Le taux de condamnation à 99 % : cette étrange « monopolisation de la justice » au Japon

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Gôhara Nobuo [Profil]

Dans la procédure pénale japonaise, où le taux de condamnation est de 99 %, les décisions des magistrats semblent être la voix de la Justice avec un grand « J », qui est irrévocable. Ce n’est pas le cas, nous explique un ancien procureur, qui souligne que le ministère public n’est pas un dieu omniscient et omnipotent. Il formule de vives critiques vis-à-vis du système actuel, souvent qualifié de « prise d’otage ».

Des crimes portant atteinte au « bien de la nation »

Au Japon, c’est en principe la police qui interpelle et arrête les criminels ; le rôle du procureur à l’étape de l’enquête est, une fois qu’il a été informé de l’affaire et du suspect interpellé, d’évaluer les preuves et la légalité de l’enquête, de déterminer la nécessité d’une détention initiale et de décider de lancer ou non des poursuites.

Mais il arrive qu’exceptionnellement le procureur mène lui-même l’enquête et effectue toutes les formalités, de l’interpellation du suspect et des perquisitions jusqu’à l’engagement de poursuites. C’est ce qu’on appelle une « enquête spéciale du parquet ». Au sein du ministère public, il existe à cette fin trois sections d’enquêtes spéciales, dans le Bureau des procureurs des districts de Tokyo, d’Osaka et de Nagoya. Ces sections déterminent s’il y a matière à investiguer une affaire pénale, se chargent de l’arrestation et des perquisitions en demandant un mandat au tribunal, mènent les interrogatoires, et décident s’il y a lieu de lancer des poursuites pénales. En d’autres termes, tout, depuis l’enquête jusqu’aux poursuites, est effectué par le procureur.

Dans les affaires relevant de ces sections, il n’y a ni préjudice ni mise en cause. Quand il s’agit de meurtres ou de vols par exemple, la police commence son enquête au moment où elle réalise qu’il y a eu préjudice. Mais les affaires pénales dont s’occupe le service des enquêtes spéciales sont des crimes qui font l’objet de poursuites parce qu’elles constituent des atteintes au « bien de la société ou de la nation », comme la corruption, les infractions à la loi sur le financement des partis politiques, la fraude fiscale, les infractions à la loi sur les transactions financières. En clair, des délits sans rapport avec de quelconques préjudices.

Lorsqu’une enquête spéciale a pour objet une « personnalité importante du monde politique ou économique », elle est en principe décidée après que la hiérarchie du ministère public en a été informée et qu’une évaluation prudente a été menée, en raison de son important impact sur la société. Mais il arrive qu’une fois le suspect arrêté apparaissent des problèmes qui n’avaient pas été anticipés, par exemple liés aux preuves ou au droit. Mais même lorsque des doutes apparaissent sur les preuves de la culpabilité, le parquet ne renonce généralement pas aux poursuites. Le faire serait en effet reconnaître que l’organisation a commis une erreur de jugement.

De plus, dans ces affaires d’enquêtes spéciales, une fois que les poursuites sont lancées, le ministère public fera tout, en tant qu’organisation, pour arriver à ce que la personne accusée soit condamnée. La possibilité d’un acquittement dans ce cadre est remarquablement faible, et même si cela arrive en première instance, le ministère public fait appel et dans la majorité des cas, le jugement est cassé en seconde instance, et la culpabilité confirmée.

Les tribunaux, responsables de la « procédure par prise d’otages »

Dans le cadre de ces affaires d’enquêtes spéciales, la « procédure par prise d’otages » est utilisée comme une arme par le ministère public pour obtenir un jugement de culpabilité. Dans le cas où un accusé clame son innocence, le parquet s’opposera avec intransigeance à ce qu’on lui accorde la liberté provisoire en avançant que cela compliquerait l’établissement de sa culpabilité. Le tribunal obéit souvent à cet avis opposé du procureur. Si l’accusé souhaite éviter une longue détention, cela signifie qu’il doit accepter le jugement du procureur et renoncer à affirmer son innocence. 

Comme exemple de la durée de la détention de personnes affirmant leur innocence dans le cadre d’affaires relevant d’enquêtes spéciales, mentionnons les 437 jours pour Suzuki Muneo, accusé dans une affaire de corruption, et 512 jours pour Satô Masaru, accusé de détournement de fonds publics du ministère des Affaires étrangères. Plus récemment, Yokoo Nobumasa, accusé d’être impliqué dans l’affaire du bilan truqué d’Olympus, n’a jamais reconnu les faits et a été maintenu en détention provisoire pendant 950 jours. Ces affaires, comme on peut le deviner, se sont toutes conclues par des condamnations.

