Comprendre le Japon sous l’angle de la religion
Les Japonais et les divinités
Société Vie quotidienne- English
- 日本語
- 简体字
- 繁體字
- Français
- Español
- العربية
- Русский
Dieu et « kami »
En japonais, Dieu se traduit par Kami, terme également utilisé pour désigner les divinités kami. Pour dissiper tout malentendu, examinons ces trois termes : Dieu, Kami et divinités kami.
Dieu est la divinité unique d’une religion monothéiste. Son unicité est exprimée par la majuscule, en anglais comme en français. Avec une minuscule, le même mot de dieu désigne les divinités d’une religion polythéiste.
Ecrit en caractères chinois, le mot « dieu »(神)se lit kami en japonais et il désigne, dans une acception psychologique, les phénomènes psychiques. Il qualifie aussi une existence divine, mais sans lui accorder une réelle supériorité. L’existence suprême est désignée par d’autres mots, comme ten(天)ou jôtei(上帝).
Les divinités kami traditionnelles du Japon sont pour leur part, en résumé, l’incarnation de phénomènes naturels. Les kami des textes fondateurs que sont le Kojiki (Chronique des faits anciens) et le Nihon Shoki (Annales du Japon), les kami révérés dans les sanctuaires, le soleil et la lune, le vent et la pluie, la montagne et la mer, les grands arbres et les grandes pierres, les animaux, les plantes et les humains hors-norme, tous sont des divinités kami. Le philosophe de l’époque d’Edo Motoori Norinaga définissait ainsi les kami : tout ce qui éveille des émotions profondes chez l’homme. Pour les Japonais, le Japon dans sa grande richesse naturelle abrite partout des divinités, c’est le pays des kami. Cette expression, pays des kami, suscite souvent des malentendus à l’étranger, où l’on y voit des relents de nationalisme, mais cette interprétation est loin du sens originel.
Le shintô, fusion d’une multitude d’éléments
Le shintô est la religion primitive du Japon, qui révère les divinités kami.
L’absence de documents sur le shintô ancien ne permet pas de savoir précisément quelle forme cette religion revêtait. On ignore même si elle avait une forme susceptible d’être appelée shintô. Il s’agit sans doute du mélange de divers éléments. Par exemple :
- à la base du shintô se trouve la vénération des chasseurs-cueilleurs de la période Jômon (15 000 à 300 av. J.-C.) pour la nature ;
- les riziculteurs de la période Yayoi (300 av. J.-C. à 250 après J.-C.) ont révéré la force productrice de la terre à travers des symboles comme les statuettes dogû et intégré le chamanisme de la péninsule coréenne ;
- les armes et miroirs en bronze venus de Chine ont été élevés au rang d’instruments religieux et sacrés détenus par les chefs ;
- la divination, l’astronomie, les éphémérides et la philosophie taoïste de l’immortalité ont été reprises dans les rites religieux et funéraires des dirigeants ;
- dans chaque région, les communautés et les seigneurs ont vénéré leur propre divinité locale et édifié des sanctuaires.
La fusion de ces divers éléments a été reconnue, après l’introduction du bouddhisme, comme un tout baptisé shintô (littéralement « la voie des dieux ») par comparaison et en réaction au bouddhisme.
L’idée de « kami » issue de la comparaison avec Bouddha
Le bouddhisme, religion fondée en Inde par Siddhārtha Gautama (Shakyamuni, né au VIe ou Ve siècle avant J.-C.), s’appuie sur une importante documentation écrite et une théorie détaillée. Le bouddhisme introduit au Japon par le biais de la Chine, dont il a subi l’influence, se base sur des textes rédigés en caractères chinois, et l’organisation comme la gestion de la communauté religieuse sont inspirées du système chinois. Les Japonais, par comparaison avec le Bouddha ainsi découvert, ont construit le concept de kami.
Comparons Bouddha et les kami.
Bouddha est un être humain qui a atteint l’éveil, il est vivant. Lorsque Bouddha meurt, il échappe au cycle de la réincarnation et cesse d’exister. Les divinités kami ne sont pas des humains mais leurs ancêtres, et elles peuvent être vivantes ou non.
Bouddha est un homme, qui se consacre au célibat. Les kami sont hommes ou femmes et peuvent se marier.
