Les morts qui appellent et le chagrin invisible
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Pour sa part, l’auteur s’estimera payé de sa peine si, en cherchant à identifier le lieu et le sujet du témoignage, il est parvenu ne serait-ce qu’à planter çà et là des balises qui pourraient orienter les futurs cartographes de la terre neuve éthique. Ou encore, s’il a obtenu que certains des termes consignant la leçon cruciale de ce siècle soient corrigés, certains mots bannis, et certains compris autrement.
Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz (Traduction : Pierre Alferi, Editions Payot et Rivages, 1998)
Deux ans ont passé depuis le grand tremblement de terre de l’Est du Japon, mais la reconstruction demeure une question urgente. Il faut qu’elle devienne une réalité. Mais le moment n’est-il pas venu de vérifier encore une fois ce qui a été détruit, pris, ce que nous avons perdu ? Pour retrouver ce qui a été perdu, il faut se souvenir de ce qu’on avait. Ce travail devrait nous permettre de prendre conscience de ce qui n’a pas disparu.
Un dialogue avec les morts au-delà du chagrin
Dans un article paru dans l’édition du matin de l’Asahi Shimbun du 3 mars 2013, une journaliste en reportage à Rikuzen-Takata, une ville quasiment détruite par le tsunami, s’entretenait avec un homme âgé qu’elle avait déjà interviewé un an auparavant. « Je suis heureux quand je rêve de lui. Parce que je peux lui parler », lui disait-il à propos de son petit-fils, Yûta.
Ce petit garçon a été emporté par le tsunami juste avant qu’il n’entre à l’école primaire. Tel que son grand-père l’avait vu en rêve un an après, il avait grandi et portait l’uniforme de l’équipe de base-ball comme les autres élèves. Dans ce rêve, le grand-père lui disait sa joie de le voir en pleine forme avec ses camarades. Ses propos se concluaient ainsi : « J’ai perdu Yûta, ma femme et ma sœur aînée. Et je me suis demandé comment j’allais pouvoir continuer à vivre. Mais j’y arrive parce que Yûta est avec moi quand je parle à sa photo. »
Que pouvons-nous penser de cette déclaration ? Le chagrin de ce vieillard dépasse l’imaginable. Il ne fait aucun doute qu’il n’est pas le seul sur les lieux de la catastrophe à dire ce genre de choses. Ses lamentations expriment son émotion face à la mort de ses proches. Du point de vue de la Tiefenpsychologie (psychologie des profondeurs), rêver des morts dirait son désir inconscient ? Devons-nous le comprendre de cette manière, même sans le dire explicitement ?
Ce que désire le vieil homme est probablement tout autre chose. Il souhaite que nous prenions pour argent comptant ce qu’il nous dit. Il ne veut pas que nous comprenions la raison de son chagrin. Elle est évidente, ne fait aucun doute. Ce qui est important, c’est le dialogue avec son petit-fils au-delà du chagrin. Plutôt que d’accepter sa tristesse, il demande à un tiers d’accepter comme réel cet appel de son petit-fils qu’il croyait ne plus pouvoir rencontrer puisqu’il est mort.
Ce vieillard qui croyait qu’après la perte de sa femme, son petit-fils, sa sœur aînée, sa vie n’avait plus de sens se met un jour à parler à la photo de son petit-fils. Ce n’est pas elle qui lui parle. Quand il lui fait face, une porte s’ouvre. Elle mène à un temps et un espace inconnus, d’où l’appelle la « voix muette » de son petit-fils. Cette voix ne fait pas vibrer l’air, mais elle touche son âme. Sans cette conversation quotidienne avec son petit-fils par l’intermédiaire de cette photo, il n’aurait probablement pas pu continuer à vivre. Il n’y a ici nulle exagération. Si tel n’était pas le cas, pourquoi raconterait-il cela à quelqu’un qui n’a aucun lien avec lui ? La journaliste précise que son entretien avec ce vieil homme a duré plusieurs heures.
