La politique nippo-américaine avec Taïwan : le début d’une nouvelle ère
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Les États-Unis et le Japon mentionnent ensemble Taïwan pour la première fois depuis 50 ans
Au cours de leur conférence de presse commune du mois d’avril dernier, le Premier ministre japonais et le président américain ont souligné « l’importance du maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan » et encouragé « la résolution pacifique des différends entre les deux rives ». Le gouvernement nippon avait déjà tenu des propos identiques à de si nombreuses reprises que sur le moment, certains n’ont pas réalisé la portée de l’événement. Ces quelques mots très simples ont pourtant une importance capitale parce qu’ils montrent clairement l’opposition des deux pays à la menace d’une intervention armée que la Chine fait peser sur Taïwan. Et ce, au même titre que la réunion du Comité consultatif nippo-américain sur la sécurité (« 2+2 ») du 16 mars 2021 à Tokyo, et que la rencontre sino-américaine d’Anchorage, les 18 et 19 mars derniers.
Dans leur déclaration commune du 16 avril 2021, les États-Unis et le Japon ont mentionné ouvertement Taïwan et le détroit de Formose pour la première fois depuis 1969. Toutefois, 52 ans plus tôt, la situation était totalement différente. Tokyo et Washington avaient des relations diplomatiques officielles avec la République de Chine (RDC) installée dans l’île de Formose et ils la considéraient comme le gouvernement légitime de la Chine. Taïwan était sous la tutelle du général Tchang Kai-chek (1887-1975) et de son régime autoritaire contrôlé par le parti unique du Kuomintang (« Parti nationaliste chinois »). Ceci n’a pas empêché les États-Unis de traiter ce petit État insulaire situé à 180 kilomètres de la Chine continentale comme un allié de premier plan dans la Guerre froide en Asie de l’Est. En 1969, Tokyo et Washington étaient en train de négocier à propos de la rétrocession d’Okinawa au Japon et la possibilité pour l’armée américaine de disposer librement des bases militaires de l’Archipel en cas de conflit dans la région était au cœur des pourparlers.
Les conséquences dramatiques du « système de 1972 »
Les choses ont changé du tout au tout avec le Communiqué commun sino-américain de Shanghai publié le 28 février 1972, à l’issue de la visite du président Nixon en Chine. Ce texte a en effet jeté les bases de la normalisation des relations diplomatiques d’abord entre les deux pays puis entre Tokyo et Pékin, au mois de septembre de la même année. Ce faisant, la communauté internationale a répondu pour l’essentiel aux exigences de l’empire du Milieu lui demandant de reconnaître l’existence d’« une seule Chine » et de rompre ses relations officielles avec Taipei en échange d’un rapprochement. C’est ainsi que s’est constitué le cadre mondial qualifié par les Japonais de « système de 1972 » qui a mis Taïwan en marge de la scène internationale. La République de Chine a notamment perdu son siège à l’Organisation des Nations Unies (ONU) au profit de Pékin, devenu dès lors le seul représentant de la Chine à l’ONU. Mais elle n’en a pas moins conservé son indépendance par rapport à la Chine continentale.
En dépit de son isolement, Taïwan a promptement réagi en développant son économie à grande échelle et en se dotant d’un système politique démocratique pluripartite dans les années 1990. Dans le même temps, ses habitants ont pris conscience de l’identité qui leur était propre. Ils se sont de plus en plus considérés non pas comme des Chinois mais comme des Taïwanais et pour eux, leur île est devenue un pays distinct de la Chine.
De son côté, la Chine est restée fidèle à sa position. Elle considère depuis toujours Taïwan comme l’une de ses provinces – la 23e – qui a fait sécession et doit être réunie au reste de son territoire. Toutefois, elle a manqué pendant longtemps du poids nécessaire pour réaliser son objectif. La situation n’a commencé à changer que lorsqu’elle s’est affirmée en tant que grande puissance.
L’arrivée de Xi Jinping et son pouvoir d’intimidation
À partir des années 2010, les tentatives pour modifier le statu quo se sont multipliées. Depuis l’élection de Xi Jinping au poste de président de la Chine en 2013, le pays a adopté une politique nationaliste agressive consistant à faire pression sur l’île de Taïwan en vue de la réintégrer. En 2016, les Taïwanais ont élu à une large majorité Tsai Ing-wen en tant que présidente de la République. Depuis, Pékin a suspendu ses pourparlers semi officiels avec Taipei sous prétexte que la présidente refuse de reconnaître l’existence d’« une seule Chine ».
