S’engager sur le chemin de la décarbonisation : le Japon dans l’ère post-Glasgow
Le Japon et la neutralité climatique : innovation plus électrification mènent au zéro net
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Six ans et demi après l’Accord de Paris
Je me souviens parfaitement de l’aura d’enthousiasme et d’optimisme qui a submergé le centre de conférences le 12 décembre 2015, jour où la COP21 (21e Conférence des parties) a entériné l’Accord de Paris. Des jeunes gens criaient : « La terre est sauvée ! » Plongée dans cette atmosphère exubérante, je me disais : « Dans le futur, on se souviendra de ce moment comme de celui où le monde a changé. » Certes, le nouvel accord manquait d’objectifs juridiquement contraignants, mais il n’en donnait pas moins l’impression d’une réussite triomphale, compte tenu de l’échec des efforts précédents en vue de mettre en place un dispositif de réduction des émissions destiné à succéder au Protocole de Kyoto. Vu que la crédibilité des négociations sur le climat menées sous l’égide de l’ONU était en jeu, l’adoption d’un dispositif global, auquel toutes les parties prenantes participaient activement, constituait en vérité un événement émouvant. Où en sommes-nous aujourd’hui, six ans et demi plus tard ?
Au mois de novembre 2021, plus de 150 pays s’étaient d’ores et déjà fixé des objectifs d’émissions nulles. Le Japon, comme bien d’autres pays développés, s’est quant à lui engagé à atteindre cet objectif d’ici 2050. Le secteur financier, adoptant les principes de l’investissement ESG (pour écologique, social et gouvernance), a convenu de réduire le financement des combustibles fossiles et d’apporter son soutien aux énergies renouvelables. Le changement climatique est à la fois une source de préoccupations et un moteur d’actions sans précédent à l’échelle planétaire.
Et pourtant, notre objectif de neutralité carbone semble toujours aussi éloigné. Globalement, les émissions de carbone ont baissé en 2020 à mesure du ralentissement de l’économie consécutif à la pandémie, mais elles sont reparties à la hausse avec les initiatives prises par les nations pour relancer leurs économies. Les premières estimations indiquent que, en 2021, les émissions avaient retrouvé les niveaux d’avant la pandémie. Pourquoi la décarbonisation est-elle si difficile à atteindre ?
Une réponse à chercher dans les principes économiques de base
Depuis la révolution industrielle, l’humanité se repose sur l’usage des combustibles fossiles à forte densité énergétique (pétrole, charbon et gaz naturel) pour alimenter la croissance économique et le développement. En cours de route, nos émissions de dioxyde de carbone n’ont cessé d’augmenter, devenant par la même occasion la principale cause du réchauffement climatique. Les seules baisses momentanées des émissions de CO2 que nous ayons enregistrées se sont produites lors de brèves ruptures de la croissance économique — la Grande dépression, l’embargo sur le pétrole des années 1970, la Grande récession de 2008-9 et la récession provoquée par la pandémie de Covid-19. Chacune de ces baisses était le fruit d’une contraction de l’économie, et non pas d’un investissement dans les technologies à faible teneur en carbone ou économes en énergie. En conséquence de quoi, chaque diminution a été suivie d’un fort rebond quand l’économie a repris.
Les études empiriques ont confirmé l’existence d’une forte corrélation entre les émissions de carbone et la croissance du produit intérieur brut. On peut citer un petit nombre d’exemples de croissance du PIB en phase de déclin des émissions de carbone, mais ils sont le fruit de circonstances particulières, qu’on ne peut évoquer dans le cas du Japon ou de la majorité des autres pays. Le problème du changement climatique est intrinsèquement lié à l’énergie qui alimente notre économie. Pour le résoudre, il ne suffira pas de demander à tout le monde de faire un petit effort supplémentaire.
Le seul chemin réaliste vers une croissance économique écologiquement durable passe par le recours à des technologies à faible teneur en carbone qui soient fiables et puissent entrer en concurrence avec les combustibles fossiles dont notre société et notre économie dépendent aujourd’hui. Tant que les sources alternatives d’énergie resteront plus coûteuses que les combustibles fossiles, l’État devra subventionner la transition, et ce fardeau inhibera la croissance économique dans son ensemble (même si certains secteurs prospèrent). Telle est la réalité à laquelle nous sommes confrontés.
Trois leviers pour la décarbonisation
Fondamentalement, nous disposons de trois instruments pour réduire les émissions de carbone : la réglementation, les marchés financiers et la technologie.
