Loi sur la sécurité : les enjeux de la controverse

La polarisation des médias japonais et la nécessité d’un terrain d’entente

Politique Économie

On parle de polarisation à propos de la couverture par les journaux japonais de questions sujettes à controverse comme la loi récente sur la sécurité nationale. Quelle comparaison peut-on faire entre l’attitude actuelle de la presse et celle qu’elle a eue en 1960, quand le renouvellement du Traité de sécurité nippo-américain a divisé la nation ? Et quel rôle les journaux jouent-ils à l’âge de l’Internet, où les gens ne sont guère enclins à rechercher des contenus qui entrent en conflit avec leurs opinions personnelles ?

Le reportage objectif et des fins commerciales

Un point que je veux rappeler ici, c’est que l’article du Asahi en ligne qui résumait les réactions de divers journaux à l’adoption de la loi de 2015 sur la sécurité n’en citait que cinq. Or, sur les sept journaux qui ont publié la déclaration commune de 1960 critiquant le gouvernement, le Tokyo Times a cessé de paraître en 1992, mais les six autres continuent. Le Nikkei, quant à lui, s’est cantonné au reportage objectif et pourrait difficilement être classé dans le camp des pro ou des anti-gouvernement. La position du journal apparaît dans le bref passage suivant, formulé avec pondération dans la rubrique Shunjû publiée en première page de son édition du 19 septembre : « Le public n’attend pas de la Diète nationale l’excitation que procure le ring (de boxe). » Il convient donc de se rappeler qu’il y a bien eu un journal qui s’est efforcé de rester neutre dans sa couverture de la controverse de 2015.

On remarquera aussi que le journal qui a adopté une position neutre était un quotidien économique. Si les journaux généralistes ont tendance à insister sur leurs positions éditoriales, ceux qui se consacrent au monde des affaires et à l’économie n’ont guère de réticences à considérer leurs articles comme des « produits » d’information.

Si l’on se penche sur l’histoire de la publication des journaux au Japon, on s’aperçoit que, pendant la période de croissance de ce secteur, les quotidiens ordinaires avaient eux aussi une approche commerciale de leurs activités. Avant de devenir des médias consacrés à l’actualité et s’adressant aux classes moyennes, les trois principaux quotidiens d’aujourd’hui – Asahi, Mainichi et Yomiuri – étaient des journaux sans prétentions intellectuelles destinés aux masses. En 1918, le Asahi a adopté un code éditorial dans lequel figurait explicitement l’engagement à rester « sans préjugé ni parti-pris » et, en 1922, le président du groupe Mainichi a déclaré que les journaux étaient « des produits commerciaux ». La politique de ces deux journaux consistait à développer leur activité commerciale en attirant le plus grand nombre possible de lecteurs, provenant de la gauche comme de la droite de l’éventail idéologique. Le choix de l’impartialité et de l’objectivité dans le reportage, ainsi que la conception des journaux en tant que produits commerciaux, concordaient parfaitement avec la volonté d’être en phase avec l’opinion publique, attitude qui est à l’origine de l’uniformité qu’ils partagent en termes de contenus.

Le virage vers une posture défensive est lié à la baisse des tirages

La tendance à l’uniformité a prévalu jusqu’en 1997, tant que les tirages des journaux ont augmenté. Quant aux prix, ils n’ont pas bougé depuis 1955, et je me souviens que les vendeurs de journaux allaient de porte en porte avec des boniments du genre : « Abonnez-vous pour un an. Vous aurez trois [ou six] mois gratuits. De toutes façons, tous les journaux disent la même chose. »

Même si, en fait, tous les journaux ne disaient pas exactement la même chose, il y avait en vérité beaucoup moins de différences entre eux qu’aujourd’hui. La polarisation qu’on constate actuellement dans l’offre de journaux reflète le fait que les gens qui les publient ne cherchent plus à maximaliser les tirages au sein d’un marché en expansion. Le nombre des journaux imprimés est en déclin, tandis que la baisse de la natalité et le vieillissement de la population excluent totalement la perspective d’une augmentation globale des tirages. La stratégie adoptée par les directions vise, non pas à vendre des abonnements à des lecteurs « d’un autre bord », mais à s’accrocher aux abonnés existants.

Dans la pratique, les journaux progressistes cherchent à conserver leurs abonnés de gauche en leur proposant des articles critiques envers l’ordre établi, tandis que les journaux conservateurs s’efforcent de garder les faveurs de leurs lecteurs de droite en affichant davantage de bienveillance à l’égard du pouvoir. C’est ainsi que la polarisation s’est renforcée aussi bien dans l’éventail des commentaires proposés par des experts que dans le contenu des lettres à l’éditeur. Pour les lecteurs, le plaisir de disposer d’un grand nombre d’articles conformes à leurs opinions personnelles ressemble à celui qu’ils tirent de la lecture au jour le jour des médias sociaux remplis de commentaires provenant de gens qui pensent comme eux.

La polarisation des journaux de part et d’autre de l’axe idéologique gauche-droite peut être vue comme le résultat de choix économiques rationnels, faits par des journaux soucieux de survivre dans une période de déclin des tirages. Le problème n’est pas nécessairement très grave pour peu que les journalistes s’en rendent compte, mais le danger existe qu’ils se bercent d’illusions et en viennent à penser que le parti pris idéologique des articles de leurs journaux repose sur la mission qui leur incomberait de diriger l’opinion publique en lui exposant la juste façon de voir les choses.

Suite > Trouver un terrain d’entente à mi-chemin entre les extrêmes d’Internet

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