Comprendre le Japon sous l’angle de la religion

Les Japonais et les divinités

Société Vie quotidienne

Hashizume Daisaburo [Profil]

Le terme de religion évoque pour la plupart des Japonais les divinités traditionnelles et Bouddha. Ces divinités kami étaient révérées au Japon dès avant l’implantation du bouddhisme. Quelle est la place des kami au Japon, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours ?

Vers un nationalisme qui révère l’empereur

A l’époque d’Edo, le bakufu (gouvernement shogunal) interdit le christianisme et impose le bouddhisme à tous les Japonais. Concrètement, chaque foyer doit choisir un courant bouddhiste et s’inscrire à un temple proche (système des danka). Les moines bouddhistes voient leurs activités restreintes à la célébration des funérailles. Dans le même temps, le bakufu encourage les samouraïs à étudier le néo-confucianisme.

Le néo-confucianisme s’étend aux classes supérieures citadines et paysannes. Le bakufu, en restreignant le champ d’action du bouddhisme et en promouvant le néo-confucianisme, a adopté, sans en avoir conscience, une stratégie contradictoire.

En effet, le néo-confucianisme est anti-bouddhique. Il réfute la réincarnation et l’existence de l’âme. De plus, comme il considère que l’étude permet à tout un chacun de se hisser parmi les classes dirigeantes, il est contraire au système hiérarchique en vigueur à l’époque d’Edo.

Par ailleurs, en établissant comme principe la dévotion au gouvernement légitime (au dirigeant), il donne naissance à une philosophie impérialiste qui fait de l’empereur le vrai dirigeant, à la place du shogun. En d’autres termes, le néo-confucianisme portait en lui les germes de la destruction du système dirigeant de l’époque d’Edo. Cette logique est détaillée dans Les créateurs de la divinité vivante de Yamamoto Shichihei.

Le néo-confucianisme a donné naissance à la philosophie d’Itô Jinsai et à la pensée d’Ogyû Sorai, axées sur le retour aux bases du confucianisme, puis, éventuellement, au kokugaku, courant de pensée basé sur l’interprétation fondamentaliste des textes anciens du Japon. Le personnage central du kokugaku, Motoori Norinaga, rédige le Kojiki-den, dans lequel il réinterprète la société japonaise d’avant l’écriture, décrite dans le Kojiki, comme déjà dirigée par un gouvernement et obéissant à l’empereur. Cette obéissance à l’empereur ne serait pas le fruit de l’enseignement confucianiste, mais de la pureté naturelle du peuple. C’est ainsi qu’a été ouverte, chez tous les Japonais, la voie vers un nationalisme qui révère l’empereur.

La naissance et la fin du shintô d’Etat

Entre la fin du bakufu et la Restauration de Meiji, le shintô de Hirata, prôné par Hirata Atsutane, a profondément modifié la perception des divinités kami par les Japonais.

Hirata Atsutane, théologien du shintô qui se présente comme un disciple de Motoori Norinaga, défend la vision suivante : quand un être humain meurt, il ne devient pas un bouddha, pas plus qu’il ne part pour l’au-delà. Il devient une âme. En particulier, l’âme de ceux qui sont morts pour la patrie devient une âme héroïque, sans souillure, qui protège les générations suivantes. Cette idée innovante (chacun a une âme qui lui survit après la mort) viendrait à Hirata Atsutane du christianisme : il l’aurait trouvée dans une traduction de la Bible, consultée en secret car l’ouvrage était interdit à l’époque.

Dans la mesure où chacun a une âme, même si tous les Japonais sont liés au bouddhisme par le système d’inscription à un temple et qu’ils célèbrent les funérailles selon ce rite, cela n’empêche pas de pratiquer des rites shintô pour le repos de cette âme. On peut aussi honorer ceux qui sont morts pour la patrie. Les militaires qui ont mis en place le régime Meiji ont appliqué le shintô de Hirata, ils ont honoré les âmes des héros nationaux et les ont révérées. En l’an 2 de l’ère Meiji (1869), un sanctuaire en leur honneur a été construit à Kudan, à Tokyo, qui deviendra plus tard le sanctuaire Yasukuni. Il s’agit d’un lieu géré par l’armée de terre et de mer, où sont révérées les âmes de personnalités de la Restauration de Meiji et des soldats tombés pour le Japon. C’est un sanctuaire où les gens du peuple qui ont sacrifié leur vie à la nation sont honorés sous la forme de divinités kami. Les médias occidentaux qualifient le sanctuaire Yasukuni de « sanctuaire de la guerre », mais c’est incorrect. En réalité, il s’agit d’un lieu semblable à une stèle commémorative de la révolution ou à la tombe du soldat inconnu.

Le shintô de Hirata et le sanctuaire Yasukuni ont eu pour effet de former un peuple moderne soumis à l’Etat. Dans cette optique, il était nécessaire de séparer le shintô du bouddhisme. C’est dans ce contexte qu’est intervenu, de la fin du bakufu à la Restauration de Meiji, le mouvement d’expulsion du bouddhisme et de séparation du shintô et du bouddhisme. Sous l’impulsion du gouvernement, sanctuaires et temples ont été strictement séparés, sans plus autoriser de flou. Avec la Restauration de Meiji est né le shintô d’Etat, dirigé par le gouvernement. Le ministère de l’éducation affirmait que le « shintô, incorporé à la vie quotidienne des Japonais, n’[était] pas une religion », contraignant tous les Japonais à adopter le shintô national.

Basé sur la pensée selon laquelle les morts deviennent des divinités kami, plusieurs nouveaux sanctuaires ont été construits après l’ère Meiji : le Meiji-jingu (à Harajuku, Tokyo) dédié à l’empereur Meiji, le sanctuaire Nogi dédié au général Nogi Maresuke, le sanctuaire Tôgô dédié à l’amiral Tôgô Heihachirô, les sanctuaires locaux Gokoku qui honorent les morts pour la patrie. La photographie de l’empereur a été distribuée dans les écoles, devant laquelle on priait, et on se recueillait tourné vers le palais impérial. Une éducation révérant l’empereur, considéré comme une divinité vivante, a été mise en place.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de l’armée d’occupation, le shintô d’Etat a été interdit. Le sanctuaire Yasukuni a été conservé sous la forme d’une entité religieuse civile. L’âme des héros et le statut de divinité kami après la mort ont subsisté dans la pensée des Japonais d’après-guerre.

Les Japonais eux-mêmes sont sans doute incapables de formuler leur propre pensée sur les divinités kami, de l’expliquer à un tiers. Comprendre leur propre philosophie et leurs propres croyances est un défi qui leur reste à relever.

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temple bouddhisme histoire sanctuaire guerre divinité shinto religion Yasukuni

Hashizume DaisaburoArticles de l'auteur

Sociologue, professeur honoraire de l’Université de technologie de Tokyo. Auteur, entre autres, de Jeux de langue et théorie sociale (Keisô Shobô, 1985), La stratégie discursive du bouddhisme (Keisô Shobô, 1986, Samgha bunko, 2013), Introduction à la sociologie religieuse pour comprendre le monde (Chikuma Shobô, 2001, Chikuma bunko 2006), Les mystères du christianisme (Kôdansha gendai shinsho, 2011) et Le bouddhisme joyeux (Samgha shinsho, 2013).

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