Télétravail : pourquoi le Japon a-t-il pris autant de retard ?

Société Travail

En avril 2020, le gouvernement japonais a décrété l’état d’urgence sanitaire pour faire face à l’épidémie de Covid-19. Cette mesure a eu pour conséquence une multiplication rapide du travail à distance qui n’a toutefois pas duré bien longtemps. Car comparé à d’autres pays avancés, le Japon fait preuve de nettes réticences vis-à-vis du télétravail. Un expert nous explique quelles en sont les raisons profondes.

Le poids du modèle de l’emploi à vie au Japon

L’une des raisons pour lesquelles le Japon n’a pas fait le même choix que les autres pays est que dans les années 1990, où les technologies de l’information et de la communication étaient déjà disponibles, les firmes fonctionnant sur le modèle de l’emploi à vie fondé sur l’adhésion à la communauté constituée par l’entreprise n’ont pas remplacé leurs employés réguliers par des automates en raison de la multiplicité des tâches qu’ils effectuaient. Par ailleurs, une fois qu’elles ont eu à leur disposition des travailleurs non-réguliers, elles ont préféré confier à cette main-d’œuvre bon marché les tâches répétitives et astreignantes physiquement.

C’est ainsi que durant l’épidémie de coronavirus, la structure du marché de l’emploi a entravé la diffusion du télétravail au profit du « travail au travail ». Et ceci a eu pour effet de contribuer à propager le coronavirus tout en empêchant la réforme du travail dans le sens d’une plus grande flexibilité qui s’impose. Pour résoudre ce problème, les entreprises vont devoir évoluer en recourant non seulement à la numérisation et aux TIC mais aussi en adoptant de nouvelles technologies telles que l’intelligence artificielle (IA), l’Internet des objets (IdO) et la robotique.

Des inégalités de plus en plus profondes

Au Japon, le recours limité au télétravail est en train de creuser les inégalités entre les employés qui peuvent travailler de manière flexible et plus saine et les autres. L’enquête par panel sur les ménages japonais effectuée par le PDRC de l’Université Keiô est très révélatrice à cet égard. La mise en parallèle du taux de pratique du télétravail et des tranches de revenus entre février 2020 et avril 2021 montre en effet que le travail à la maison a augmenté de façon importante – de 7 à 31 % - dans la tranche supérieure (20 %) des revenus les plus élevés, alors que dans la tranche la plus basse (20 %), il n’a progressé que de 6 à 8 %.

On observe une tendance comparable en ce qui concerne la durée du travail. Le pourcentage des employés effectuant 60 heures et plus par semaine a nettement baissé dans les tranches supérieures de revenus. En outre si le temps de formation accordé aux salariés les mieux payés a doublé, il n’y a rien eu de tel pour les tranches de revenus moyens ou faibles.

On peut considérer cette évolution comme une nouvelle forme d’inégalité ou de « décalage » en termes d’adaptabilité face à une crise. Le télétravail et la réduction de la durée du travail augmentent la capacité des employés à s’adapter dans la mesure où ils leur permettent de rester actifs dans des situations graves telles qu’une épidémie, une catastrophe ou des obligations d’ordre familial liées à la santé. Avoir du temps pour apprendre constitue une autre opportunité de s’adapter, à l’heure où les compétences requises évoluent sans cesse en raison de la rapidité des progrès technologiques. Les changements provoqués par la pandémie risquent fort d’accentuer ce nouveau « décalage de l’adaptation » et c’est quelque chose que nous ferions bien de ne pas oublier.

Les inégalités liées à la flexibilité sont moins flagrantes que les disparités traditionnelles de revenu. Et quand les responsables en ont conscience, la marge de manœuvre dont ils disposent pour y remédier reste très limitée. En l’absence de mesures énergiques pour corriger les inégalités telles qu’une redistribution des richesses, les employés et les entreprises vont devoir prendre eux-mêmes résolument les choses en main afin de réformer en profondeur leur façon de travailler.

(Photo de titre : les bureaux pratiquement vides d’une société spécialisée dans les technologies de l’information. Les employés travaillent en effet pour la plupart chez eux afin d’enrayer la propagation du Covid-19. Kyôdô)

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