Bouddha est représenté par des statues placées dans les temples, mais il n’est pas dans les temples. Les kami ne sont pas représentés par des statues. Dans les sanctuaires, le yorishiro représente le lieu où viennent les kami, sans qu’ils soient présents dans le sanctuaire.
Le bouddhisme, le système politique basé sur des éléments chinois et les techniques avancées venues de Chine comme l’astronomie, la médecine ou encore l’architecture, sont autant d’outils qui ont participé à asseoir le pouvoir et le prestige des classes dirigeantes. Voyons maintenant comment le bouddhisme transplanté au Japon a coexisté avec le shintô.
Divinités « kami » au service du pouvoir et aristocratie bouddhiste
Le pouvoir central s’est établi vis-à-vis des multiples seigneurs locaux en fédérant les groupes révérant la déesse du soleil Amaterasu en tant que leur ancêtre, qui avaient la mainmise sur les actes religieux. Les seigneurs honoraient chacun leur propre divinité (par exemple, Ôkuninushi au sanctuaire d’Izumo). La fédération s’est faite par la création d’une mythologie permettant à ces diverses divinités de coexister en harmonie.
Le VIIIe siècle voit la rédaction du Nihon Shoki et du Kojiki. Ces ouvrages font d’Amaterasu la divinité principale avec pour descendance l’empereur, unique dépositaire du pouvoir religieux et politique. De fait, hors de la lignée impériale, les seigneurs locaux sont exclus du pouvoir religieux et politique. Malgré tout, comparé à la constitution d’une religion monothéiste — tel le peuple d’Israël qui reconnaît Yahvé comme seul Dieu, de manière exclusive —, le pouvoir central japonais a la particularité, au lieu d’exclure les autres divinités, de leur accorder un certain statut, sous la domination d’Amaterasu. La coexistence des divinités kami signifie la coexistence des pouvoirs locaux.
La particularité de Bouddha est de n’avoir aucun lien avec les divinités kami et de ne pas être placé sous la domination d’Amaterasu. De ce fait, dans la mesure où l’empereur monopolisait le pouvoir religieux et où le shintô se trouvait à la base du pouvoir politique, les seigneurs qui en étaient exclus ont pu librement choisir d’embrasser le bouddhisme. Les seigneurs provinciaux établis dans la région du Yamato, se transmettant de génération en génération postes gouvernementaux et fiefs, ont formé l’aristocratie. L’aristocratie, majoritairement bouddhiste, a fait édifier des temples, espérant atteindre la félicité dans l’au-delà. La possibilité de devenir un bouddha après la mort était une pensée nouvelle, qui différait du shintô. Dans le même temps, les paysans qui travaillaient sur les terres de l’aristocratie et des temples restaient plus proches des croyances traditionnelles en les divinités locales que du bouddhisme.
Shintô et bouddhisme, des conceptions différentes de l’au-delà
Comment les Japonais envisageaient-ils le monde après la mort ?
Il existait diverses croyances selon lesquelles on retournait à la montagne, on partait pour les entrailles de la terre (pays de yomi) ou dans un monde divin par-delà les mers. La mort était considérée comme quelque chose d’impur, et l’on pensait que les défunts partaient pour un endroit éloigné. La réincarnation bouddhiste ne faisait pas partie des croyances. Par ailleurs, la pensée chinoise selon laquelle l’âme des morts vivait aux enfers, introduite au Japon par le biais du taoïsme et du bouddhisme, s’est par la suite développée.
L’empereur révère Amaterasu, les divinités kami et ses ancêtres impériaux. Ces coutumes s’inspirent des pratiques des dirigeants chinois, mais le culte des ancêtres décédés est propre au Japon. On pensait que les morts, après avoir été purifiés quelque part au loin, pouvaient devenir une sorte de divinité.
Pour le bouddhisme, l’être humain est le sujet d’un processus destiné à faire de lui un bouddha, par le biais de la réincarnation. Le défunt renaît immédiatement sous une autre forme et vit de nouveau dans notre monde. Ni le monde des morts ni l’âme n’existent. C’est-à-dire que le bouddhisme et le shintô envisagent la mort de manière extrêmement différente.
Dans ces conditions, comment le bouddhisme a-t-il pu se développer au Japon ?