La réglementation est comme une drogue forte : elle peut avoir des résultats rapides et directs, mais il n’est pas exclu que les effets secondaires soient pires que la maladie. Les réglementations mal conçues risquent de conduire à une allocation inefficace des ressources. Celles qui se focalisent trop étroitement sur les gaz à effet de serre, sans prendre en considération l’ensemble du tableau, peuvent avoir de graves implications économiques et sociales.
Emblématique de la démarche réglementaire est la loi sur le climat adoptée en juillet 2021 par l’assemblée nationale française. Ce texte, qui appelle à une transformation à grande échelle de la société française, introduit de nouvelles restrictions et prohibitions dans un vaste éventail de secteurs, dont une interdiction des vols intérieurs pour les trajets que le train peut effectuer en moins de deux heures et demie, et l’obligation pour les cantines scolaires de proposer tous les jours des plats végétariens (sous le prétexte que l’élevage pour la viande et le lait produit de grandes quantités de gaz à effet de serre). On peut bien entendu discuter des avantages et des inconvénients de ces politiques, mais il ne me semble guère judicieux d’adopter des réglementations aussi drastiques en se basant uniquement sur les émissions de GES.
Dans le monde d’aujourd’hui, la finance a indéniablement le pouvoir d’influencer les décisions commerciales. Mais elle n’est rien de plus qu’un moyen en vue d’une fin. Elle n’est pas en mesure de piloter une transition énergétique compatible avec le bon fonctionnement de l’économie, sauf si des solutions nouvelles et performantes émergent avec l’aide d’un investissement ciblé. Le « Scénario émissions zéro net d’ici 2050 » publié par l’Agence internationale de l’énergie prévoit une baisse tant de la demande de combustibles fossiles que des coûts de l’énergie à mesure des progrès de la conversion à l’énergie solaire et éolienne. Mais à l’heure actuelle, c’est exactement le contraire qui se passe. La demande de combustibles fossiles reste élevée, et l’offre réduite ; et l’envolée des prix des combustibles qui en résulte est en train de déclencher une fâcheuse flambée d’inflation. Le Japon, qui importe le plus gros des combustibles fossiles qu’il consomme, a été frappé de plein fouet.
En fin de compte, seule la technologie a la capacité de générer la décarbonisation. Le meilleur moyen de construire une société décarbonée consiste à miser sur une innovation industrielle visant à développer des procédés, produits et services à bas coût et faible teneur en carbone. La réglementation et la finance doivent avoir pour mission de soutenir et d’accélérer ce processus.
Électrification plus décarbonisation
Lorsque j’évoque la nécessité d’encourager l’innovation, il arrive qu’on me reproche de miser sur une technologie qui n’existe pas. C’est le signe d’une mauvaise compréhension du mot innovation. Il ne veut pas nécessairement dire invention pure et simple d’une technologie. Certaines des innovations les plus marquantes consistent en améliorations qui entraînent progressivement une baisse des coûts et un accroissement de l’utilité de technologies existantes.
L’approche économique de l’énergie nous dit que la formule la plus adéquate pour réduire radicalement les émissions de carbone réside dans l’électrification de la consommation d’énergie plus la décarbonisation du réseau électrique. Au Japon, malheureusement, le gouvernement accorde une importance excessive au premier facteur sans accorder au second l’attention qu’il mérite. L’électricité ne compte actuellement que pour 30 % dans la consommation finale d’énergie au Japon ; les 70 % qui restent relèvent de l’usage des combustibles fossiles destinés aux véhicules à moteur, aux bâtiments et aux processus de fabrication. L’impact de la décarbonisation de la production d’électricité est voué à rester limité si nous continuons d’ignorer les 70 % restants de la demande d’énergie. En électrifiant la consommation finale d’énergie, nous amplifions cet impact. En suivant cette voie, nous pourrions diminuer de 70 % les émissions de carbone en ayant exclusivement recours à des technologies commerciales qui ont fait leurs preuves.
Pour parvenir à la neutralité carbone, nous préconisons la même formule, tout en misant sur la nouvelle technologie de l’hydrogène — y compris l’emploi de l’ammoniac et autres substances porteuses d’énergie hydrogénée — pour fournir de l’énergie propre là où l’électrification n’est pas envisageable. Au début, il s’agira sans doute d’« hydrogène bleu » issu du gaz naturel, avec utilisation du captage et du stockage du carbone pour limiter les émissions de GES. Mais dès le milieu du siècle, il est probable que la majeure partie du combustible à l’hydrogène sera de l’« hydrogène vert », obtenu en employant de l’électricité sans impact sur le climat provenant de sources renouvelables ou de l’énergie nucléaire.
