Le manga et l'anime deviennent des marques

Les limites de Naruto : de quoi le « soft power » est-il réellement capable ?

Culture

David Leheny [Profil]

Le concept de « Soft Power » est perçu au Japon comme un moyen de projeter une influence nationale sur la scène mondiale, et comme tel fait l’objet d’une grande attention. Mais le Soft Power impacte-t-il réellement les nations dans le sens que les leaders imaginent ? Le politologue David Leheny fait valoir qu’au bout du compte, seules les formes diffuses du Soft Power ont un effet au niveau populaire.

La complexité de la puissance culturelle

Je ne veux pas dire, bien évidemment, que la culture populaire est politiquement sans importance. Ses conséquences sont, cependant, plus diffuses que les avantages diplomatiques massifs que ne les projette la thèse du soft power. Pour cela, je voudrais prendre l’exemple du grand film In the Mood For Love, du réalisateur de Hong Kong Wong Kar-wai, réalisé en 2000(*1). L’action se situe dans un immeuble de Hong Kong dans les années 1960, et le film comporte une scène évocatrice au cours de laquelle une résidente présente à ses voisines une nouvelle invention fabuleuse que son mari vient de ramener de son voyage d’affaires au Japon : un autocuiseur à riz.

L’immeuble est immédiatement pris d’excitation à ce sujet, et toutes les résidentes sont prises de l’ardent désir d’acheter elles aussi un autocuiseur.

Les résidents sont parfaitement conscients que l’autocuiseur à riz vient du Japon, un fait qu’ils notent sans aucun signe particulier d’envie, d’enthousiasme, ou de rivalité. Néanmoins, la vision de leurs propres vies est, elle, instantanément transformée par cette invention japonaise, au point que leur avenir de classe moyenne trouve sa forme en grande partie par l’existence de la machine.

Wong veut dire que la vision particulière d’une vie de classe moyenne alors en vigueur à Tokyo, Osaka, et d’autres villes japonaises est devenue le modèle de ce que les citoyens de Hong Kong espéraient atteindre. Ce qui est, bien sûr, un fait exceptionnel par sa puissance culturelle, mais cette sorte de pouvoir n’est en aucun cas à la disposition du gouvernement japonais ni d’aucun autre gouvernement, pour persuader ces nouveaux consommateurs de faire ce que les Japonais ou tout autre gouvernement voudraient qu’ils fassent.

C’est de cette manière plus diffuse que, je l’espère, l’anime et le manga peuvent affecter mes élèves. Il serait, je pense, sans fondement de supposer que leur enthousiasme à propos de la nouvelle série animée japonaise se traduira par un soutien aux initiatives du gouvernement japonais, tout comme il serait insensé de supposer que l’amour de la K-pop se traduira par un soutien à la diplomatie de Séoul ou qu’être un fan de la NBA transformerait quiconque en partisan des frappes de drones américains au Yémen.

En revanche, ces formes culturelles les mettent en présence d’autres mondes imaginaires alternatifs, qui leur ouvriront des possibilités de concevoir leurs propres vies différemment, et de poser des questions novatrices sur les environnements dans lesquels ils ont été produits.

(D’après un original en anglais du 5 janvier 2015. Photo de titre : Reuters/Aflo.)

(*1) ^ Je remercie le professeur Nakano Yoshiko de m’avoir rappelé la pertinence de cette scène dans ma recherche sur le soft power.

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David LehenyArticles de l'auteur

Politologue et professeur d’Études Est-Asiatiques à l’Université de Princeton, spécialiste de la politique japonaise. A également enseigné à l’Université du Wisconsin-Madison et a été un associé de recherche à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Tokyo. Auteur de The Rules of Play: National Identity and the Shaping of Japanese Leisure (Les règles du jeu : Identité nationale et Construction des Loisirs japonais, 2003) et Think Global, Fear Local: Sex, Violence, and Anxiety(Pensée Globale, Peur locale : Sexe, Violence et Angoisse, 2006).

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