Pas de distinction entre « kami » et bouddha
Durant l’époque de Heian (794-1185) se répand la théorie honji-suijaku selon laquelle les divinités kami japonaises ont choisi d’apparaître sous la forme des multiples bouddhas et bodhisattvas indiens. En d’autres termes : kami = bouddha. A l’époque de Kamakura, ce point de vue est commun parmi les Japonais.
Si kami et bouddha sont la même chose, on peut prier les uns comme l’autre. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire de différencier sanctuaires et temples, et la distinction entre shintô et bouddhisme ne tient plus. Dès lors, et jusqu’à la fin de l’époque d’Edo, les Japonais n’établissent plus de différence stricte entre kami et bouddha.
Si les défunts deviennent des kami, ils peuvent aussi devenir des bouddhas. La secte bouddhique Jôdoshû prône ainsi la sortie du cycle de la réincarnation et l’atteinte de la félicité éternelle. Le bouddha Amida, au cours de sa formation, a promis d’accueillir les hommes dans la Terre pure après leur mort. La renaissance dans la Terre pure étant la promesse d’atteindre plus facilement l’éveil, l’important est donc d’arriver à cette Terre pure. La mort, la renaissance dans la Terre pure, l’éveil : cette doctrine est à l’origine du développement de la croyance selon laquelle l’être humain, à sa mort, peut devenir un bouddha.
C’est ainsi que s’est construite la perception de la vie et de la mort chez les Japonais, jusqu’à nos jours. En voici les grandes lignes :
- l’être humain meurt et son âme erre un certain temps ;
- ensuite, l’âme traverse la rivière Sanzu pour aller dans l’au-delà et devient un bouddha (ou une divinité kami) ;
- en cas de fort attachement au monde des vivants ou de rancœur profonde, elle se transforme en fantôme ;
- ceux qui se sont mal comportés sont punis : ils tombent en enfer où ils subissent les supplices infligés par le seigneur de la mort et les démons ;
- durant la fête des Morts (o-bon), les défunts reviennent chez eux ;
- les ancêtres reçoivent un nom posthume et leur tablette funéraire est exposée dans l’autel familial devant lequel on brûle de l’encens.
Ces principes, quand on les examine attentivement, ne tiennent strictement ni du shintô ni bouddhisme, et sont parfois contradictoires.
Vers un nationalisme qui révère l’empereur
A l’époque d’Edo, le bakufu (gouvernement shogunal) interdit le christianisme et impose le bouddhisme à tous les Japonais. Concrètement, chaque foyer doit choisir un courant bouddhiste et s’inscrire à un temple proche (système des danka). Les moines bouddhistes voient leurs activités restreintes à la célébration des funérailles. Dans le même temps, le bakufu encourage les samouraïs à étudier le néo-confucianisme.
Le néo-confucianisme s’étend aux classes supérieures citadines et paysannes. Le bakufu, en restreignant le champ d’action du bouddhisme et en promouvant le néo-confucianisme, a adopté, sans en avoir conscience, une stratégie contradictoire.
En effet, le néo-confucianisme est anti-bouddhique. Il réfute la réincarnation et l’existence de l’âme. De plus, comme il considère que l’étude permet à tout un chacun de se hisser parmi les classes dirigeantes, il est contraire au système hiérarchique en vigueur à l’époque d’Edo.
Par ailleurs, en établissant comme principe la dévotion au gouvernement légitime (au dirigeant), il donne naissance à une philosophie impérialiste qui fait de l’empereur le vrai dirigeant, à la place du shogun. En d’autres termes, le néo-confucianisme portait en lui les germes de la destruction du système dirigeant de l’époque d’Edo. Cette logique est détaillée dans Les créateurs de la divinité vivante de Yamamoto Shichihei.
Le néo-confucianisme a donné naissance à la philosophie d’Itô Jinsai et à la pensée d’Ogyû Sorai, axées sur le retour aux bases du confucianisme, puis, éventuellement, au kokugaku, courant de pensée basé sur l’interprétation fondamentaliste des textes anciens du Japon. Le personnage central du kokugaku, Motoori Norinaga, rédige le Kojiki-den, dans lequel il réinterprète la société japonaise d’avant l’écriture, décrite dans le Kojiki, comme déjà dirigée par un gouvernement et obéissant à l’empereur. Cette obéissance à l’empereur ne serait pas le fruit de l’enseignement confucianiste, mais de la pureté naturelle du peuple. C’est ainsi qu’a été ouverte, chez tous les Japonais, la voie vers un nationalisme qui révère l’empereur.
