutôt liés selon elle à des problèmes internes aux États-Unis, comme la question de l’immigration, ou les mesures contre le fentanyl, une drogue interdite, ce qui revient à dire que leur logique est basée sur le discours de l’America first. C’est la raison pour laquelle il faut négocier en fonction de cette logique, celle de « l’éthique » Trump.
La politique internationale globale et les relations sino-américaines
On ne peut pas expliquer toute la politique internationale de l’administration Trump uniquement par sa politique sur les droits de douane. Il est difficile pour la Chine de réagir sans avoir une vision globale de la politique américaine vis-à-vis de la Russie, du Moyen-Orient, ou de l’Ukraine, et sans distinguer la place que les États-Unis accordent dans ce contexte à la Chine. S’il va sans dire qu’elle ne demeure pas passive face à tout, elle souhaite probablement mieux évaluer la situation à un moment où prévoir ce qui va arriver est particulièrement difficile.
Si l’on prend de la hauteur et que l’on observe la situation mondiale, il semble vraisemblable que l’administration Trump s’est d’abord attaquée à la question européenne, puis au Moyen-Orient et à l’Ukraine, et qu’elle s’intéressera ensuite à l’Asie de l’Est. Le président américain a déjà commencé à agir pour la paix en Ukraine, et la place qu’il accorde à l’Europe à cet égard pose problème. Si cette région devait se rapprocher d’elle pour montrer son opposition aux États-Unis, la Chine s’en réjouirait sans doute, mais elle ne verrait pas d’un bon œil un rapprochement américano-russe. Bien sûr, lorsqu’on s’intéresse aux personnalités chargées de la diplomatie dans l’administration Trump, même si quelques-unes sont stratégiquement proches de la Russie, il est difficile de penser que la relation américano-russe progressera significativement. Mais la Chine, qui se donne l’objectif de rattraper les États-Unis, et dont le problème est pour l’instant son antagonisme avec les pays avancés, préférerait sans doute éviter de voir se fragiliser la relation solide qu’elle a avec la Russie.
Si l’on se tourne vers le Moyen-Orient, la Chine jouait autrefois un rôle d’intermédiaire entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, mais la situation a beaucoup changé : Israël est devenue une priorité relative, et la position de la Chine, grand acheteur de pétrole et de gaz naturel, est délicate.
Enfin, après la crise sanitaire et la guerre en Ukraine, sa position dans la politique mondiale est difficile. La théorie du bloc formé par la Chine et la Russie est enracinée chez tous les pays d’Europe occidentale ; dans les pays menacés par ce bloc, la Chine est confrontée aux pressions des pays émergents comme l’Inde et la Turquie. Xi Jinping aimerait pour sa part que Donald Trump le traite comme quelqu’un avec qui discuter des problèmes mondiaux, afin d’insister en Chine comme dans le reste du monde sur son importance.
Les alliés des États-Unis choqués
Comme on vient de le voir, la Chine, tout en essayant de comprendre la politique étrangère de la seconde administration Trump, s’efforce aussi de renforcer ses liens avec ses voisins. Elle a tendance à le faire lorsque la situation internationale est incertaine, et on le remarque une fois encore. Ensuite, et même simultanément, elle cherche de même à améliorer et renforcer ses relations avec les alliés des États-Unis, ainsi que les pays qui leur sont proches, tout en cherchant à les éloigner des USA. Cette politique est fondée sur la perception chinoise selon laquelle le président Trump n’accorde sans doute pas grande importance aux relations entre son pays et les pays alliés, ou proches, ni à l’OTAN, ni au dialogue stratégique entre le Japon, les États-Unis, l’Australie, et l’Inde, pas plus qu’au système de partage des information Four Eyes (États-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande), ou aux cadres de dialogue Japon-États Unis-Corée, ou encore Japon, États-Unis, et Philippines.
