Yasukuni et les morts au combat pendant la guerre

La commémoration des victimes de la guerre au Japon

Politique Société

Hiyama Yukio [Profil]

La commémoration des victimes de la guerre au Japon, dans sa version moderne, prend sa source dans les conflits qui ont accompagné la restauration du pouvoir impérial au XIXe siècle. Ces conflits sont à l’origine de la construction du sanctuaire Yasukuni — lieu du culte dédié, au niveau national, aux Japonais morts en combattant pour l’empereur —, mais aussi de l’émergence de divers rituels et monuments locaux. Ce double dispositif s’est perpétué jusqu’aujourd’hui.

La coexistence des formes étatiques et populaires de commémoration

C’est ainsi que le Japon a élaboré un dispositif de commémoration des victimes de la guerre qui lui est propre, fondé d’une part sur la célébration de la mémoire des « loyaux serviteurs » par l’ancien daimyô des victimes de la guerre civile de Boshin et de l’autre sur un sens de l’identité locale né de la rébellion de Satsuma. Ce dispositif a atteint son stade final après la guerre sino-japonaise de 1894-1895, qui fut une guerre « nationale » dans la mesure où elle a exigé le soutien de l’ensemble de la nation. C’est alors que les grandes lignes du modèle japonais de commémoration des victimes de la guerre se sont cristallisées ; après quoi les mesures de soutien à l’armée et le sentiment nationaliste accumulé lors des conflits avec d’autres pays et groupes ethniques — notamment les combats qui ont accompagné la prise de Taïwan en 1895, la révolte des Boxers en 1900 et la guerre russo-japonaise de 1904-1905 — ont encore renforcé ce modèle.

De ce processus est né un dispositif dans lequel coexistaient deux genres de commémoration : l’une menée par le pouvoir impérial en tant qu’activité officielle de l’État, l’empereur et l’armée se chargeant de déifier les victimes de la guerre au sanctuaire de Yasukuni,  l’autre consistant en une commémoration populaire et locale des victimes, enracinée dans un sens de l’identité locale lié aux anciens domaines féodaux, souvent appelés kuni, ou « pays », et dans les traditions et la culture qui leur étaient propres.

Avec l’essor du militarisme dans les années 1930, les autorités ont tenté d’imposer leur contrôle sur la commémoration des victimes de la guerre, en encourageant la construction de monuments et de gokoku jinja (sanctuaires dédiés à la protection de la nation) locaux sous l’égide de l’État. Mais, si l’on en juge aux cimetières de victimes de la guerre qu’on rencontre dans les villes et les villages, il semble que cette campagne en vue d’imposer un système militariste de commémoration mené par l’État n’ait pas vraiment pris au sein de la population.

L’intérêt du peuple pour les victimes de la guerre déifiées au sanctuaire de Yasukuni s’est renforcé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, à mesure de la montée en puissance de l’Association japonaise des familles endeuillées par la guerre. Mais les formes traditionnelles de commémoration n’en ont pas moins perduré au niveau des villes et des villages, de même que la gestion locale des cimetières de victimes de la guerre. Autrement dit, la mémoire de la guerre s’est trouvée divisée entre la célébration des esprits héroïques menée principalement au Yasukuni et la commémoration fondée sur les us et coutumes, axée sur la contrition et le deuil. La grande différence par rapport à l’avant-guerre résidait dans le fait que les deux modes de commémoration s’appuyaient sur des prières pour la paix.

Les âmes des Taïwanais exclues du Yasukuni

C’est en 1887 que le système impérial de commémoration des victimes de la guerre, centré sur le sanctuaire de Yasukuni, une institution religieuse, a pris sa forme définitive. Au titre des règles adoptées à ce moment-là, la désignation des âmes destinées à entrer au Yasukuni, qui se faisait jusque-là au nom du daijô daijin (grand ministre d’État), est passée sous la tutelle des ministres de l’Armée et de la Marine. Le pouvoir de décision en la matière étant passé des mains du gouvernement à celles de l’armée, la commémoration, qui relevait jadis de l’appareil d’État, au moins formellement, s’est trouvée confinée au domaine militaire. D’où l’apparition d’un nouveau clivage, lié à la question de la discrimination à l’égard des Taïwanais en ce qui concernait le culte des victimes de la guerre.

Dans la mesure où la commémoration des victimes de la guerre de l’époque impériale était fondée sur l’idée de célébration de la mémoire des « loyaux serviteurs » de l’empire, les décisions concernant les victimes méritant d’être intégrées dans le culte étaient prises en conformité avec la volonté de l’empereur. Étant donné que le Japon impérial avait choisi de traiter tous les habitants de l’empire, y compris ceux des territoires conquis, comme des sujets de l’empire, les soldats originaires de ces territoires n’étaient pas considérés comme des « coloniaux ». C’est ainsi que des Okinawaïens ont été intégrés dans le culte des morts au Yasukuni à partir de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, des Aïnous de Hokkaidô à partir de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et, en 1926, des Coréens morts au service de l’armée entre 1914 et 1920.

