Comment faire face à l’envolée de la dette
Hausse de la TVA japonaise : la triste réalité des chiffres
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Le 1er avril dernier, les autorités japonaises ont procédé à une hausse de 5 à 8 % de la taxe sur la consommation japonaise, la première depuis 1997 où celle-ci était passée de 3 à 5 %. En vertu de la loi adoptée par la Diète en août 2012, du temps où Noda Yoshihiko était premier ministre, la taxe sur la consommation devrait à nouveau augmenter de 2 % en octobre 2015. Ce qui veut dire que la TVA japonaise, dont l’introduction remonte à 1989, aura doublé en l’espace de dix-huit mois. Abe Shinzô, qui a repris les rênes du gouvernement en décembre 2012, a été confronté à une vive opposition envers ces hausses juste avant qu’il ne se décide à approuver la première en octobre 2013. Et depuis que la croissance est de retour grâce à la politique économique énergique de M. Abe (« Abenomics »), les appels en faveur d’une augmentation des taxes et d’une réduction des dépenses pour stabiliser l’endettement public semblent avoir perdu du terrain.
Le 2 décembre 2013, l’Institut de recherches globales Canon (CIGS) de Tokyo a organisé une conférence sur le thème « Abenomics et la persistance de la dette publique ». Les organisateurs, dont je faisais partie, avaient convié plusieurs spécialistes en macroéconomie américains et japonais à présenter leurs points de vue et à discuter sur l’avenir des finances publiques de l’Archipel. Richard Anton Braun et Selahattin Imrohoroglu, les deux intervenants venus des États-Unis, ont dressé un tableau extrêmement pessimiste de la situation. Dans les lignes qui suivent, je me propose d’examiner les implications des conclusions de ces deux économistes en mettant plus particulièrement l’accent sur l’analyse de Richard Anton Braun, conseiller de la banque de réserve fédérale d’Atlanta.
Les chiffres inquiétants de 2011
Richard Anton Braun est un célèbre macro-économiste qui a fait de nombreuses recherches sur l’économie japonaise et a été professeur à l’Université de Tokyo. Avec Douglas Joines, professeur à l’Université de Californie du Sud (USC), il a étudié, par le biais de simulations informatiques, les effets des tendances démographiques japonaises sur la croissance économique, le système de protection sociale et les finances publiques de l’Archipel.
En août 2011, ces deux économistes ont présenté les premiers résultats de leurs travaux dans un rapport intitulé « L’influence du vieillissement de la population de l’Archipel sur la politique sociale du gouvernement japonais ». Pour obtenir une prévision à long-terme de la croissance démographique du pays, ils sont allés au-delà des projections publiées par l’Institut national de recherches sur la démographie et la protection sociale du Japon. D’après leurs calculs, si le taux de fécondité de l’Archipel reste faible, c’est-à-dire autour de 1,3 enfant par femme, la population du Japon, qui compte à l’heure actuelle un peu moins de cent trente millions d’habitants, ne sera plus que d’environ quarante millions d’individus d’ici la fin du XXIe siècle. Ce recul démographique est inexorable, car même si le taux de fécondité remontait subitement jusqu’à deux enfants par femme, le Japon n’aurait de toutes les façons que quelque quatre-vingts millions d’habitants en 2100.
Depuis un siècle, la productivité de la main-d’œuvre augmente à un rythme moyen de 2 % par an dans les pays industrialisés. Mais ce taux est peu susceptible d’augmenter de façon significative en raison du caractère fondamental des progrès technologiques actuels. Quand on additionne le taux de croissance de la productivité de la main d’œuvre d’un pays et le taux de croissance de sa population active, on obtient une estimation à long-terme relativement fiable de sa croissance économique. Le Japon aura beaucoup de chance s’il réussit à conserver un taux de croissance économique de 2 % en dépit du déclin démographique qui le caractérise, et ce même si la politique économique d’Abe Shinzô est couronnée de succès.
