Le Japon et la Corée du Sud sont-ils voués à la méfiance mutuelle ?

Pourquoi Séoul et Tokyo n’arrivent-ils pas à s’entendre ?

Politique

Kimura Kan [Profil]

Le refroidissement actuel des relations entre le Japon et la Corée du Sud a de quoi surprendre si on le compare avec la relative chaleur qui les caractérisait en 2006, quand Abe Shinzô a entamé son premier mandat de premier ministre. Les raisons de cette évolution tiennent aux mutations qui se sont produites entre-temps dans la situation de la Corée du Sud.

La Chine passe du statut d’ennemi potentiel à celui d’ami le plus important

Les changements intervenus dans le domaine de la sécurité constituent un autre élément déterminant dans la différence entre la Corée du Sud de Roh Moo-hyun (2003-2008) et celle Park Geun-hye, la présidente actuelle. À l’époque où M. Roh était aux commandes, l’un des principaux objectifs stratégiques de la politique de la nation consistait à faire en sorte que la Corée du Sud joue un rôle de « modérateur », autrement dit qu’elle contribue, par son comportement, au maintien de l’équilibre entre les États-Unis et la Chine, les deux puissances entre lesquelles elle était prise en étau, et prévienne ainsi le déclenchement des crises sécuritaires en Asie du Nord-Est.

Il est deux facteurs clés qu’il faut avoir présents à l’esprit à cet égard. Le premier est que l’idée de jouer un rôle de « modérateur », dans la perspective, semble-t-il, d’amener les États-Unis et la Chine à une position de neutralité, reposait dans le même temps sur l’hypothèse d’une confrontation entre ces deux puissances.

Le second point important est la détérioration des relations entre Séoul et Washington sous le présidence de M. Roh. En 2003, les États-Unis ont retiré une partie des forces qu’ils avaient déployées sur la ligne de front face à la Corée du Nord, pour les envoyer combattre en Iraq. Dans le même temps, divers événements, dont le premier essai nucléaire de la Corée du Nord en 2006, sont venus aggraver les tensions avec ce pays. On voit donc que le paysage sécuritaire n’était pas favorable à la Corée du Sud.

Cette situation dangereuse tendait tout naturellement à pousser les gouvernements sud-coréens à chercher à se réconcilier avec Tokyo. Le Japon, avec les nombreuses bases américaines qu’il héberge, était en effet voué à jouer un rôle crucial en cas de crise sécuritaire grave sur la péninsule coréenne. C’est pourquoi en 2006, quand M. Abe est arrivé au pouvoir, les médias sud-coréens, notamment ceux du camp conservateur, où les questions sécuritaires suscitent beaucoup d’intérêt, y ont vu une opportunité de faire avancer la restauration des liens bilatéraux, même si la position idéologique de M. Abe le plaçait plus à droite que M. Koizumi.

En 2013, en revanche, la situation avait grandement changé. Dès son arrivée au pouvoir au mois de février, Park Geun-hye, dont la position pro-chinoise est bien connue, a proclamé à plusieurs reprises son intention d’adopter une politique de renforcement des liens avec Pékin. Si bien que, sous son gouvernement, la Chine a acquis une telle importance pour la Corée du Sud que non seulement elle est passée devant le Japon mais elle rivalise avec son allié, les États-Unis. Dans le même temps, Pékin a apporté son soutien au gouvernement pro-chinois de Séoul et, quand Mme Park s’est rendue en Chine, elle y a reçu un accueil beaucoup plus chaleureux qu’aucun autre président sud-coréens avant elle.

Pour dire les choses simplement, sous la présidence de Mme Park, la Chine est passée pour la Corée du Sud du statut d’ennemi potentiel à celui d’ami le plus important.

Le Japon est désormais vu comme un obstacle

L’amélioration des relations entre Séoul et Pékin a aussi exercé une influence notable sur la politique de la Corée du Sud vis-à-vis de son voisin du Nord. L’attitude conciliante qui prévalait sous les présidences de Kim Dae-jung (1998-2003) et Roh Moo-hyun a laissé place à une position plus dure avec l’arrivée au pouvoir de Lee Myung-bak (2008-2013), qui a remis au premier plan la coopération avec les États-Unis et le Japon. Il faut toutefois préciser que ces politiques apparemment opposées avaient un point commun : aucune d’entre elles n’accordait un rôle actif à la Chine. Dans un cas comme dans l’autre, la Corée du Sud considérait que la Chine constituait pour elle une entrave dans sa quête de réunification et un rival en termes d’influence sur la Corée du Nord.

Sous la présidence de Mme Park, en revanche, Séoul voit Pékin, non plus comme un rival, mais comme un collaborateur dans la politique adoptée vis-à-vis de Pyongyang. Cette évolution majeure de la politique sécuritaire de la Corée du Sud l’a amenée à changer sa façon de voir le Japon. La Chine n’étant plus considérée comme un adversaire, c’est la Corée du Nord qui occupe désormais la première place dans les préoccupations sécuritaires de la Corée du Sud, laquelle jouit d’une avance substantielle sur son voisin en termes d’armements conventionnels. Les armes nucléaires de celui-ci constituent, bien entendu, un problème séparé, mais le parapluie nucléaire américain suffit à contrer cette menace. Or, si toute possibilité de conflit conventionnel de grande échelle avec la Corée du Nord est écartée, il n’est plus nécessaire d’accorder une considération particulière au Japon sous prétexte qu’il héberge sur son sol des bases militaires américaines.

En fait le Japon, qui est en conflit avec la Chine à propos des îles Senkaku, est devenu un obstacle pour la Corée du Sud. Si le litige à propos de ces îles venait à s’envenimer et que les États-Unis étaient amenés à entrer en lice, les fondements mêmes de la politique sécuritaires de Séoul, qui repose sur les liens étroits avec Washington comme avec Pékin, s’en trouveraient mis à mal. Il est donc de l’intérêt de la Corée du Sud de semer la discorde entre le Japon et les États-Unis. Voilà pourquoi la présidente Park n’hésite pas à s’en prendre au Japon et à mettre sur la table la question des perceptions de l’histoire même lorsqu’elle s’adresse à des Américains.

Les médias conservateurs sud-coréens soutiennent fermement la politique sécuritaire du gouvernement de Mme Park. La Chine compte désormais pour 25 % dans le commerce international de la Corée du Sud, un chiffre supérieur à la part cumulée du Japon et des États-Unis. Et le commerce occupe une telle place dans son économie que ce chiffre correspond à plus d’un quart de son produit intérieur brut. Cette lourde dépendance vis-à-vis de la Chine a poussé les milieux d’affaire sud-coréens à mettre au premier plan les relations avec ce pays, et c’est ce qui a incité les médias conservateurs à changer de ton.

Les commentaires sur la menace chinoise, jadis fréquents dans les médias conservateurs sud-coréens, ont peu à peu disparu et le courant dominant véhicule désormais des messages qui insistent sur l’importance des liens amicaux avec la Chine. Quant au gouvernement conservateur de Mme Park, il est tout naturel qu’il subisse l’impact de cette tendance des médias du même bord.

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Kimura KanArticles de l'auteur

Professeur à l’Université de Kobe ; président du Forum Pan-Pacifique. Titulaire d’un doctorat de droit de l’Université de Kyoto. A été expert invité à l’Université Harvard, à l’Université de Corée et à l’Institut Sejong. Auteur de plusieurs ouvrages, dont Kankoku ni okeru « ken'ishugiteki » taisei no seiritsu (La mise en place du système autoritaire sud-coréen), qui a reçu le Prix Suntory pour les sciences sociales et humaines.

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