Un présent qui a perdu de vue « l’histoire »
Les pensées qui n’ont nulle part où aller sombrent au plus profond de ceux qui les ont. Les mots qui ne peuvent s’adresser à quelqu’un ne sont pas extériorisés. Quand les mots sont reçus, les événements deviennent plus réels. Le vieil homme ne doute pas de l’existence de son « petit-fils qui vit ». Mais il souhaite rendre plus certaine la réalité de sa conversation avec lui. C’est le rôle assigné à la tierce personne. Parfois, recevoir les paroles de quelqu’un qui est au bord du désespoir peut le sauver.
Kobayashi Hideo a dit que « l’histoire » est le chagrin de la mère qui a perdu ses enfants. Ces mots ont été interprétés de manières diverses. On les a critiqués comme une expression émotionnelle faisant de l’histoire des événements individuels. Mais que serait une histoire qui refuserait d’être illuminée par les émotions des individus ? Il est permis de penser que ce ne serait qu’une vue en coupe des événements racontés du point de vue creux qu’est la valeur de l’époque.
L’« histoire » dont parle Kobayashi, c’est le quotidien de ce vieillard. Ce n’est pas ce qu’on entend par l’ « interpretation de l’histoire ». L’« histoire » ne peut être une raison pour revendiquer un droit. Mais elle est une raison pour nouer des relations avec des autres chaque jour.
Pour une mère qui a perdu son enfant, rien n’est aussi certain que le chagrin, et rien ne lui fournit un lien aussi profond avec son enfant disparu. L’histoire accompagne toujours le chagrin. Pour celui qui nie le chagrin, l’histoire ne raconte pas sa vérité. On comprendra en repensant à sa propre vie que le chagrin est le point de départ de la vie. Cette chose difficile qu’est la « vie » commence au moment où l’on a une vraie expérience du chagrin. Lorsque l’imagination qui naît du chagrin a été perdue, le présent a perdu de vue l’histoire. Le chagrin n’entrave pas le travail de la raison. Il le complète plutôt, le soutient.
Les « mots » confiés aux rescapés d’Auschwitz
La citation suivante est extraite de l’avertissement qui précède Ce qui reste d’Auschwitz, de Giorgio Agamben, un penseur italien contemporain. « Les rescapés », ce sont ceux qui sont revenus vivants du camp de concentration nazi pour les juifs dont parle le titre de ce livre. L’auteur montre l’impossibilité de dire ce qui s’est passé à Auschwitz, c’est-à-dire l’impossibilité de l’histoire, et fait apparaître qu’il y a là une particularité et une universalité qui ne peut être contenue dans aucune théorie ou explication.
D’une part, en effet, ce qui s’est passé dans les camps apparaît aux rescapés comme la seule chose vraie, comme absolument inoubliable ; de l’autre, la vérité, pour cette raison même est inimaginable, c’est-à-dire irréductible aux éléments réels qui la constituent.
Pour les survivants, ce qu’ils ont vécu là-bas n’est pas seulement inoubliable, mais aussi inviolable, et demeure une expérience qui ne peut être réduite par aucun principe. Il y a là quelque chose qui refuse d’être dit par des paroles comme : « Auschwitz, autrement dit... » Après le passage cité ci-dessus, Agamben parle de la nature de son travail, et dit que relativement aux témoignages des survivants, il n’a rien écrit de nouveau, au risque de décevoir le lecteur :
Dans sa forme, il est, pour ainsi dire, une sorte de commentaire perpétuel sur le témoignage. Il nous a semblé impossible de procéder autrement. En outre, parce qu’il est bientôt apparu évident que le témoignage comportait une lacune qui était sa part essentielle, que les rescapés, donc, témoignaient d’une chose dont on ne pouvait témoigner, commenter leur témoignage est revenu à interroger cette lacune — ou plutôt à tenter de l’entendre.