Pour remédier à cet état de faits, une augmentation de la taxe sur la consommation semble inéluctable. Reste à savoir dans quelles proportions. Dans le rapport qu’ils ont publié il y a trois ans, Richard Anton Braun et Douglas Joines étaient arrivés à la conclusion que pour assainir les finances publiques du Japon, il fallait en passer par une hausse permanente de la TVA à 33 %. C’est un chiffre qui donne le vertige, surtout dans le contexte politique japonais actuel. D’après les simulations informatiques des deux économistes américains, 33 % c’est pourtant le taux qu’il faudrait adopter pour stabiliser le ratio de la dette publique au produit intérieur brut (PIB) du Japon à 60 % d’ici l’année 2100 en supposant que le taux de fécondité ne progresse pas de façon remarquable, que le taux de croissance reste de 2 %, que l’inflation stagne aux alentours de 1 % et que le gouvernement ne procède à aucun changement dans le système de protection sociale.
Richard Anton Braun et Douglas Joines ont essayé de faire d’autres simulations informatiques en partant d’hypothèses plus optimistes mais les résultats se sont avérés tout aussi décourageants. À supposer que le taux de fécondité grimpe du jour au lendemain de 1,3 à 2 enfants par femme, il faudrait quand même relever le taux de la TVA à 28,5 % pour assainir les finances publiques. Une éventuelle amélioration du taux de fécondité aurait semble-t-il peu d’influence sur la santé des finances publiques. Et même si l’inflation et la croissance de la productivité étaient de 2 % — ce qui impliquerait que la politique de M. Abe réussisse pleinement —, la taxe sur la consommation devrait passer à 25,5 % pour que la dette publique se stabilise.
Ces chiffres, qui ne sont guère mentionnés dans les mass media, ont quelque chose d’incroyable. Pourtant, ils ne sont pas en contradiction avec les thèses d’autres économistes spécialistes du Japon. Dans une étude publiée en 2013, deux chercheurs — Gary Hansen, professeur de macroéconomie à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA), et Selahattin Imrohoroglu, professeur d’économie et de gestion de la protection sociale à l’USC — en arrivent à la conclusion que pour assainir les finances publiques du Japon, il faudrait porter la TVA à 35 %. Et certains économistes japonais, y compris des experts du Ministère des finances, sont pratiquement du même avis.
En d’autres termes, des chercheurs qui s’étaient penchés il y a trois ans sur la situation de l’économie, des finances publiques et de la protection sociale du Japon affirmaient déjà que, pour que l’État japonais retrouve une certaine stabilité budgétaire, il fallait, dans le meilleur des cas, relever le taux de la TVA aux environs de 30 %, voire plus.
Des prévisions récentes encore plus pessimistes
Les prévisions que je viens de mentionner remontent à il y a trois ans. Depuis, la situation des finances publiques japonaises s’est encore détériorée et l’addition que devront payer les générations futures s’est considérablement alourdie.
Lors de la conférence organisée le 2 décembre 2013 par le CIGS de Tokyo, Richard Anton Braun et Selahattin Imrohoroglu ont présenté les résultats de leurs recherches les plus récentes. M. Braun a dit que si le gouvernement japonais voulait redresser les finances publiques du pays en procédant uniquement à une hausse de la taxe sur la consommation, il devrait augmenter progressivement celle-ci jusqu’en 2070 où elle atteindrait son point culminant avec un taux de 53 %. Il pourrait ensuite commencer à abaisser la TVA au cours de la première moitié du XXIIe siècle, mais pas en dessous de 40 %. M. Imrohoroglu est allé dans le même sens en déclarant qu’il faudrait relever le taux de la TVA japonaise jusqu’à environ 60 % entre 2019 et 2087 et laisser ensuite celui-ci se stabiliser à 47 %.