En janvier 2019, Xi Jinping a prononcé un discours dans lequel il a fortement encouragé Taïwan à accepter la réunification dans le cadre du principe « un pays, deux systèmes ». Et il a laissé clairement entendre qu’il ne laisserait pas la résolution de ce problème aux futures générations. Le gouvernement de Tsai Ing-wen ayant refusé d’obtempérer, Pékin a multiplié les tentatives d’intimidation en pénétrant dans la zone d’identification aérienne (ADIZ) de Taïwan et en effectuant des manœuvres militaires à proximité.
Le changement d’attitude des États-Unis et du Japon
Les États-Unis ont alors compris que Xi Jinping contraindrait Taïwan à la réunification si on le laissait faire. Les tensions entre Washington et Pékin ont redoublé tandis que se multipliaient les initiatives pour reconsidérer le « système de 1972 » et renforcer les liens avec Taïwan afin de contrer les ambitions de la Chine. Le changement est devenu évident en 2020, la dernière année de la présidence de Donald Trump. Son successeur Joe Biden n’a fait qu’accentuer la position de son pays en faveur de Taïwan tout en veillant à amadouer Pékin en qualifiant ses relations avec Taipei de « non-officielles » et en affirmant qu’il continuait à soutenir la politique d’« une seule Chine ». Pour Washington, cette petite phrase a fini par devenir comme une sorte de formule magique chargée d’empêcher Pékin de réagir. Sa nouvelle approche des relations avec Taipei et Pékin risque fort de remplacer celle qui prévalait jusqu’alors, en raison du consensus des deux partis du Congrès américain sur l’importance de Taïwan dans le contexte de la compétition stratégique avec la Chine. Et elle pourrait prendre le nom de « système de 2021 ».
Après avoir établi des relations diplomatiques avec la Chine en 1972, le Japon a gardé soigneusement ses distances avec Taipei et ce, pendant plusieurs dizaines d’années. Les universités d’État de l’Archipel n’ont pas été autorisées à signer des accords d’échange avec celles de Taïwan avant les années 1990. Tokyo n’a commencé à assouplir sa position qu’à partir de 1990, lorsque le président Lee Teng-hui a mis en œuvre une politique de réformes démocratiques. Mais le « système de 1972 » n’en a pas moins continué. Et ce n’est qu’en 2001, après moult discussions, que Lee Teng-hui, pourtant retiré de la vie politique, a obtenu l’autorisation de se rendre au Japon pour une visite privée en tant que simple citoyen. Le gouvernement nippon a ensuite levé progressivement une partie des restrictions sur les relations avec Taïwan qu’il s’était lui-même imposées, alors même que la montée en puissance de la Chine devenait de plus en plus préoccupante.
La générosité de Taïwan envers le Japon
Dans le même temps, les échanges et les contacts de type privé entre le Japon et Taïwan se sont développés rapidement, bien au-delà de leur niveau d’avant 1972. L’attitude de la population de l’Archipel vis-à-vis des Taïwanais s’est considérablement améliorée, en particulier grâce au soutien moral et de la générosité extraordinaire dont ceux-ci ont fait preuve à son égard lors du séisme et du tsunami géants qui ont dévasté le nord-est du Japon, le 11 mars 2011. Ils ont en effet donné plus de 20 milliards de yens (environ 150 millions d’euros) alors que leur pays compte à peine 23 millions d’habitants.
Le gouvernement japonais n’en a pas moins conservé une position extrêmement réservée avec des changements lents et prudents, y compris pendant la période où Abe Shinzô, un fervent soutien de Taïwan, est resté au pouvoir.
L’image de Taïwan dans le monde change pour le mieux
Taipei a tiré la sonnette d’alarme à maintes reprises pour signaler le comportement inquiétant de Pékin, mais ses avertissements n’ont pas suscité de réaction jusqu’à une période récente. Pour la communauté internationale, les intérêts économiques allant de pair avec de bonnes relations avec la Chine avaient beaucoup plus d’importance que les éventuelles menaces pesant sur l’indépendance de Taïwan. Quoi qu’il en soit, le peuple taïwanais a clairement prouvé par le biais d’élections démocratiques successives qu’il était opposé à une réunification avec la Chine continentale et il a peu à peu réussi à faire entendre sa voix. Par ailleurs en 2020, la population et les autorités taïwanaises ont éveillé l’intérêt et la sympathie du monde entier par la façon remarquable dont ils ont géré la crise sanitaire du coronavirus. (Voir notre article : Comprendre la réussite de Taïwan face au coronavirus : une expérience vécue de l’intérieur)
Si Taïwan a incontestablement bénéficié de l’aggravation des tensions entre la Chine et les États-Unis, on ne peut pas pour autant attribuer son nouveau prestige uniquement au hasard. Car la considération dont ce pays jouit au sein de la communauté internationale est aussi le résultat de ses efforts pour devenir une nation démocratique. La visite en août 2020 de Milos Vystrcil, président du Sénat de la République tchèque, est emblématique du changement de statut de Taïwan au niveau mondial. Et la déclaration commune du 16 avril 2021 des États-Unis et du Japon a eu encore plus de sens pour les Taïwanais. Si le ministère des Affaires étrangères de Taipei a réagi posément en « accueillant [cette initiative] avec une profonde gratitude », les médias ont quant à eux fait preuve d’un immense enthousiasme. En effet, pour le peuple taïwanais, c’est une forme de légitimation et de soutien qu’ils attendaient depuis longtemps.
