Yasukuni et les morts au combat pendant la guerre
La commémoration des victimes de la guerre au Japon
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La commémoration des victimes de la guerre au Japon, dans sa version moderne, prend sa source dans l’hommage rendu aux soldats tombés dans les conflits internes qui ont eu lieu avant et après la Restauration de Meiji de 1868, quand les troupes favorables au shogunat Tokugawa ont affronté sans succès celles qui s’étaient rangées sous la bannière de la restauration du pouvoir impérial. On a considéré que les victimes des affrontements qui ont précédé la Restauration appartenant au camp impérial étaient tombées au service de la volonté du souverain (l’empereur). Quant aux soldats morts au cours de la guerre civile de Boshin — qui a débuté en janvier 1868, à la formation du nouveau gouvernement impérial, et a duré environ quatre ans et demi —, la célébration de leur mémoire s’est instituée selon un mode pré-moderne, dans le cadre duquel ils étaient considérés comme de « loyaux serviteurs » ayant sacrifié leur vie pour leurs seigneurs respectifs. Dans un cas comme dans l’autre, le concept de nation n’est jamais intervenu. Telle est l’origine de la dichotomie fondamentale qui s’attache jusqu’à nos jours à la commémoration des victimes de la guerre au Japon.
L’hommage aux esprits des « loyaux serviteurs »
En 1868, une shôkonsai (littéralement « cérémonie pour l’accueil des âmes ») a été célébrée à Kyoto, la capitale impériale, en vue de pacifier les esprits des guerriers de Satsuma, Chôshû et de trois autres domaines tombés au cours de deux batailles antérieures à la restauration du pouvoir impérial. Ce fut la première cérémonie de ce genre célébrée sur l’ordre de l’empereur Meiji pour consoler les esprits des « loyaux serviteurs ». L’année suivante fut celle de la fondation du Tokyo Shôkonsha, le prédécesseur de l’actuel sanctuaire de Yasukuni, à Tokyo, devenue la capitale du nouveau pouvoir impérial. Ce sanctuaire shintô, dont le nom signifie « sanctuaire pour l’accueil des âmes », est devenu la clef de voûte de l’édifice consacré à l’hommage aux esprits des Japonais morts en combattant pour l’empereur.
Dans le même temps, les daimyô (seigneurs féodaux) ont construit des sanctuaires pour accueillir les âmes de leurs propres loyaux serviteurs. Les sanctuaires destinés aux soldats tombés dans les rangs des troupes des domaines qui s’étaient regroupés pour soutenir l’empereur avaient eux aussi leur place dans l’appareil commémoratif au sommet duquel se trouvait le Tokyo Shôkonsha. Cet appareil avait pour mission de rendre honneur aux âmes des Japonais qui avaient donné leur vie pour l’empereur et pour l’empire, mais l’idée de célébrer leur mémoire en tant que symboles de l’unification de la nation était totalement absente.
Le fait que l’idée de sacrifice pour la nation était totalement absente de l’hommage rendu aux victimes de la guerre est devenu encore plus évident après l’expédition menée contre Taïwan en 1874. Cette intervention armée s’est soldée par la perte de 538 vies du côté japonais, soit 13 % des effectifs engagés, constitués de 3 658 militaires et civils soutenus par 500 et quelques travailleurs. Mais sur ce nombre, seules 12 victimes, soit 2,2 % du total, ont été intégrées dans les rangs des morts dont la mémoire est célébrée au Tokyo Shôkonsha. Ce qui montre bien que, même dans le cas d’interventions armées outre-mer menées par et pour l’État, les victimes n’avaient pas automatiquement accès au statut d’esprits héroïques ayant sacrifié leur vie pour la patrie. La dichotomie fondamentale qui s’attache à la commémoration par l’empire des victimes de la guerre réside dans le fait que le statut de loyal serviteur auquel on rend hommage ne s’applique pas à toutes. Le vide laissé par ce système à l’échelle nationale a été comblé par la célébration de la mémoire des victimes de la guerre par le peuple au niveau des collectivités locales.
La célébration de la mémoire des victimes de la guerre au niveau populaire
En fait, ce n’est pas à l’occasion d’un conflit externe que cette forme de célébration a commencé, mais à l’issue de la rébellion de Satsuma de 1877. L’empereur Meiji fit entrer au Tokyo Shôkonsha les âmes de 6 959 victimes de ce soulèvement et de la rébellion de Saga, survenue trois ans plus tôt. Dans le même temps, des initiatives ont été prises au niveau local pour célébrer des cérémonies ou bâtir des monuments en l’honneur des esprits héroïques des membres de la population locale morts au combat.