Aucun gouvernement démocratique, ou plutôt aucun système politique digne de ce nom, n’est bien entendu en mesure d’imposer une hausse des taxes ou une réduction des dépenses d’une telle ampleur. Le problème du déficit public japonais est sans doute déjà hors de portée d’un régime démocratique ou d’un autre processus de décision politique. Mais il ne peut pas y avoir de discussion vraiment sensée et productive sur ce sujet sans une véritable prise de conscience de l’énormité du problème. La « triste réalité des chiffres » dont parlent Richard Anton Braun et d’autres économistes est un fait évident que les Japonais ne peuvent plus se permettre d’ignorer.
Crise d’endettement : une réelle menace pour le Japon
Que va-t-il se passer si le gouvernement japonais se contente de relever la taxe sur la consommation à 10 % en octobre 2015 ?
Probablement pas grand-chose dans les trois prochaines années. Jusqu’à présent, les marchés financiers n’ont pas manifesté beaucoup d’inquiétude vis-à-vis de la situation précaire des finances publiques japonaises tout simplement parce que, dans ce secteur, la plupart des acteurs ne regardent pas plus loin que les deux années à venir. Mais la population du Japon pâtira encore des conséquences de cette politique dans sa vie quotidienne d’ici cinquante à cent ans. Contrairement aux investisseurs, le gouvernement a le devoir de gérer les finances publiques en tenant compte des conséquences à long terme.
Dans une perspective à moyen ou à long terme, la situation des finances publiques du Japon risque fort de se dégrader jusqu’au point où en était la Grèce en 2010, au moment de la crise engendrée par son énorme dette publique. À l’heure actuelle, le Japon compte davantage sur le taux d’épargne élevé des Japonais que sur l’endettement extérieur pour financer son déficit budgétaire. Mais si les choses continuent ainsi, le montant du déficit public dépassera celui du patrimoine financier des ménages d’ici dix à quinze ans. Dans vingt à vingt-cinq ans, le gouvernement japonais sera selon toute vraisemblance contraint de vendre des obligations d’État à des investisseurs étrangers. Dès lors, la valeur de ces obligations dépendra du bon vouloir de ces investisseurs. Comme plusieurs pays d’Amérique latine dans les années 1980 et d’Europe du Sud un peu plus tard, l’État japonais sera tributaire d’injections constantes de capitaux étrangers pour régler ses factures. Même si son industrie réussit à rester compétitive dans les dix années à venir, le Japon devrait accuser un déficit chronique de la balance courante dans la mesure où une population vieillissante, comme la sienne, a tendance à consommer plus qu’elle n’épargne. Les autorités japonaises risquent fort d’être confrontées à une chute brutale du cours des obligations.
Si le cours des obligations s’effondre, le gouvernement pourra toujours s’en sortir en demandant à la Banque du Japon d’acheter autant d’obligations que nécessaire pour régler les charges du service de la dette. Mais l’injection illimitée de fonds dans le marché engendrera une spirale inflationniste impossible à contrôler. Autrement dit pour le Japon, une crise d’endettement serait obligatoirement synonyme d’une inflation galopante. Les fonctionnaires du Ministère des finances japonais sont bien entendu conscients de ce problème. Ils semblent en avoir conclu que laisser l’inflation réduire progressivement le montant de la dette publique était plus facile que de convaincre la population de la nécessité d’augmenter les taxes, de réduire les dépenses publiques et de faire adopter des lois indispensables sur les impôts et la sécurité sociale.
Mais cette politique va être uniquement profitable aux fonctionnaires du Ministère des finances. Pour le peuple japonais elle aura un coût bien plus élevé que si l’on procédait à une hausse des taxes et à une réduction des dépenses. La spirale de l’inflation va en effet continuer à s’accentuer et les taux d’intérêts augmenteront d’autant. Le relèvement des taux d’intérêts impliquera un rendement plus élevé des obligations émises pour rembourser la dette publique et il aggravera le poids de cette même dette. C’est exactement le piège dans lequel sont tombés à plusieurs reprises l’Argentine, le Brésil et d’autres pays d’Amérique latine à partir des années 1980. Quand elle devient galopante, l’inflation perturbe l’économie, entrave la croissance économique et fait baisser le niveau de vie. Qui plus est, du fait qu’elle augmente le poids de la dette, elle contraint la banque centrale à acheter toujours plus d’obligations, ce qui accélère encore l’effet de spirale.