Il n’y a d’autre méthode pour s’approcher de ce qui s’est passé à Auschwitz que de faire face aux paroles des témoins, de vérifier leur sens immergé : voilà ce qu’est le commentaire perpétuel. Agamben se veut ici gardien solennel des paroles qui restent plutôt qu’un auteur qui note ses propres pensées. Cette attitude est la manifestation de son plus profond respect vis-à-vis des survivants.
Les survivants témoignent. Mais il y a dans leur témoignage une lacune que rien ne peut combler, même si on en discute très longtemps. Agamben écrit que les rescapés témoignent d’une chose dont on ne peut témoigner. Là où ils sont, ils ne sont pas seuls, mais avec les morts qui ne sont pas revenus. Parce que ceux-ci ne peuvent pas parler, il y a cette « lacune ». Mais dans celle-ci, ce qui « parle » d’une « voix muette », ce sont les morts. Agamben lit les paroles des vivants et en essayant d’en faire le commentaire, essaie de faire revivre les paroles confiées par les morts aux vivants. Il tend l’oreille vers cette lacune. Ce sont les morts qui « disent » doucement la vérité sur ce qui s’est passé. On peut penser qu’il s’agit d’une conviction proche d’une croyance pour lui qui écrit ce livre.
Le salut apporté par ces paroles qui se répondent entre les esprits
Des choses invisibles, intangibles, indénombrables, peuvent exister. Elles seules font avancer la vie humaine vers les profondeurs face à de telles choses. La confiance se montre toujours dans l’action. On ne peut pas pointer du doigt le chagrin. Mais ces expériences peuvent toujours devenir des événements déterminants pour notre vie. Ou pour aller plus loin, ces phénomènes qui semblent interroger sur les origines de la vie apparaissent fréquemment comme des choses invisibles.
Les mots ne sont pas un outil. Il y a les choses, mais jamais d’outils pour les appeler. Les mots naissent lorsque la chose invisible qu’est le sens s’exprime depuis les profondeurs de l’existence. Les mots articulent le monde. « Articuler », c’est le phénomène qui fait apparaître le sens, soudainement, à partir d’un lieu chaotique qui paraît vide.
Ne serait-ce pas un mot qui fait penser qu’il faut se relever encore une fois pendant des jours vécus dans le désespoir, dans une nuit perpétuelle ? Ce mot ne vient pas toujours d’un livre ou de la bouche de quelqu’un d’autre. Il arrive souvent qu’on l’entende en soi. A ce moment-là, le mot « articule » le sens de la vie que nous vivons. Les hommes ne peuvent vivre sans les mots. Le vrai rôle des mots, c’est d’accompagner les hommes. C’est de toucher leur cœur, pour dire les choses sans craindre d’être mal compris. Voilà pourquoi un mot peut nous blesser, ou nous encourager, et aussi nous procurer la force de vivre.
A cet égard, les mots ressemblent à la nourriture. La nourriture ne fait pas qu’apaiser la faim. Elle nous soutient profondément sur le plan physique et spirituel. La manière dont nous concevons la nourriture définit celle dont nous voyons la vie. Les scènes de repas que décrit le Nouveau Testament ne sont pas des moments de jouissance, mais le spectacle de la réconciliation dans sa véritable signification. La nourriture nourrit non seulement notre corps mais aussi notre esprit.
Au moment de créer un lien entre les personnes, les mots qui se répondent entre les esprits montrent leur travail originel, comme la nourriture se transforme en l’action du « repas ». Notre corps est fait de ce que nous avons mangé. De la même manière, notre âme est cultivée par les mots. Lorsque les mots qui soutiennent l’homme depuis ses bases disparaissent, notre âme a faim et soif.
Le silence aussi devient « mot »
Aujourd’hui, on renonce non seulement à donner une « forme » à ce qui ne peut être dit, on nie aussi que cela existe. Mais une chose qui ne peut être racontée n’est jamais une chose qui ne peut exister. Non, il s’agit plutôt de choses qui ne peuvent être abordées aisément en raison de la profondeur de leur existence, et qui nous interpellent pour une raison.
