La reconstruction après le séisme : le bilan de quatre années
Les orphelins du tsunami du 11 mars 2011
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Un traumatisme qui dure
Le mois de mars 2015 a marqué le quatrième anniversaire du Grand tremblement de terre de l’est du Japon, et l’attention du pays tout entier s’est tournée vers les efforts de reconstruction en cours dans les zones lourdement affectées du Tôhoku. Les médias ont consacré de nombreux rapports au courage avec lequel les enfants se sont adaptés à la vie qui est la leur depuis la catastrophe, ainsi qu’à la détermination et à l’optimisme avec lesquels ils abordent l’avenir. Il n’en reste pas moins qu’un bon nombre des orphelins avec qui je suis entré en contact restent, semble-t-il, traumatisés par l’expérience et accablés par les changements qu’ils ont traversés au cours des quatre dernières années.
L’absentéisme et le retrait de la vie sociale sont en hausse chez les élèves du secondaire, et mêmes ceux d’entre eux qui vont à l’école semblent affectés par un vide émotionnel qui les amène à laisser leurs livres de classe à la maison ou à exprimer une envie de mourir. Les proches des enfants rendus orphelins par le Grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji, survenu en 1995, se souviennent que la période la plus difficile pour les enfants est arrivée trois au quatre ans après la catastrophe, une fois dépassée la phase où ils devaient lutter pour leur survie et se trouvaient confrontés à la réalité d’un avenir apparemment sans espoir. Malgré la réputation de stoïcisme et de persévérance dont jouissent les habitants du Tôhoku, ces enfants vont donc avoir eux aussi besoin d’une attention émotionnelle et d’un soutien rapprochés.
L’arc-en-ciel noir de Katchan
C’est pour apporter ce soutien que Ashinaga a fondé trois nouvelles Rainbow Houses en 2014 à Sendai, Ishinomaki et Rikuzen-Takata, villes situées dans la préfecture de Miyagi pour les deux premières et la préfecture d’Iwate pour la dernière. Les week-ends ou pendant les congés de printemps et d’été, ces maisons accueillent des rassemblements, parfois sur plusieurs jours, au cours desquels les enfants ont toute latitude pour partager leurs émotions refoulées – chagrin, tristesse, haine, douleur –, sans se soucier de ce que les autres penseront d’eux. Le regard objectif qu’ils peuvent ainsi se forger sur les sentiments qu’ils éprouvent leur permet d’aller de l’avant.
La première Rainbow House, construite à Kobe en 1999, s’inspirait d’un arc-en-ciel noir dessiné par un enfant surnommé « Katchan », devenu orphelin à la suite du séisme qui avait ravagé la région quatre ans plus tôt. À l’époque, la principale activité d’Ashinaga consistait à fournir un soutien financier aux enfants qui avaient perdu leurs parents et à leur expliquer comment se porter candidat à une bourse d’étude. En août 1995, l’association a organisé un camp pour les enfants sur une plage située au nord de la préfecture de Hyogo.
Les campeurs ont, entre autres choses, érigé un mât totémique, à côté duquel se trouvait une longue planche sur laquelle les enfants écrivaient des messages et faisaient des dessins. Katchan, qui était alors élève de cinquième année, dessina un arc-en-ciel déployé dans le ciel nocturne, mais au moment de finir son dessin, il recouvrit l’arc-en-ciel avec de la peinture noire.
Après le séisme, il était resté bloqué neuf heures dans les ruines de sa maison. Il apercevait l’ombre des sauveteurs, mais se trouvait dans un tel état de choc qu’il n’était pas en mesure d’appeler à l’aide. Huit membres de sa famille vivaient dans la maison, et son père et sa petite sœur ont perdu la vie.