Rien ne se fera sans le nucléaire
Pour que cette stratégie puisse fonctionner, nous devons être en mesure de proposer une offre abondante et fiable d’électricité peu coûteuse et neutre en carbone. Sur l’ensemble de la planète, le coût de l’énergie solaire et éolienne baisse rapidement, mais au Japon, les énergies renouvelables restent chères. Le coût de construction des installations mégasolaires, par exemple, y est deux fois plus élevé que la moyenne mondiale. Cela tient à plusieurs raisons, mais un problème majeur réside dans le fait que la générosité des subventions et autres incitations publiques a freiné le développement d’une industrie compétitive à l’échelle internationale. Le Japon occupe d’ores et déjà la troisième place au classement mondial en termes de capacité solaire installée. Mais l’incohérence du système japonais d’attribution des subventions a encouragé l’entrée de spéculateurs et d’arrivistes plutôt que l’investissement à long terme en provenance du secteur de l’énergie. La réputation des énergies renouvelables s’en est trouvée ternie dans les communautés rurales du Japon.
D’autres facteurs, comme la pénurie de terrains, contribuent à la hausse des coûts des énergies renouvelables. Ces contraintes sont telles que la nécessité de décarboner la production d’électricité finit par nous contraindre à nous poser la question du retour à l’énergie nucléaire. Dans la décennie qui a suivi 2011 et la catastrophe de Fukushima, la quasi-totalité des centrales nucléaires japonaises ont été mises à l’arrêt du fait des nouvelles normes de sécurité rigoureuses auxquelles les centrales sont tenues de se plier avant de pouvoir rouvrir. Dans le même temps, la libéralisation du marché japonais de détail de l’électricité a fait baisser le rendement des investissements, avec pour résultat que l’industrie nucléaire est hors de portée du soutien du secteur privé. Toujours est-il que nous avons peu de chances de parvenir à la décarbonisation de la production électrique si nous insistons en même temps sur la dénucléarisation.
Tournons-nous maintenant vers l’élément essentiel de notre stratégie : l’électrification de la demande finale d’énergie dans tous les secteurs de l’économie. La première priorité devrait être d’encourager l’électrification des bâtiments et des véhicules à moteur, vu la longueur de leurs cycles de vie. À cette fin, nous aurons besoin de nouvelles politiques. Les autorités japonaises devraient se pencher sur les mesures réglementaires adoptées ailleurs, notamment les ordonnances locales californiennes interdisant l’usage du gaz naturel dans les nouveaux bâtiments et l’interdit européen imminent sur la production et la vente de véhicules à essence et diesel. Mais elles doivent faire montre de prudence, et s’appuyer sur des discussions et des délibérations approfondies, car la transition a des implications sur les ménages, l’emploi et l’intégralité de notre tissu industriel.
Nous avons besoin de nouveaux modèles économiques
En nous fixant pour objectif la neutralité carbone d’ici 2050, nous visons une transformation plus radicale que celle accomplie par la révolution industrielle, et le délai imparti est beaucoup plus court. Alors qu’il aura fallu entre 50 et 60 ans pour mener à bien la révolution industrielle, le Japon dispose de moins de trois décennies entre aujourd’hui et 2050, l’année cible.
La révolution industrielle a été principalement alimentée par le charbon, dont la densité énergétique est bien supérieure à celle du bois. Les gains d’efficacité et de productivité qui ont résulté de la conversion du bois au charbon ont enrichi la société dans son ensemble. En revanche, le passage à l’énergie solaire et éolienne, dont la densité énergétique est beaucoup plus faible, ne laisse pas présager de tels bénéfices économiques. C’est pourquoi la dynamique économique nécessaire à la révolution qui s’annonce devra provenir en grande partie de l’élaboration de nouveaux modèles d’activité susceptibles de créer un supplément de valeur ajoutée. C’est ainsi, par exemple, que les entreprises qui se voient contraintes de renoncer aux véhicules à essence et diesel au profit des véhicules électriques ont la possibilité d’ajouter des services de covoiturage à leur portefeuille d’activités. La conversion à venir de la société à la neutralité carbone doit nous inciter à revoir en profondeur notre stratégie économique.
Pour piloter cette transition, nous aurons besoin d’une trajectoire réaliste enracinée dans la compréhension du fait que la neutralité carbone est un problème d’approche économique de l’énergie qui a des répercussions sur l’intégralité de notre vie quotidienne. Les changements de grande ampleur sont toujours douloureux. Mais sans eux, l’avenir de la planète est sombre. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si nous avons la volonté collective et les capacités politiques qui nous permettront de prendre ce virage.
(Photo de titre : la nouvelle centrale à énergie solaire de Tokorozawa Kitaiwaoka, dans la préfecture de Saitama, qui produit en même temps des récoltes et de l’électricité, est un exemple du concept de « partage solaire ». Jiji)