En d’autres termes, ni l’éligibilité au culte rendu aux morts au Yasukuni ni l’accès au service dans l’armée impériale ne dépendaient de l’appartenance ethnique. Mais il y avait une exception : aucun Taïwanais ne figurait dans la liste des esprits dont la mémoire était célébrée au sanctuaire. Ni la population autochtone de Taïwan ni les Taïwanais d’origine Han (principale ethnie chinoise) n’ont soutenu ou accepté l’annexion de l’île par le Japon, prise à la Chine au titre du traité de Shimonoseki, signé en 1895. Les résidents hans ont mené une résistance armée organisée qui a duré pendant des mois avant d’être écrasée. Et même après cette défaite, aussi bien les Hans que les Taïwanais autochtones ont continué à prendre les armes contre l’occupant japonais, tuant un grand nombre de policiers et de membres des unités locales de défense.

En 1908, les autorités coloniales (le Bureau du gouverneur général de Taïwan) ont soumis une demande d’accueil à Yasukuni des âmes de policiers tombés en combattant les insurgés. À Tokyo, le ministère de l’Armée s’est fermement opposé à cette demande, qui n’a pas été satisfaite. Mais cette affaire touchait au cœur de la politique des autorités coloniales et celles-ci ont donc fortement insisté pour tenter de convaincre le ministère de l’Armée. Elles ont obtenu gain de cause deux ans plus tard, avec cette réserve que les membres des unités de défense civile constituées d’autochtones seraient exclus de l’accès au Yasukuni. Le Bureau du gouverneur général de Taïwan s’est immédiatement lancé dans le travail administratif nécessaire et, en mars 1911, sa demande formelle était soumise à l’empereur par l’intermédiaire du ministre de l’Armée. Mais la réponse qu’il reçut du ministre de la Maison impériale lui annonça que l’empereur avait refusé sa demande, si bien que les Taïwanais étaient toujours exclus du culte des morts célébré au Yasukuni.

L’issue de cette affaire rappela s’il le fallait que la décision de faire entrer les esprits au sanctuaire appartenait à l’empereur. En d’autre terme, personne ne pouvait revendiquer ce droit contre la volonté de l’empereur, sans quoi Yasukuni aurait été dépossédé de sa nature essentielle.

La fondation d’un système secondaire de commémoration

À Taïwan, toutefois, les autorités coloniales ne pouvaient pas en rester là. En 1928, le Bureau du gouverneur général fonda le Kenkô Jinja, un sanctuaire shintô ayant pour divinités les âmes des gens qui, à partir de 1895, avaient sacrifié leurs vies sur l’île les armes à la main ou dans l’accomplissement de leurs devoirs professionnels au service de l’empire. Le sanctuaire hébergeait 16 500 esprits, dont ceux de 3 339 Hans Taïwanais (19,9 % du total) et de 281 autochtones (1,7 %).

Dans les années 1930, sous le régime militaire de la période fasciste du Japon, le conflit avec la Chine dégénéra en une guerre féroce. L’armée japonaise employait de nombreux Taïwanais à des tâches civiles et les pertes se sont multipliées dans les rangs de ces derniers à mesure de l’intensification des combats. Il est alors devenu impossible de perpétuer le genre de discrimination exercée jusque-là à leur encontre. Et lorsqu’il fut décidé de recruter des volontaires Taïwanais pour en faire des soldats, conformément à ce qui avait été fait précédemment avec les Coréens, il devint impossible de ne pas ouvrir les sanctuaires aux esprits des Taïwanais morts au combat, là aussi comme dans le cas des Coréens. En 1942, L’île se dota d’un lieu supplémentaire pour rendre honneur aux âmes des Taïwanais déifiées au Yasukuni, le Gokoku Jinja de Taïwan. La volonté d’étendre la conscription aux Taïwanais n’était pas étrangère, est-il besoin de le dire, à cette décision des autorités.

À l’origine, la liste des noms des personnes dont les âmes venaient d’être accueillies au Yasukuni fut publiée dans la Gazette officielle, dans le cadre de la politique visant à les traiter comme les esprits des héros de la nation. Mais après la défaite du Japon dans la bataille de Midway et le renversement de la fortune des armes qui s’ensuivit — renversement que les autorités se sont gardées de révéler au public —, un coup d’arrêt fut mis à cette pratique en avril 1944. L’accueil des âmes au Yasukuni fut alors réservé aux esprits héroïques des soldats, à l’abri du regard du grand public. Et après la guerre, le statut d’esprit héroïque fut confiné à l’enceinte du sanctuaire.

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Hiyama YukioArticles de l'auteur

Professeur à la Faculté de droit de l’Université Chûkyô depuis 1981. S’est spécialisé dans divers sujets, dont la guerre sino-japonaise de 1894-1895, la tutelle coloniale du Japon sur Taïwan et les monuments aux morts. Auteur de plusieurs ouvrages, dont Kindai Nihon no keisei to Nisshin sensô (La formation du Japon moderne et la guerre sino-japonaise de 1894-1895).

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