Loi sur la sécurité : les enjeux de la controverse

La polarisation des médias japonais et la nécessité d’un terrain d’entente

Politique Économie

Satô Takumi [Profil]

On parle de polarisation à propos de la couverture par les journaux japonais de questions sujettes à controverse comme la loi récente sur la sécurité nationale. Quelle comparaison peut-on faire entre l’attitude actuelle de la presse et celle qu’elle a eue en 1960, quand le renouvellement du Traité de sécurité nippo-américain a divisé la nation ? Et quel rôle les journaux jouent-ils à l’âge de l’Internet, où les gens ne sont guère enclins à rechercher des contenus qui entrent en conflit avec leurs opinions personnelles ?

Trouver un terrain d’entente à mi-chemin entre les extrêmes d’Internet

Au vu de la situation actuelle telle que je viens de la décrire, j’aimerais exprimer une opinion dissidente, qui se démarque du consensus selon lequel la presse japonaise s’est polarisée. Compte tenu de l’environnement médiatique pris dans son ensemble, y compris le paroxysme de la dichotomie exprimé dans le monde du web, je dirais que les journaux continuent d’occuper un espace qu’on pourrait qualifier de « terrain d’entente ».

Qu’on me permette de prendre en exemple mon propre cas : depuis quatre ans, je suis chargé par le Tokyo Shimbun, considéré comme le plus à gauche de tous les quotidiens, de la rédaction d’une rubrique qui recense les commentaires publiés dans la presse écrite, et j’écris aussi des revues de presse pour le Sankei Shimbun, qui se flatte de se situer à l’extrême droite du spectre. Ni au Tokyo ni au Sankei, je ne suis « du même bord » idéologique, ce qui montre bien que ces deux journaux offrent un terrain d’entente où leurs pages sont ouvertes à des gens comme moi.

Dans le monde délocalisé d’Internet, la présence d’un tel terrain d’entente est purement et simplement inconcevable. La communication avec « l’autre bord » (tous ceux qui n’ont pas les mêmes opinions que moi) peut se faire sur un forum, mais sur l’espace en ligne du réseau, la présence de « l’autre bord » est difficile à détecter. Le fait que les commentaires mis en lignes sur les médias sociaux consistent presque exclusivement en phrases grossièrement rédigées est certainement lié à la nature même de cet espace, où les gens ne se préoccupent pas de l’impact de leurs mots sur les gens qui ne sont pas du même bord qu’eux.

Offrir une plate-forme de contact avec les gens d’un « autre bord »

L’été dernier, au plus fort de la controverse à propos de la législation sur la sécurité proposée par le gouvernement, je suis tombé sur un texte de Shimizu Ikutarô, qui fut un héros parmi les commentateurs à l’époque de la lutte de 1960 contre le traité de sécurité, dont voici un extrait : « La plupart des gens ne lisent que ce qu’ils trouvent facile à avaler. Les intellectuels remplissent la mission que leur a confiée le destin : lire stoïquement des livres qui les offensent.(*2) » Cela m’a fait soupirer en pensant à l’état de polarisation actuel de nos médias « faciles à avaler ».

D’après Shimizu, les intellectuels sont des gens capables de persévérer dans la recherche délibérée et la lecture consciencieuse d’informations susceptibles de remettre en cause ou de démolir leurs idées personnelles – bref, des informations qui les dérangent à un degré ou à un autre. Dans les années 1960, l’essor de la culture télévisuelle rendait déjà cette pratique difficile. Mais maintenant, avec Internet, où la propension des individus à rechercher des informations qui les confortent dans leurs certitudes est encore plus forte qu’avec la télévision, il est peut-être inévitable que les gens soient de moins en moins nombreux à s’écarter de leur chemin pour chercher des informations qui les dérangent. Si tel est le cas en cet âge d’Internet, la sauvegarde des journaux me semble d’autant plus importante en tant que plate-forme où les gens puissent rencontrer ceux de « l’autre bord ».

(D’après un original écrit en japonais le 24 novembre 2015.)

▼A lire aussi
Où va la presse japonaise ? Le vrai visage de l’extrême droite sur Internet Le désarroi de la NHK, l’unique groupe audiovisuel public du Japon

(*2) ^ « Taishû bunka ni tsuite » (À propos de la culture populaire), Tosho, février 1963.

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sécurité politique média presse défense loi internet opinion manifestation droite

Satô TakumiArticles de l'auteur

Professeur, Institut des hautes études des sciences de l’éducation, Université de Kyoto. Spécialiste de l’histoire des médias et de la culture populaire. Né en 1960. Diplômé de la faculté des lettres de l’Université de Kyoto. A effectué deux années d’études à l’Université Ludwig Maximilian (Centre de recherche en histoire moderne), en Allemagne. Titulaire d’un doctorat de l’Université de Kyoto. A occupé différents postes à l’Institut de journalisme de l’Université de Tokyo et au Centre de recherche internationale pour les études japonaises. A pris ses fonctions actuelles en 2015. Auteur de divers ouvrages, dont Saigo no media kûkan : Rondan to jihyô 2012-2013 (L’Espace médiatique après la catastrophe : la presse et la couverture des événements 2012-2013).

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