Le gouvernement japonais émet chaque année des obligations pour un montant de quelque cent vingt mille milliards de yens en vue de financer le remboursement de la dette publique qui est d’environ un million de milliards de yens. Si l’inflation continue à faire grimper les taux d’intérêts, le coût du service de la dette explosera.
L’inflation dévalue l’épargne et les autres avoirs financiers de la population, y compris les obligations d’État. En encourageant l’inflation pour réduire progressivement la dette publique, le gouvernement japonais est en train de transférer vers l’État les avoirs de la population à hauteur de dix millions de yens par habitant de l’Archipel, hommes, femmes et enfants compris. Compte tenu de l’impact de l’inflation sur l’économie et le niveau de vie, le prix à payer pour la population est donc beaucoup plus élevé que si le taux de la TVA était porté à 30 %.
Se préparer à affronter le pire
Un pays ne se relève pas en un clin d’œil d’une crise d’endettement. Il doit s’attendre à en subir le contrecoup pendant au moins vingt à trente ans. Une crise de la dette publique affaiblirait le Japon et lui ferait perdre sa position au sein de la communauté internationale.
Au début du XXe siècle, l’Argentine était la huitième puissance économique du monde mais depuis, elle a perdu son rang essentiellement pour des raisons d’instabilité budgétaire. Le Japon pourrait subir le même sort s’il continue sur sa lancée actuelle.
Toutefois, comme je l’ai dit plus haut, la hausse des taxes et la réduction des dépenses colossales qui permettraient de redresser les finances publiques risquent fort d’être impossibles à appliquer d’un point de vue strictement politique. Dans ce cas, il faut accepter l’idée que le cours des obligations puisse s’effondrer et l’inflation augmenter. Si le Japon ne peut pas éviter d’en arriver là, il ne doit pas pour autant renoncer à préparer un dispositif d’intervention pour faire face à une situation d’urgence.
Le Japon devrait au moins commencer à envisager dès à présent des solutions, avant que la crise ne se produise. S’il faut procéder à des coupes dans les dépenses liées aux retraites et aux soins médicaux des personnes âgées, mieux vaut prévoir à l’avance leur montant et leur champ d’application. Sinon le gouvernement risque de se retrouver en train de faire des coupes claires dans les prestations en tentant désespérément d’éviter un effondrement total. Dans ce cas, les catégories les plus touchées seront celles qui ont le moins d’influence politique et les citoyens ordinaires pourraient être contraints à plus de sacrifices qu’ils ne devraient. En l’absence d’un plan d’urgence, les personnes les plus vulnérables seront beaucoup plus pénalisées que les autres, comme lors de l’accident nucléaire de Fukushima, en mars 2011, où la plupart des décès enregistrés dans la population évacuée concernaient des citoyens âgés traumatisés par la catastrophe.
Le gouvernement japonais refuse systématiquement de s’exprimer sur ce genre de problèmes en disant qu’ils relèvent de l’hypothèse. Mais refuser d’envisager une crise tout à fait possible revient à fuir ses responsabilités. Ceux qui sont chargés de protéger les moyens de subsistance de la population ont le devoir de se préparer aux situations de crise en prenant connaissance et en discutant de toutes les questions qui se posent.
(D’après un article original en japonais du 2 avril 2014. Photographie du titre : Shizuo Kambayashi/AP Photo/Aflo. Photo prise dans une boutique de matériel électronique. Les panneaux publicitaires font clairement allusion à l’augmentation de la TVA japonaise à partir du 1er avril 2014.)
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