On peut trouver un exemple de ce genre de commémoration à Matsue, la capitale de la préfecture de Shimane. Le Matsue Shôkonsha, qui héberge les esprits des victimes locales de la guerre, a été construit peu après la fin du conflit de 1877 et un grand rituel commémoratif s’y est tenu dix ans plus tard. L’année suivante, en 1878, un monument a été édifié en l’honneur des victimes de la rébellion grâce à l’apport financier de l’ancien daimyô, gouverneur de la préfecture, et de résidents locaux, notamment à travers des collectes effectuées dans les écoles élémentaires de la région. Une fois achevé, le monument a été inauguré par une cérémonie officielle doublée de rituels associant les cultes shintô et bouddhiste. Dans la ville parée de drapeaux, d’arches fleuries et de lanternes, des dizaines de milliers de gens se pressaient dans les rues en une parade qui ressemblait à la célébration d’une victoire. Diverses formes de commémoration ont également eu lieu à Fukumitsu, un village de la même préfecture, avec notamment des rituels shintô et bouddhistes ainsi que des combats de sumô ; outre cela, les habitants de la région ont financé l’édification d’un monument dédié aux victimes locales de la guerre. C’est ainsi que ces dernières ont finalement été célébrées comme des héros locaux selon un mode fondé sur une autre logique que celle de l’État.
La coexistence des formes étatiques et populaires de commémoration
C’est ainsi que le Japon a élaboré un dispositif de commémoration des victimes de la guerre qui lui est propre, fondé d’une part sur la célébration de la mémoire des « loyaux serviteurs » par l’ancien daimyô des victimes de la guerre civile de Boshin et de l’autre sur un sens de l’identité locale né de la rébellion de Satsuma. Ce dispositif a atteint son stade final après la guerre sino-japonaise de 1894-1895, qui fut une guerre « nationale » dans la mesure où elle a exigé le soutien de l’ensemble de la nation. C’est alors que les grandes lignes du modèle japonais de commémoration des victimes de la guerre se sont cristallisées ; après quoi les mesures de soutien à l’armée et le sentiment nationaliste accumulé lors des conflits avec d’autres pays et groupes ethniques — notamment les combats qui ont accompagné la prise de Taïwan en 1895, la révolte des Boxers en 1900 et la guerre russo-japonaise de 1904-1905 — ont encore renforcé ce modèle.
De ce processus est né un dispositif dans lequel coexistaient deux genres de commémoration : l’une menée par le pouvoir impérial en tant qu’activité officielle de l’État, l’empereur et l’armée se chargeant de déifier les victimes de la guerre au sanctuaire de Yasukuni, l’autre consistant en une commémoration populaire et locale des victimes, enracinée dans un sens de l’identité locale lié aux anciens domaines féodaux, souvent appelés kuni, ou « pays », et dans les traditions et la culture qui leur étaient propres.
Avec l’essor du militarisme dans les années 1930, les autorités ont tenté d’imposer leur contrôle sur la commémoration des victimes de la guerre, en encourageant la construction de monuments et de gokoku jinja (sanctuaires dédiés à la protection de la nation) locaux sous l’égide de l’État. Mais, si l’on en juge aux cimetières de victimes de la guerre qu’on rencontre dans les villes et les villages, il semble que cette campagne en vue d’imposer un système militariste de commémoration mené par l’État n’ait pas vraiment pris au sein de la population.
L’intérêt du peuple pour les victimes de la guerre déifiées au sanctuaire de Yasukuni s’est renforcé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, à mesure de la montée en puissance de l’Association japonaise des familles endeuillées par la guerre. Mais les formes traditionnelles de commémoration n’en ont pas moins perduré au niveau des villes et des villages, de même que la gestion locale des cimetières de victimes de la guerre. Autrement dit, la mémoire de la guerre s’est trouvée divisée entre la célébration des esprits héroïques menée principalement au Yasukuni et la commémoration fondée sur les us et coutumes, axée sur la contrition et le deuil. La grande différence par rapport à l’avant-guerre résidait dans le fait que les deux modes de commémoration s’appuyaient sur des prières pour la paix.
Les âmes des Taïwanais exclues du Yasukuni
C’est en 1887 que le système impérial de commémoration des victimes de la guerre, centré sur le sanctuaire de Yasukuni, une institution religieuse, a pris sa forme définitive. Au titre des règles adoptées à ce moment-là, la désignation des âmes destinées à entrer au Yasukuni, qui se faisait jusque-là au nom du daijô daijin (grand ministre d’État), est passée sous la tutelle des ministres de l’Armée et de la Marine. Le pouvoir de décision en la matière étant passé des mains du gouvernement à celles de l’armée, la commémoration, qui relevait jadis de l’appareil d’État, au moins formellement, s’est trouvée confinée au domaine militaire. D’où l’apparition d’un nouveau clivage, lié à la question de la discrimination à l’égard des Taïwanais en ce qui concernait le culte des victimes de la guerre.
