La réforme du travail va-t-elle transformer le Japon ?

Les nouvelles modalités du travail vont-elles faire évoluer le Japon ?

Société Économie

Kuroda Sachiko [Profil]

La Diète a voté en faveur du projet présenté par le gouvernement en vue de réformer les modes de travail en vigueur au Japon. Mais la nouvelle législation aura-t-elle vraiment l’effet souhaité  ? Certaines des nouvelles réglementations ne risquent-elles pas d’aggraver les choses ? Dans cet article, cinq questions clefs sont mises à l’étude.

Le salaire indexé sur les résultats : les incitations adéquates sont la clef

En ce qui concerne le troisième point de ma liste, à savoir la nécessité d’encourager la diversification et l’assouplissement des modes de travail, une nouvelle formule a été introduite, dans laquelle les salaires des professionnels de haut niveau actifs dans certains domaines spécialisés sont basés sur les résultats. Le dispositif est réservé aux travailleurs de certains domaines clairement définis requérant un haut niveau de connaissances spécialisées, pourvu que leur salaire annuel ne soit pas inférieur à 10,75 millions de yens (environ 8 400 euros). Sous réserve du consentement personnel de l’employé concerné et de l’approbation subséquente d’une commission, cette catégorie de travailleurs peut être exemptée des restrictions appliquées au nombre d’heures de travail, aux congés et aux majorations de salaire appliquées au travail de nuit, tout en ayant la garantie de continuer à bénéficier des mesures de protection de la santé des employés.

Les employeurs espèrent que le passage du salaire correspondant au nombre d’heures de travail effectuées au salaire indexé sur les résultats entraînera une amélioration de la productivité en incitant les travailleurs à devenir plus performants. Il n’en reste pas moins que le nouveau dispositif a beaucoup d’adversaires, jugeant que cela ne fera qu’encourager le surmenage…

Quel effet l’exemption de la réglementation des heures de travail a-t-elle sur le nombre d’heures effectuées ? Dans une étude que j’ai menée en 2012 en collaboration avec le professeur Yamamoto Isamu, de l’Université Keiô, nous nous somme servis de données basées sur le suivi d’un même individu pendant une longue période. Nous avons analysé l’impact exercé par les heures de travail lors du passage de la réglementation des heures supplémentaires au régime actuel, lorsque le pouvoir de décision appartient à l’employé, ou lorsque le contrôle des heures par les dirigeants et les supérieurs hiérarchiques s’est relâché.

Pour effectuer cette analyse, nous avons répartis le plus précisément possible les travailleurs en deux groupes : ceux qui étaient soumis à la réglementation des heures supplémentaires et ceux qui échappaient à une stricte supervision du temps de travail. Nos résultats ont révélé une différence statistique significative entre le nombre moyen d’heures de travail effectuées par ces deux groupes. Mais lorsque nous avons focalisé notre étude sur la période de récession mondiale qui a suivi l’effondrement de Lehmann Brothers en 2008, nous avons constaté que le nombre d’heures de travail du groupe soumis à une surveillance peu contraignante devenait plus élevé que celui du groupe soumis à la réglementation des heures supplémentaires. Cette différence était particulièrement prononcée dans le cas des travailleurs non diplômés.

Selon notre interprétation, ces données révèlent que, lorsque l’économie ralentit, les entreprises désireuses de mettre un frein aux dépenses liées au paiement des heures supplémentaires ont tendance à faire travailler davantage les membres de leur personnel qui sont exemptés des réglementations appliquées dans ce domaine (et qui ne sont donc pas payés pour les heures supplémentaires qu’ils effectuent). Quand l’économie était dominée par l’industrie, la production avait tendance à ralentir et les heures supplémentaires à diminuer quand la situation se détériorait. Mais aujourd’hui, alors que le secteur tertiaire est en position dominante, on observe une tendance à l’allongement des journées de travail, comme le montre clairement un rapport de recherche que j’ai écrit en 2015 en collaboration avec Genda Yuji et Ohta Sôichi, de l’Université de Tokyo.

Dans le monde d’aujourd’hui, une grande partie du travail reste indispensable même en cas de fléchissement de l’activité, et il est facile d’affecter des emplois à un nombre limité de travailleurs pendant une récession. Exempter des réglementations sur les heures supplémentaires les travailleurs qui ont un faible pouvoir de négociation a de bonnes chances d’inciter de plus en plus de salariés à effectuer davantage d’heures de travail en période de récession. Si l’on envisage à l’avenir d’assouplir le contrôle des heures de travail, la question de la portée adéquate du champ d’application de ces nouvelles normes devra être examinée avec la considération qu’elle requiert.

Naturellement, il est plus difficile qu’auparavant d’appliquer des règles à l’emporte-pièce à tous les travailleurs. Même si elle ne constitue qu’une option parmi d’autres, l’adoption d’un mode de travail offrant davantage de liberté et ne confinant pas les salariés à un lieu de travail unique ou à un horaire particulier a certainement le mérite d’améliorer leur bien-être. Mon propos n’est pas de nier les bénéfices que peut apporter un plus large choix en matière de modalités de travail. Mais à l’heure d’introduire ces moyens plus souples et apparemment plus libres, il ne faut pas oublier que la mise en place d’incitations par les employeurs peut s’avérer davantage une source de baisse que d’amélioration de la productivité, pour peu qu’elle ne soit pas menée comme il convient.

Les motivations extrinsèques provenant d’un salaire fondé sur la performance, qui évalue les résultats plutôt que les processus, peuvent fonctionner correctement dans les emplois où l’estimation de la qualité et du volume du travail peut se faire sans difficulté, et où on est en droit de prévoir que les mêmes méthodes produiront les mêmes résultats. Mais la psychologie et l’économie comportementale ont produit des études qui suggèrent que, lorsqu’il s’agit d’emplois hautement qualifiés et imprévisibles, la même approche peut fréquemment avoir des résultats qui se situent à l’opposé de ceux attendus. Lorsque l’on a affaire à des travailleurs appartenant à des professions exigeant créativité et capacité d’innovation, il est essentiel de leur fournir un environnement où l’échec est toléré. Et dans leur cas, les incitations intrinsèques jouent un rôle essentiel.

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Kuroda SachikoArticles de l'auteur

Professeur à la Faculté de l’enseignement, des sciences et des arts intégrés de l’Université Waseda, où sa spécialité est l’économie du travail. Née en 1971. Diplômée et titulaire d’un doctorat de l’Université Keiô. Occupe son poste actuel depuis 2014, après avoir travaillé à la Banque du Japon et été professeur associée à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo. Auteur de divers ouvrages, dont Rôdô jikan no keizai bunseki (Une analyse économique des heures de travail).

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