Une présidente taïwanaise particulièrement avisée
Tsai Ing-wen, la présidente taïwanaise, a quant à elle toujours insisté sur le maintien du statu quo dans les relations entre les deux rives du détroit de Formose, et ceci a grandement facilité le changement d’attitude de la communauté internationale. Les États-Unis et le Japon n’avaient guère apprécié le nationalisme ouvertement indépendantiste de Chen Shui-bian, président de Taïwan de 2000 à 2008. Ils préfèrent de loin l’approche politique plus pragmatique et plus avisée de Tsai Ing-wen qui consiste à éviter de parler ouvertement d’indépendance (bien que cette discussion existe au sein de son parti pro-indépendance) tout en contribuant au renforcement d’une « identité taïwanaise » modérée.
Tsai Ing-wen a fait preuve d’une remarquable aptitude à défier la Chine sans jamais franchir la limite qui déboucherait sur un conflit ouvert. Pékin a beau être mécontent de la présidente de Taïwan, tout ce qu’il peut lui reprocher c’est la volonté d’« indépendance qui se cache » derrière ses paroles. Elle se garde en effet de revendiquer l’« indépendance de plein droit » que l’empire du Milieu se refuserait à admettre.
Dans le cadre de son numéro d’équilibriste, Tsai Ing-wen s’est engagée à ne pas chercher à nouer des relations diplomatiques officielles avec Washington bien qu’elle s’emploie à renforcer les relations informelles entre Taïwan et les États-Unis. De même, elle a envoyé des avions de chasse en réponse à des incursions d’avions chinois dans l’espace aérien de Taïwan tout en précisant qu’ils n’effectueraient aucun tir. La patience et la constance de Tsai Ing-wen ont fini par rassurer Tokyo et Washington en leur prouvant que Taipei ne ferait rien qui puisse remettre en cause le statu quo.
Une réunification de Taïwan à la Chine par la force est-elle possible ?
Après l’arrivée de Deng Xiao Ping (1904-1997) au poste de leader suprême en 1978, la Chine a opté pour une politique de réunification pacifique avec Taïwan. Mais il n’y a eu aucun progrès dans ce sens. C’est sans doute pourquoi Pékin est ensuite entré dans une phase d’escalade et d’intimidation par les armes. Dans l’état actuel des choses, on ne peut pas exclure que pour arriver à ses fins, Pékin se lance dans une « guerre de la zone grise », un type de conflit irrégulier qui s’arrête avant de se transformer en véritable guerre de tir, le but étant de maîtriser l’ennemi par épuisement.
Ce qu’il faut bien comprendre dans cette affaire, c’est que la Chine n’envisage pas une réunification à tout prix qui ferait quantité de victimes du côté de Taïwan. Ce qu’elle cherche avant tout, c’est à rétablir l’unité du pays au moindre coût de façon à montrer à tous la grandeur et la bienveillance du Parti communiste chinois et à justifier sa domination unilatérale ininterrompue.
Les obstacles qui s’opposent à une réunification par la force sont donc extrêmement sérieux, même si la supériorité militaire de Pékin est écrasante. Taipei se prépare à un combat inégal face à un débarquement de troupes chinoises. Mais le Parti communiste chinois (PCC) n’a absolument pas l’intention d’anéantir les agglomérations taïwanaises par des attaques de missiles ou de sacrifier d’innombrables soldats de l’Armée populaire de libération (APL) dans le cadre d’une guerre populaire prolongée (GPP). Et dans la logique du PCC, un conflit de grande envergure impliquant les États-Unis et le Japon aurait encore moins de sens.