Lorsque nous vîmes le dessin, nous nous rendîmes compte que le soutien scolaire offert à Katchan ne suffisait pas ; d’une importance bien plus fondamentale pour les rescapés d’un événement tragique était le soutien émotionnel, indispensable à la cicatrisation de leurs blessures psychiques. C’est dans cette perspective que nous avons construit la Rainbow House de Kobe. Nous savions que le Tôhoku aurait besoin d’installations similaires, et nous avons réussi à en ouvrir trois en l’espace de trois ans.
Le remords des orphelins pour la mort de leurs parents
Il n’est pas rare que les enfants qui ont perdu leurs parents se jugent responsables de cette perte. Les jeunes rescapés peuvent être hantés pendant des années par de tels sentiments de culpabilité. C’est ainsi que, six ans après le séisme de Kobe, une collégienne a avoué confidentiellement que c’était elle qui avait tué sa mère : au lieu de finir ses devoirs à la maison la nuit précédente, elle avait remis la tâche au lendemain matin, contraignant sa mère à se lever plus tôt que d’habitude pour préparer son petit-déjeuner. Sa mère aurait survécu, elle en était convaincue, si elle ne s’était pas levée d’aussi bonne heure. Malgré l’absence de relation directe entre le fait qu’elle n’avait pas fini ses devoirs à la maison et la mort de sa mère, la fille continuait, sans en parler à personne, à se considérer comme coupable.
Il y a des moments où des enfants laissent soudain émerger des sentiments de perte ou de tristesse qu’ils avaient refoulés pendant des années. Je souhaite contribuer à l’apparition de ces moments en offrant aux enfants le genre d’environnement sécurisant et chaleureux qui leur permettra de s’ouvrir et d’exprimer leurs émotions les plus profondément enfouies. Telle est, me semble-t-il, la responsabilité qui incombe aux adultes de leur entourage.
Contrairement au séisme de Kobe, le tremblement de terre et le tsunami du Tôhoku se sont produits en plein après-midi, à une heure où les familles étaient dispersées, les parents se trouvant au travail, les enfants à l’école et les grands-parents à la maison. Tous ont convergé séparément vers les abris d’urgence et certains ont dû attendre plusieurs jours avant de se trouver réunis, en larmes. Pour d’autres, eux aussi en larmes, la réunion n’a jamais eu lieu. Il s’est écoulé entre un et six mois avant que les personnes emportées par le tsunami ne soient retrouvées. Pour bien des rescapés, ce fut indubitablement une expérience traumatique et douloureuse.
Aux dires de personnes qui, par leur travail, se sont trouvées en relation avec des enfants peu après la catastrophe, parce que les écoliers avaient reçu la consigne de se préoccuper exclusivement de sauver leur propre vie, sans penser aux autres, nombre d’élèves parmi les plus grands se sont enfuis en laissant les petits derrière eux, si bien que, quand ils se sont retournés, ils ont vu les vagues engouffrer ceux qui ne pouvaient pas courir assez vite. Bien sûr, le traumatisme subi par les enfants ne se réduit pas aux circonstances immédiates de la catastrophe. Certains collégiens ont aidé au transport des cadavres et d’autres ont été victimes d’agressions sexuelles, commises la nuit dans les toilettes des centres d’évacuation.
Mettre sous le boisseau ses troubles profonds
À l’évidence, il y a des choses qu’on préférerait garder secrètes. C’est pourquoi, à la Rainbow House, on exerce aucune pression sur les enfants pour les pousser à parler. Mais nous n’en sommes pas moins à leur écoute, en espérant que la charge émotionnelle qu’ils portent se trouvera un tant soit peu allégée pour peu qu’ils s’ouvrent et partagent leurs souvenirs les plus douloureux. Peut-être les gens du Tôhoku sont-ils taciturnes, mais cela ne signifie pas qu’ils n’ont rien à dire. Aussi réticents soient-ils à révéler leurs sentiments les plus intimes aux membres de leurs familles ou à d’autres proches, les enfants comme les adultes apprécient une oreille bienveillante.