C’est le tribunal qui décide de ne pas accorder la remise en liberté en acceptant l’avis divergent et intransigeant du ministère public, et c’est donc à lui que revient formellement la responsabilité d’une longue détention provisoire. Pour cette raison, dans les affaires où la détention préventive s’est transformée en une longue détention provisoire, le tribunal s’efforce d’éviter l’acquittement qui ne manquerait pas de mettre en jeu sa responsabilité pour détention provisoire injustifiée. Finalement les affaires de « procédure par prise d’otage » se concluent presque toujours par une condamnation.

Des acquittements exceptionnels ont eu lieu

La seule exception est le cas de Muraki Atsuko, arrêtée et accusée par le département des enquêtes spéciales du Bureau des procureurs du district d’Osaka alors qu’elle était responsable d’une direction du ministère de la Santé, du travail et des affaires sociales. En septembre 2010, elle a été acquittée en première instance, et ce jugement est devenu définitif lorsque le ministère public a renoncé à faire appel. Il a été établi qu’un des procureurs avait trafiqué une disquette qui figurait parmi les preuves matérielles et le ministère public a été sévèrement critiqué. Comme Mme Muraki niait en bloc ce dont elle était accusée et clamait son innocence, elle a subi une détention provisoire de 164 jours. Le jugement a prouvé ensuite qu’elle avait été faussement accusée d’un crime. C’était la première affaire à établir une fausse accusation du département d’enquêtes spéciales par un recours à la « procédure par prise d’otage. » (Voir notre interview de Muraki Atsuko : La justice pénale japonaise, un système de « prise en otage » ?)

Un autre exemple plus récent de « fausse accusation par la procédure par prise d’otage » est l’affaire d’entente illicite d’Ôme. Là aussi, le procureur s’est opposé avec intransigeance à la remise en liberté sous caution de l’accusé qui niait tous les faits dès le stade de l’enquête. Ne se sentant plus capable de supporter la détention au bout de 80 jours, le prévenu a alors reconnu entièrement les faits dont il était accusé pendant la première audience de son procès, et a donc été remis en liberté provisoire parce que toutes les preuves demandées par le procureur étaient appliquées. Mais le prévenu a ensuite fait appel à mes services, et a affirmé son innocence lors de la deuxième audience. Grâce au travail de l’avocat, le prévenu a été acquitté en septembre 2019 en première instance. Mais comme le ministère public a fait appel pour que ne soit pas reconnu le fait qu’il y avait eu fausse accusation par « la procédure par prise d’otage », l’appel est en cours.

Si le jugement du ministère public était « toujours juste », la procédure pénale japonaise dans laquelle les magistrats concentrent tous leurs pouvoirs et a le monopole de la « justice » serait un système rationnel. Mais le ministère public n’est pas un dieu omniscient et omnipotent. De plus, dans les affaires qui nécessitent des connaissances en matière économique ou en gouvernance d’entreprise, comme l’affaire Carlos Ghosn, ou encore dans celles exigeant des connaissances de domaines spécialisés, comme celle de l’entente illicite d’Ôme, le système n’a pas les capacités suffisantes pour permettre au ministère public de rendre un jugement prudent et appropriée, et il est fréquent que ses jugements soient contraires au sens commun.

Les structures de la procédure pénale japonaise, qui accordent le monopole de la « justice » aux procureurs, ont déjà atteint leurs limites.

(Photo de titre : Muraki Atsuko, l’ancienne vice-ministre administrative du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, définitivement acquittée, à Tokyo, le 22 septembre 2010. Jiji Press)

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Gôhara NobuoArticles de l'auteur

Avocat. Né en 1955 à Matsue. Il dirige le cabinet Gohara Compliance. Il étudie les sciences à l’Université de Tokyo et devient en 1983 procureur au Bureau des procureurs du district de Tokyo. Il occupe ensuite les postes de responsable de la section pénale spéciale du Bureau des procureurs du district de Hiroshima, vice-procureur général du Bureau des procureurs du district de Nagasaki, et aussi de professeur à l’Université Tôin de Yokohama. En 2008, il donne sa démission du ministère public et crée deux ans plus tard son propre cabinet d’avocat. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le système judiciaire japonais. (Photo de profil © Sueyama Tsutomu)

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