Dans la mesure où la commémoration des victimes de la guerre de l’époque impériale était fondée sur l’idée de célébration de la mémoire des « loyaux serviteurs » de l’empire, les décisions concernant les victimes méritant d’être intégrées dans le culte étaient prises en conformité avec la volonté de l’empereur. Étant donné que le Japon impérial avait choisi de traiter tous les habitants de l’empire, y compris ceux des territoires conquis, comme des sujets de l’empire, les soldats originaires de ces territoires n’étaient pas considérés comme des « coloniaux ». C’est ainsi que des Okinawaïens ont été intégrés dans le culte des morts au Yasukuni à partir de la guerre sino-japonaise de 1894-1895, des Aïnous de Hokkaidô à partir de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et, en 1926, des Coréens morts au service de l’armée entre 1914 et 1920.
En d’autres termes, ni l’éligibilité au culte rendu aux morts au Yasukuni ni l’accès au service dans l’armée impériale ne dépendaient de l’appartenance ethnique. Mais il y avait une exception : aucun Taïwanais ne figurait dans la liste des esprits dont la mémoire était célébrée au sanctuaire. Ni la population autochtone de Taïwan ni les Taïwanais d’origine Han (principale ethnie chinoise) n’ont soutenu ou accepté l’annexion de l’île par le Japon, prise à la Chine au titre du traité de Shimonoseki, signé en 1895. Les résidents hans ont mené une résistance armée organisée qui a duré pendant des mois avant d’être écrasée. Et même après cette défaite, aussi bien les Hans que les Taïwanais autochtones ont continué à prendre les armes contre l’occupant japonais, tuant un grand nombre de policiers et de membres des unités locales de défense.
En 1908, les autorités coloniales (le Bureau du gouverneur général de Taïwan) ont soumis une demande d’accueil à Yasukuni des âmes de policiers tombés en combattant les insurgés. À Tokyo, le ministère de l’Armée s’est fermement opposé à cette demande, qui n’a pas été satisfaite. Mais cette affaire touchait au cœur de la politique des autorités coloniales et celles-ci ont donc fortement insisté pour tenter de convaincre le ministère de l’Armée. Elles ont obtenu gain de cause deux ans plus tard, avec cette réserve que les membres des unités de défense civile constituées d’autochtones seraient exclus de l’accès au Yasukuni. Le Bureau du gouverneur général de Taïwan s’est immédiatement lancé dans le travail administratif nécessaire et, en mars 1911, sa demande formelle était soumise à l’empereur par l’intermédiaire du ministre de l’Armée. Mais la réponse qu’il reçut du ministre de la Maison impériale lui annonça que l’empereur avait refusé sa demande, si bien que les Taïwanais étaient toujours exclus du culte des morts célébré au Yasukuni.
L’issue de cette affaire rappela s’il le fallait que la décision de faire entrer les esprits au sanctuaire appartenait à l’empereur. En d’autre terme, personne ne pouvait revendiquer ce droit contre la volonté de l’empereur, sans quoi Yasukuni aurait été dépossédé de sa nature essentielle.
La fondation d’un système secondaire de commémoration
À Taïwan, toutefois, les autorités coloniales ne pouvaient pas en rester là. En 1928, le Bureau du gouverneur général fonda le Kenkô Jinja, un sanctuaire shintô ayant pour divinités les âmes des gens qui, à partir de 1895, avaient sacrifié leurs vies sur l’île les armes à la main ou dans l’accomplissement de leurs devoirs professionnels au service de l’empire. Le sanctuaire hébergeait 16 500 esprits, dont ceux de 3 339 Hans Taïwanais (19,9 % du total) et de 281 autochtones (1,7 %).
Dans les années 1930, sous le régime militaire de la période fasciste du Japon, le conflit avec la Chine dégénéra en une guerre féroce. L’armée japonaise employait de nombreux Taïwanais à des tâches civiles et les pertes se sont multipliées dans les rangs de ces derniers à mesure de l’intensification des combats. Il est alors devenu impossible de perpétuer le genre de discrimination exercée jusque-là à leur encontre. Et lorsqu’il fut décidé de recruter des volontaires Taïwanais pour en faire des soldats, conformément à ce qui avait été fait précédemment avec les Coréens, il devint impossible de ne pas ouvrir les sanctuaires aux esprits des Taïwanais morts au combat, là aussi comme dans le cas des Coréens. En 1942, L’île se dota d’un lieu supplémentaire pour rendre honneur aux âmes des Taïwanais déifiées au Yasukuni, le Gokoku Jinja de Taïwan. La volonté d’étendre la conscription aux Taïwanais n’était pas étrangère, est-il besoin de le dire, à cette décision des autorités.