Après la catastrophe, bien des rescapés ont remarqué qu’ils faisaient partie de ceux qui avaient eu de la chance. « Nous n’avons perdu qu’un proche », disaient-ils. « Il y a des familles entières qui ont disparu. » Stoïques, ils se disaient à eux-mêmes qu’ils n’avaient pas le droit de se plaindre alors que d’autres étaient dans une misère beaucoup plus grande. Les adultes de sexe masculin étaient particulièrement enclins à adopter ce genre de raisonnement, comme s’ils devaient impérativement mettre sous le boisseau leur trouble et leur agitation intérieure.
L’attitude des rescapés de Kobe était tout à fait différente. Lorsque Ashinaga leur proposait d’organiser une excursion pour donner aux enfants l’occasion de sortir de leurs abris, la plupart des responsables se montraient reconnaissants et heureux de donner leur autorisation. Dans le Tôhoku, en revanche, notre proposition se heurtait fréquemment à un refus. « Vu le travail que les volontaires de Tokyo font pour nous, il serait malvenu de laisser nos enfants s’amuser », disaient-ils. Il y a chez eux une tendance à accorder la priorité à autrui et à remettre à plus tard la satisfaction de leurs propres besoins. Il est donc possible qu’ils mettent plus longtemps que les rescapés de Kobe à se confronter à leurs souffrances émotionnelles.
Une rencontre avec les orphelins de Kobe
En 2014, nous avons invité des orphelins du séisme de Kobe et leurs familles à venir à Ashinaga rencontrer leurs homologues du Tôhoku et discuter avec eux. Cette initiative, je suis heureux de le dire, a eu un immense impact positif sur les orphelins du Tôhoku, sur leurs parents ou tuteurs et sur leurs grands-parents.
Les épisodes racontés par les orphelins de Kobe n’avaient rien à voir avec les récits mirobolants qu’on peut s’attendre à voir dans un film. En fait, il y était plutôt question d’épreuves et de déboires, mais la morale de ces histoires étaient que leurs protagonistes étaient toujours vivants et menaient des vies normales en dépit de tous les revers qu’ils avaient subis. Pour les orphelins du Tôhoku, qui doutaient de leur avenir, savoir que leurs homologues de Kobe étaient devenus des étudiants ou des membres actifs de la société constituait une lueur d’espoir.
Mais la rencontre s’est aussi avérée bénéfique pour les gens de Kobe. L’expérience leur a permis de revenir sur les bons et les mauvais côtés de la vie qu’ils avaient menée depuis 1995. Voir leur vie avec davantage de recul les a confirmés dans la certitude qu’ils n’auraient pas pu faire de meilleurs choix que ceux qu’ils avaient faits.
Tendre la main aux gens qui en ont besoin
Les séismes et autres grandes catastrophes naturelles étant inévitables, nous allons devoir à l’avenir appliquer les leçons du Tôhoku en matière de soutien aux jeunes enfants, de façon à favoriser la cicatrisation de leurs blessures psychologiques – et ce, non seulement au Japon, mais dans le monde entier. Telle est la marche à suivre pour que les quelque 19 000 victimes du tremblement de terre de mars 2011 n’aient pas perdu la vie en vain.
Sendai a retrouvé sa vitalité, en partie grâce au boom de la reconstruction. Mais il est des zones du littoral, à 20 minutes à peine en voiture du centre de la ville, qui restent dévastées. Nous ne devons jamais oublier les dégâts provoqués par le tsunami.
Il en va de même pour les blessures émotionnelles dont souffrent les enfants des écoles. Les orphelins qui ont pu participer aux événements organisés à la Rainbow House ne représentent qu’une fraction de cette génération. En fait, c’est peut-être avant tout à ceux qui n’ont pas eu cette chance que nous devons tendre la main. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à leur faire passer le message qu’ils seront toujours les bienvenus ici et que nous sommes prêts à parler avec eux jusqu’à ce qu’ils soient capables de voler de leurs propres ailes.
(D’après un texte en japonais du 8 mai 2015.)▼A lire aussi
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