La naissance et la fin du shintô d’Etat
Entre la fin du bakufu et la Restauration de Meiji, le shintô de Hirata, prôné par Hirata Atsutane, a profondément modifié la perception des divinités kami par les Japonais.
Hirata Atsutane, théologien du shintô qui se présente comme un disciple de Motoori Norinaga, défend la vision suivante : quand un être humain meurt, il ne devient pas un bouddha, pas plus qu’il ne part pour l’au-delà. Il devient une âme. En particulier, l’âme de ceux qui sont morts pour la patrie devient une âme héroïque, sans souillure, qui protège les générations suivantes. Cette idée innovante (chacun a une âme qui lui survit après la mort) viendrait à Hirata Atsutane du christianisme : il l’aurait trouvée dans une traduction de la Bible, consultée en secret car l’ouvrage était interdit à l’époque.
Dans la mesure où chacun a une âme, même si tous les Japonais sont liés au bouddhisme par le système d’inscription à un temple et qu’ils célèbrent les funérailles selon ce rite, cela n’empêche pas de pratiquer des rites shintô pour le repos de cette âme. On peut aussi honorer ceux qui sont morts pour la patrie. Les militaires qui ont mis en place le régime Meiji ont appliqué le shintô de Hirata, ils ont honoré les âmes des héros nationaux et les ont révérées. En l’an 2 de l’ère Meiji (1869), un sanctuaire en leur honneur a été construit à Kudan, à Tokyo, qui deviendra plus tard le sanctuaire Yasukuni. Il s’agit d’un lieu géré par l’armée de terre et de mer, où sont révérées les âmes de personnalités de la Restauration de Meiji et des soldats tombés pour le Japon. C’est un sanctuaire où les gens du peuple qui ont sacrifié leur vie à la nation sont honorés sous la forme de divinités kami. Les médias occidentaux qualifient le sanctuaire Yasukuni de « sanctuaire de la guerre », mais c’est incorrect. En réalité, il s’agit d’un lieu semblable à une stèle commémorative de la révolution ou à la tombe du soldat inconnu.
Le shintô de Hirata et le sanctuaire Yasukuni ont eu pour effet de former un peuple moderne soumis à l’Etat. Dans cette optique, il était nécessaire de séparer le shintô du bouddhisme. C’est dans ce contexte qu’est intervenu, de la fin du bakufu à la Restauration de Meiji, le mouvement d’expulsion du bouddhisme et de séparation du shintô et du bouddhisme. Sous l’impulsion du gouvernement, sanctuaires et temples ont été strictement séparés, sans plus autoriser de flou. Avec la Restauration de Meiji est né le shintô d’Etat, dirigé par le gouvernement. Le ministère de l’éducation affirmait que le « shintô, incorporé à la vie quotidienne des Japonais, n’[était] pas une religion », contraignant tous les Japonais à adopter le shintô national.
Basé sur la pensée selon laquelle les morts deviennent des divinités kami, plusieurs nouveaux sanctuaires ont été construits après l’ère Meiji : le Meiji-jingu (à Harajuku, Tokyo) dédié à l’empereur Meiji, le sanctuaire Nogi dédié au général Nogi Maresuke, le sanctuaire Tôgô dédié à l’amiral Tôgô Heihachirô, les sanctuaires locaux Gokoku qui honorent les morts pour la patrie. La photographie de l’empereur a été distribuée dans les écoles, devant laquelle on priait, et on se recueillait tourné vers le palais impérial. Une éducation révérant l’empereur, considéré comme une divinité vivante, a été mise en place.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, sous la direction de l’armée d’occupation, le shintô d’Etat a été interdit. Le sanctuaire Yasukuni a été conservé sous la forme d’une entité religieuse civile. L’âme des héros et le statut de divinité kami après la mort ont subsisté dans la pensée des Japonais d’après-guerre.
Les Japonais eux-mêmes sont sans doute incapables de formuler leur propre pensée sur les divinités kami, de l’expliquer à un tiers. Comprendre leur propre philosophie et leurs propres croyances est un défi qui leur reste à relever.
temple bouddhisme histoire sanctuaire guerre divinité shinto religion Yasukuni