À l’origine, la liste des noms des personnes dont les âmes venaient d’être accueillies au Yasukuni fut publiée dans la Gazette officielle, dans le cadre de la politique visant à les traiter comme les esprits des héros de la nation. Mais après la défaite du Japon dans la bataille de Midway et le renversement de la fortune des armes qui s’ensuivit — renversement que les autorités se sont gardées de révéler au public —, un coup d’arrêt fut mis à cette pratique en avril 1944. L’accueil des âmes au Yasukuni fut alors réservé aux esprits héroïques des soldats, à l’abri du regard du grand public. Et après la guerre, le statut d’esprit héroïque fut confiné à l’enceinte du sanctuaire.
La suite des événements après guerre
Après la défaite, choqués de voir leur pays réduit en cendres et traumatisés par l’hécatombe provoquée par le conflit, les Japonais ont changé radicalement de valeurs et de point de vue sur la guerre. Ils ont adopté une tournure d’esprit pacifique, fondée sur le regret, la contrition et le désir de paix. Suite à ce revirement, de nouvelles installations de commémoration des victimes de la guerre ont vu le jour et des victimes issues de toutes les couches de la population ont été intégrées dans les cérémonies à la mémoire des morts.
En 1959, le cimetière national de Chidorigafuchi a été ouvert à Tokyo pour servir de dernière demeure aux victimes de la guerre tombées outre-mer. Au niveau national, il est le seul lieu officiel dédié à la commémoration des victimes de la guerre. Mais un certain nombre d’autres installations ont été fondées pour honorer la mémoire de certaines catégories particulières de victimes, dont un cimetière à Okinawa pour les victimes des combats qui se sont déroulés dans la région et des mémoriaux pour la paix dédiés aux victimes de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki, tandis que des monuments étaient élevés outre-mer pour les soldats tombés sur divers champs de bataille ou morts en détention en Sibérie.
Il existe un grand nombre d’autres installations commémoratives locales, fondées par les autorités et divers institutions et organismes. À titre d’exemples, on peut citer le Musée du mémorial pour la paix de Hiroshima, le Parc mémorial pour les victimes de la guerre de Tokyo, le Hall mémorial de Tokyo, le Cénotaphe pour les victimes des raids aériens de la guerre du Pacifique, le Hall mémorial pour la paix de la colonie de Mandchourie-Mongolie, le Musée de la paix de Chiran pour les pilotes kamikaze et le Hall mémorial des Kaiten (les hommes morts aux commandes des « torpilles humaines »). En dehors du sanctuaire de Yasukuni et des gokoku jinja fondés avant la guerre, il existe aussi des installations religieuses plus récentes, telles que la Pagode Nihon Chûreiden du Zenkôji, célèbre temple bouddhiste de Nagano, où la mémoire des victimes de la guerre est célébrée.
Au cours de la période qui a suivi la guerre, la célébration de la mémoire des victimes de la guerre a aussi donné lieu à des cérémonies dans lesquelles étaient inclus des civils. En témoigne au premier chef la Cérémonie commémorative pour les victimes de la guerre organisée par l’État le 15 août de chaque année, date anniversaire de la fin des hostilités. Cette cérémonie, qui est dédiée à la mémoire des victimes des affrontements qui ont commencé en 1937, au début de la guerre, ne prend pas en compte les victimes des guerres précédentes menées par le Japon impérial. La commémoration de ces dernières est laissée à la libre décision des autorités ou des collectivités locales et des groupes de citoyens ayant des liens avec les victimes. Le plus gros des cérémonies commémoratives célébrées dans ce cadre s’appuient sur des formes japonaises traditionnelles.
Pour résumer, la commémoration des victimes de la guerre au Japon a son origine dans les rites consacrés aux « loyaux serviteurs » morts au service de leurs seigneurs. C’est ainsi qu’elle a hérité d’une double configuration, avec d’un côté le centre (le pouvoir impérial) et de l’autre les régions (les anciens domaines féodaux). Les logiques fondamentales sur lesquelles reposaient ces deux dispositifs diffèrent selon qu’on se place au niveau local ou au centre. Depuis lors, ces deux dispositifs coexistent sur un mode complémentaire. On peut ajouter que cet ensemble de caractéristiques de la commémoration à la japonaise est enraciné dans les traditions culturelles du pays.
(Photo de titre : Mainichi Shimbun /Aflo)
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