
Les virus, ennemis mortels de l’humanité
Le Japon a-t-il oublié sa longue expérience des épidémies passées ?
Société Santé Catastrophe- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
L’origine du Grand Bouddha : la variole
Il y a quelque 1 300 ans, à l’époque où l’empereur Shômu a ordonné la construction du Grand Bouddha de Nara, le Japon avait été frappé par une épidémie de variole suite à un tremblement de terre et à une période de famine. À cette époque, il s’agissait d’un des virus les plus puissants que l’humanité tout entière eut jamais connu. Cette maladie provoque une forte fièvre et son taux de mortalité est élevé. Elle laisse par ailleurs des cicatrices visibles même après guérison totale.
Cette maladie aurait été transmise par un envoyé au royaume de Silla dans la péninsule coréenne. Elle se propagea dans toute la capitale, Heijô-kyô (l’ancienne Nara), et sema la panique à la cour impériale. L’épidémie frappa le Japon de 735 à 737, faisant entre 1 million à 1,5 million de morts, soit environ 25 à 35 % de la population à l’époque, dont les quatre frères du puissant clan Fujiwara.
En 743, sous le choc de cette épidémie et dans l’espoir d’assurer le bien-être de l’État et de protéger la population de tout fléau qui pourrait s’abattre sur le pays, l’empereur Shômu ordonna la construction du Grand Bouddha.
Des changements de noms d’ères mus par les épidémies
En 2019, l’ascension de l’empereur Naruhito sur le trône impérial a marqué le début d’une nouvelle ère, appelée Reiwa. C’est la première fois depuis des siècles qu’une ère se termine suite à l’abdication d’un empereur plutôt qu’à sa mort. Les nombreuses épidémies qui se sont abattues sur le Japon à travers les siècles ont amené le pays à maintes reprises à choisir de nouveaux noms d’époques. Ainsi, il y eut au total 248 noms d’ères, dont le premier fut Taika, en l’an 645. À l’époque moderne, le Japon n’aura plus qu’un seul nom d’ère par règne impérial, mais l’histoire du pays a vu de nombreux empereurs siéger sur le trône pendant plusieurs époques. Dans plus de 100 cas, des noms des nouvelles ères ont fait suite à une catastrophe naturelle, une guerre ou une épidémie. Hautement symbolique, l’objectif était de faire table rase et de rompre avec le passé tragique. Moins nombreux en comparaison, il n’y eut que 74 noms d’époques inventés suite à l’ascension d’un nouvel empereur.
Une trentaine, soit environ un tiers, de ces changements de noms basés sur les catastrophes naturelles ou autres, étaient dus à des épidémies mortelles. Autrefois, après les épidémies de rougeole, dont les symptômes étaient une forte fièvre et une éruption cutanée généralisée sur tout le corps, c’étaient celles de la variole qui étaient les plus fréquentes. Les causes étaient inconnues et aucun traitement n’était disponible. Impuissant devant le nombre de morts, le pays n’avait d’autre choix que de changer de nom d’époque et de prier pour que son avènement soit de bon augure.
Des feux d’artifice en 1733 pour rendre hommage aux victimes
Certaines coutumes japonaises trouvent leurs origines dans les maladies qui ont frappé le pays. La coutume du setsubun, qui consiste à lancer des haricots de soja pour chasser les ogres (oni) de la maison, est justement l’une d’entre elles. Elle a commencé au début du XVe siècle, pendant la période Muromachi (1336–1573). Les ogres incarnaient les menaces terrifiantes et invisibles auxquelles les gens étaient confrontés, telles que des épidémies ou des catastrophes naturelles. Selon certaines légendes, les visages rouges des ogres représenteraient une personne ayant une forte fièvre causée par une maladie infectieuse telle que la variole...
Traditionnellement, des têtes de sardines et des feuilles de houx étaient placées à l’entrée des maisons pour éloigner les ogres. Il s’agissait de chasser les mauvais esprits et de préserver la population en bonne santé. Ces coutumes sont toujours observées chaque année au Japon.
Des prêtres yamabushi lançant des haricots de soja à l’occasion de la fête du setsubun dans le pavillon principal Zaô-dô au temple Kinpusen-ji, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. (Kyôdô)
Tout un chacun souhaitait ardemment la fin de ces épidémies, un souhait à l’origine du fameux festival des feux d’artifice du fleuve Sumida, qui illuminent le ciel tokyoïte chaque été. En 1733, le huitième shôgun du régime Tokugawa, Yoshimune (1684–1751), commanda un feu d’artifice le premier jour du festival d’été annuel pour l’ouverture du fleuve Sumida. L’événement eut lieu à Ryôgoku. Il s’agissait de rendre hommage aux victimes de la famine et du choléra qui ont fait rage dans la ville d’Edo (l’ancienne Tokyo) et de prier pour enfin voir la fin de tous ces malheurs. Rattrapé par l’actualité, malheureusement, le feu d’artifice de 2020 a été annulé en raison de l’épidémie de Covid-19.
Les catastrophes surviennent lorsque la garde est baissée
Ishi Hiroyuki, spécialiste de l’environnement
Les fêtes et traditions pratiquées dans l’Antiquité pour prévenir les maladies ont traversé les époques et ont gagné les temples et sanctuaires de tout le pays. Si jadis le Japon a connu de nombreuses épidémies, il semblait avoir, jusqu’à l’actuelle épidémie de coronavirus, bien vite oublié ces périodes sombres de son histoire.
« Une épidémie et un tremblement de terre majeur présentent de nombreux points communs », explique Ishi Hiroyuki, journaliste spécialiste de l’environnement et auteur de Kansenshô no sekaishi (Une histoire mondiale des maladies infectieuses). « Même si tout le monde sait que de telles catastrophes se produisent périodiquement, personne ne sait quand ni où. Comme l’a écrit le célèbre physicien et essayiste Terada Torahiko, “une catastrophe naturelle frappe au moment où vous l’oubliez ”. Tant que nous vivrons sur cette planète, aucun moyen ne nous permettra d’échapper aux séismes et aux épidémies », poursuit le journaliste.