À cet égard, Pékin a des attentes envers le nouveau gouvernement en Corée du Sud, et elle se montre aussi plus flexible face aux Philippines dans le but d’améliorer la relation bilatérale. Elle a aussi essayé d’entrer en contact avec le gouvernement Ishiba. En Chine, on a fait grand cas du fait que l’actuel Premier ministre japonais a tendance à montrer de l’indépendance vis-à-vis des États-Unis, et qu’il est un disciple de Tanaka Kakuei, l’homme qui a normalisé les relations avec la Chine, ou encore que son gouvernement ne compte pas de membres de l’ancienne faction Abe. D’où la déception chinoise après la rencontre Trump-Ishiba, dont le résultat l’a forcée à revenir à la réalité. Le communiqué publié à l’issue de ce sommet, contrairement à ceux de l’ère Biden, ne mentionnait pas les « valeurs » mais comprenait à propos de Taïwan plusieurs passages plus volontaires que ceux de l’équipe précédente.
Les nouvelles relations sino-américaines et la question de Taïwan
L’équipe responsable des questions de sécurité et de diplomatie de la seconde administration Trump poursuit la politique de grande fermeté de l’administration Biden. Cela a conduit par exemple à une modification du site web du département d’État(*1), et on peut penser que la politique américaine en matière de vente d’armes continuera comme précédemment. Mais le président Trump lui-même se montre résolu à l’égard de Taïwan au sujet des semi-conducteurs, dont il a parlé dans un discours en évoquant une hausse des droits de douane. Sa vision à long terme de la Chine est celle d’un pays concurrent, mais pour l’instant il est impossible de dire jusqu’à quel point il voit la « carte taïwanaise » comme quelque chose qui pourra lui être utile dans sa politique envers Pékin.
Sur ce sujet, la politique de la seconde administration Trump demeure floue, ce qui inquiète bien sûr les Taïwanais. Même s’il y a une continuité avec celle de l’administration Biden, le sous-secrétaire à la politique de la défense Eldridge Colby et d’autres sonnent l’alarme sur la dépendance excessive de l’île vis-à-vis des États-Unis, en soulignant qu’il est essentiel que Taïwan soit plus engagé dans sa défense. Enfin, il est impossible de prévoir l’avenir des cadres « mini-latéraux » (par exemple États-Unis, Japon, Philippines, Taïwan) créés par Taïwan parce qu’il n’a pas accès aux relations diplomatiques. À propos de Taïwan aussi, on peut dire que l’heure est à la prudence attentive.
Quant au Japon, si les discussions entre le président Trump et le Premier ministre Ishiba ont abouti à un résultat qui a dépassé les attentes, nous ne pouvons pas pour autant être rassurés. Contrairement à l’époque de la Guerre Froide, la politique internationale est de nos jours extrêmement complexe, et se limiter au maintien affirmé du Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre le Japon et les États-Unis ne suffit plus. Il faut réagir de manière autonome, non plus seulement dans les cadres internationaux, ou entre pays avancés ou avec les pays voisins, mais dans des relations multi-niveaux depuis le niveau mondial, de l’Asie de l’Est, bilatéral, multi-pays, sur la base de la situation de chaque pays, chaque région.
Cela exige une réponse différente de celle que nous connaissons. Par exemple, un des points-clé de nos relations avec les États-Unis sera sans doute comment, et jusqu’à quel point, le Japon pourra réagir à la logique de la politique intérieure américaine toujours présente à l’esprit du président Trump. Enfin, étant donné que la politique étrangère de l’administration Trump n’est pas encore suffisamment claire, il est indispensable de renforcer les liens avec les autres pays avancés et, à un moment où le dialogue direct entre la Chine et les États-Unis est plus limité, maintenons le dialogue avec Pékin. Ensuite, le rôle du Japon est aussi de poursuivre sa politique étrangère avec les pays du Sud global, en les écoutant, et en faisant entendre leurs voix aux États-Unis et aux pays avancés.
Mais mener tout cela de front ne sera pas facile.
(Photo de titre : AFP/Jiji)
(*1) ^ Le 13 février dernier, le département d’État a mis à jour son Fact Sheet présentant les grandes lignes de la politique américaine vis-à-vis de la Chine. La version actuelle, plus négative, critique notamment le Parti communiste chinois.