Ne jamais se montrer mou face à la Chine
Quoi qu’il en soit, si Taïwan, les États-Unis et le Japon ne prennent pas davantage de mesures dissuasives, la Chine risque fort de proclamer que son « rêve » de réunification est devenu réalité, en s’appuyant sur sa puissance militaire. Le recours à la force pourrait fort bien s’inscrire dans ce processus dans la mesure où Pékin considère l’intervention armée comme faisant partie intégrante de sa politique étrangère. Dans ces conditions, la moindre assurance de la part des États-Unis et du Japon d’une non-intervention en cas de conflit pourrait avoir comme conséquence immédiate une réunification par la force.
Pékin va sans doute à un moment ou à un autre exercer davantage de pressions sur Tokyo au sujet de Taïwan. Les Japonais devront alors réagir sans la moindre hésitation. Il faut qu’ils se rappellent qu’il ne peut y avoir de guerre dans le détroit de Formose que si la Chine attaque Taïwan. Le meilleur moyen d’éviter un conflit armé consiste donc à dissuader les dirigeants chinois d’en arriver là. Les libéraux et les pacifistes de l’Archipel eux-mêmes devraient être d’accord sur ce point.
Pour dissuader la Chine, il va falloir envisager de prendre des mesures qui ne lui plairont pas. Le Japon doit se préparer calmement à apporter son soutien à l’armée américaine dans le cadre de la législation sécuritaire de 2015, tout en continuant à insister sur « l’importance du maintien de la paix et de la stabilité dans le détroit de Taïwan ». Toute coopération multilatérale, même superficielle, est susceptible d’affecter les plans de la Chine. Et elle n’est pas incompatible avec un dialogue et une collaboration entre Tokyo et Pékin dans des domaines où les deux pays ont des intérêts communs.
Des dispositions de ce type pourraient certes déclencher une réaction brutale et diverses mesures de représailles de la part de la Chine. Mais un effondrement des relations économiques bilatérales aurait un impact indéniable non seulement sur le Japon mais aussi sur la Chine. Le maintien de la paix dans la région dépend de notre capacité à convaincre notre voisin du continent que le prix à payer pour toute agression armée contre Taïwan sera extrêmement élevé. En fait, une attitude trop réservée par crainte de déplaire à la Chine ou d’envenimer les tensions entre Tokyo et Pékin ne peut qu’augmenter le risque d’une guerre entre les deux rives du détroit de Formose.
Le « système de 2021 »
L’« identité taïwanaise » est fortement ancrée dans la mentalité des habitants de l’île. Et il n’y a pratiquement aucune chance qu’un homme politique favorable à la réunification remporte les élections présidentielles. La Chine continentale va sans nul doute persévérer dans sa stratégie d’intimidation par sa puissance militaire dans l’espoir de faire avancer la réunification. Dans le même temps, les États-Unis continueront de renforcer leur présence militaire et de soutenir Taïwan dans les coulisses. Quant aux frictions entre Pékin et Washington, elles ne semblent pas près de cesser. Tant que le rapport de forces entre les deux grandes puissances restera équilibré, la Chine ne pourra pas attaquer Taïwan. Mais s’il devient inégal, le risque d’une guerre deviendra effectif.
Ceci dit, on a des raisons d’espérer que les choses n’iront pas aussi loin. En dépit du rôle de plus en plus important de Taïwan sur la scène internationale, Tokyo et Washington semblent résolus à garder le principe d’« une seule Chine ». Les tensions vont sûrement continuer dans le domaine de la sécurité mais les États-Unis, le Japon et Taïwan n’en conserveront pas moins des relations économiques solides avec la Chine continentale. L’équilibre entre l’interdépendance économique et les tensions militaires – en dehors d’un conflit armé – pourrait bien constituer le trait marquant du « système de 2021 » qui a remplacé celui de 1972. La présence de ce nouveau système pendant les cinq ou dix années à venir est certainement préférable à une guerre et elle va dans le sens des intérêts nationaux du Japon. Qui plus est, elle est conforme aux volontés des Taïwanais.
La marge de manœuvre du Japon est bien entendu limitée, en particulier dans le domaine militaire. Mais Tokyo a tout de même un rôle à jouer dans ce cadre restreint. La déclaration commune du 16 avril 2021 a constitué un premier pas significatif à cet égard. Et on peut espérer que cette avancée élargira le débat sur les mesures de prévention d’un conflit armé dans le détroit de Taïwan.
(Photo de titre : le 16 avril 2021, le Premier ministre japonais Suga Yoshihide et le président américain Joe Biden ont donné une conférence de presse commune à la Maison Blanche, à l’issue des entretiens entre leurs deux pays. AFP/Jiji)
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