Le chagrin ressemble fréquemment à la peur, il menace l’homme. Mais lorsque le chagrin se fait plus profond, il devient attachement infini à ce qui a été perdu. Cette perte nous rend si triste qu’elle fait monter les larmes aux yeux. La profondeur de ce chagrin traduit directement la profondeur de l’affection.
Le silence est aussi le travail des mots. Celui qui l’a oublié se tournera peut-être vers le vieil homme dont nous avons parlé plus haut pour tenter de l’encourager en lui suggérant de ne pas s’abandonner au chagrin. Pour le vieil homme, le chagrin n’est pas ce qui peut le détruire, mais la preuve certaine qu’il est en contact avec les êtres aimés qu’il a perdus. Pourquoi devrait-il s’en séparer ? Le vieillard dont parle l’article se nomme Murakami, et la journaliste le conclut ainsi : « La profondeur de ses sentiments m’a fait monter les larmes aux yeux. Et ce monsieur Murakami a eu la gentillesse de me tendre un mouchoir en papier. » Les larmes de la journaliste ont été des « mots » qui exprimaient son assentiment avec plus de force que n’importe quelle déclaration.
Ce vieil homme dit qu’il a envie de rencontrer son petit-fils, même si ce n’est qu’en rêve. Quiconque a perdu un être cher a le même souhait. Pour une personne dans ce cas, le mort est quelqu’un qu’elle souhaite ardemment retrouver, et non un être dont il faut faire le deuil. Mais même si on ose dire tout haut ce désir de rencontrer encore une fois le disparu, très peu de gens le prennent au sérieux. Il est donc naturel que l’on hésite à raconter ce qu’on a vécu avec les morts et à parler de ce qu’est le mort pour soi.
Une coopération entre les morts qui vivent et les vivants
Si l’on ne parle pas proprement des morts, les questions relatives à la catastrophe conserveront forcément une part d’ombre qui ne pourra jamais être éclairé. Leurs familles se lamentent, souffrent de cette part d’ombre. Comme le dit Agamben dans l’extrait cité tout au début, discuter des morts a pour objectif est de planter une ou deux balises pour « les futurs cartographes de la terre neuve éthique », et de fournir un point d’origine pour que le mot « mort » soit « compris autrement ».
La véritable reconstruction ne pourra être réalisée qu’avec la collaboration des morts. Les morts collaborent en permanence avec les vivants. Protéger les vivants, les aider et avancer avec eux est le devoir sacré assigné aux morts.
Les morts ne sont pas un concept métaphysique. Ils existent véritablement. Ne le savons-nous pas tous de notre expérience au quotidien avant d’en faire la démonstration ? Aucun vivant ne connaît la mort. Mais nous connaissons tous des morts. Si la mort anéantissait l’existence, s’il ne restait rien, qui pleurerions-nous ? « Pleurer quelqu’un » n’est jamais enterrer ceux qui ont disparu. En japonais, itamu, le verbe qui signifie « pleurer quelqu’un », signifiait à l’origine le tremblement du cœur en face de quelque chose d’invisible. Ce n’est rien d’autre qu’échanger aujourd’hui des paroles en réponse à l’appel des « morts qui vivent ».
Références
Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, traduit de l’italien par Pierre Alferi, Éditions Payot et Rivages, 1999
Journal Asahi Shimbun, édition du matin du 3 mars 2013 « Je voudrais les rencontrer à nouveau, même en rêve », de Nobuyo Izumaru.
Photo : La minute de silence observée le 11 mars 2013 dans tous les lieux touchés par le Grand Tremblement de terre de l’Est du Japon. (11 mars 2013, ville de Minami-Sanriku, préfecture de Miyagi. Crédits photo : AP/Afuro.)