Dérive de l’éducation japonaise

La « maladie japonaise » de l'enseignement supérieur

Économie Société Culture

Alors qu'il est beaucoup question de la nécessité d'aller vers la mondialisation des ressources humaines, l'affaissement des universités japonaises, le lieu de leur formation au Japon, est préoccupant. Où exactement se situe le problème ? M. Kariya, qui a enseigné à l'université au Japon avant de prendre un poste en Grande-Bretagne et étudie l'éducation du point de vue de la sociologie, nous livre son analyse.

Les manifestations de la maladie japonaise dans la formation des ressources humaines

Si le Japon, pays pauvre en ressources naturelles, a connu le « succès » dans les années 1990, ce serait, dit-on, grâce à l'excellence de ses ressources humaines et à la gestion qu'en on fait ses entreprises. Le mécanisme destiné à améliorer les compétences professionnelles de leurs employés, à qui elles offraient un emploi stable à long terme, grâce à une formation longue sur le lieu de travail, a fonctionné efficacement. Il permettait une productivité élevée grâce à la coopération entre les employés par le travail d'équipe plutôt que par la hauteur des compétences de chaque employé. Il ne s'agissait pas en d'autres termes d'un dispositif par lequel le contenu d'une tâche et la qualification requise pour la réaliser étaient définis clairement comme cela se fait dans les entreprises américaines et européennes, mais de créer un mécanisme qui permettait de travailler avec une forte productivité en équipe, sans délimiter précisément les limites de chaque tâche ni les compétences requises à cette fin. Avec un tel présupposé, on considérait qu'il n'était pas nécessaire d'acquérir des compétences et des connaissances spécifiques avant d'être embauché par une entreprise. Ces compétences professionnelles seraient acquises après l'embauche grâce à la formation sur le lieu de travail.

Dans un tel contexte, les entreprises n'accordaient guère d'importance aux matières étudiées par leurs recrues à l'université, et ne se souciaient pas non plus des compétences spécialisées qu'elles y avaient acquises. Non, ce qui comptait, c'était la trainability, c'est-à-dire la capacité d'apprendre efficacement grâce à la formation professionnelle sur le lieu de travail. Elle était indiquée par un succédané, l'université dans laquelle le candidat à l'embauche avait réussi à entrer. Des dispositions comme l'assiduité et la disponibilité, la rapidité de compréhension, sont les compétences mises à l'épreuve par les examens d'entrée à l'université, et leur hauteur signalait aux yeux de l'employeur une trainability élevée. Par conséquent plus les étudiants avaient réussi à entrer dans des universités prestigieuses, exigeant une capacité élevée à passer les examens d'entrée, plus ils étaient recherchés par les entreprises en tant que détenteurs d'une meilleure trainability.

Ce mécanisme de formation et de sélection des employés avait trois grandes caractéristiques. Premièrement, il fonctionnait efficacement d'abord pour les hommes et les grandes entreprises, dans la mesure où les secondes pouvaient offrir aux premiers un emploi stable de manière durable. L'efficacité d'un mécanisme de formation des ressources humaines basé sur la formation sur le lieu de travail diminue lorsqu'il y a moins d'emplois permanents disponibles et que la stabilité à long terme de l'emploi est menacée. Il ne fonctionne pas bien non plus pour les femmes ou les personnes qui accomplissent des reconversions professionnelles.

Les étudiants se lancent tous dans la recherche d'un emploi parce que les entreprises recrutent de plus en plus tôt.

Deuxièmement, ce mécanisme suppose un marché de l'emploi national. Sur ce marché, l'enjeu n'était pas le niveau absolu de compétences, mais la capacité relative de recevoir une formation. Parce que la compétition se faisait autour d'un classement relatif, les entreprises cherchaient à recruter le plus tôt possible, pour se procurer les nouvelles recrues les meilleures. De leur côté, les étudiants n'avaient d'autre choix que d'entamer leur recherche d'un emploi aussi rapidement que les entreprises, afin d'améliorer leur position sur le classement relatif du marché du recrutement. Voilà pourquoi ils commençaient leur recherche dès la fin de leur troisième année d'études, raccourcissant même le temps qu'ils consacraient à leur études universitaires. Même si réduire le temps d'étude ne peut dans l'absolu que conduire à un affaiblissement de la formation du capital humain, cela était considéré comme acceptable dans le cadre de la compétition qui se déroulait dans l'espace limité du Japon. Tant les entreprises que les étudiants étaient conscients du fait que cette recherche prématurée comportait de nombreux désavantages du point de vue de la société dans son ensemble, mais elle était à l'avantage de chaque entreprise et de chaque étudiant. Cela a conduit à la répétition de ce que l'on appelle en économie un « sophisme de composition ».

Troisièmement, ce dispositif était basé sur l'hypothèse que la compétition pour entrer dans l'université la meilleure possible incitaient tous les étudiants à étudier plus. Ce mécanisme qui polissait la capacité à recevoir une formation était fourni par la compétition entre les candidats aux examens d'entrée des universités. Mais aujourd'hui elle ne fonctionne plus, et l'incitation à étudier plus a disparu, à part pour quelques universités exceptionnelles, à cause de la baisse démographique et de la massification quantitative des universités privées. Ces dernières ne disposant pas de bases financières solides accueillent tous les étudiants qui ont les moyens de payer les frais de scolarité, quel que que soit leur niveau de connaissances. En effet, elles ont besoin pour survivre d'attirer un nombre donné d'étudiants.

Le mécanisme de formation humaine qui a ces trois caractéristiques est gravement miné par les progrès de la mondialisation et les changements de la dynamique de la population. Afin de protéger l'emploi de leur personnel d'âge moyen et avancé tout en réduisant les coûts de main d'œuvre, de nombreuses entreprises ont réduit leurs embauches de jeunes diplômés. Elles sont aussi passées à un nouveau mode de recrutement, privilégiant le personnel précaire sous différents statuts (CDD, temps partiel, temporaire). Tous ces changements, de pair avec les assouplissements de la réglementation, sont intervenus afin d'augmenter la compétitivité sur le plan des coûts de main d'œuvre dans la concurrence économique créée par la mondialisation. Ironiquement, cela a abouti à l'effondrement du système qui garantissait la qualité des ressources humaines après leur embauche. De plus, la mondialisation de l'économie ébranle aussi le mécanisme qui mettait en œuvre, pour la sélection et la formation des recrues, une compétition autour du rang relatif à l'intérieur de l'espace limité du Japon. Comme nous l'avons vu, dans les autres pays avancés, la formation des ressources humaines se fait de plus en plus à partir du deuxième cycle universitaire. Alors que la compétition mondiale pour procurer une meilleure éducation en allongeant la durée d'études a commencé, les universités et les entreprises japonaises n'arrivent même pas à garantir quatre ans de formation universitaire. A une époque qui exige des qualifications et des compétences absolues, cela constitue clairement un handicap. En outre, même si cela est compris, changer le système existant est impossible.

La vraie nature de la maladie japonaise se manifeste ici. Dans l'espace fermé qu'est la société japonaise, incapable de répondre aux changements apportés par la mondialisation, subsistent des structures où l'on lutte pour des valeurs relatives, en se cramponnant aux systèmes qui fonctionnaient avant celle-ci. On ne peut ni les changer ni les abandonner même si l'on comprend en regardant cet espace fermé de l'extérieur qu'elles produisent des résultats très négatifs. Aggravée par la détérioration des finances publiques, une situation à laquelle on ne peut remédier se prolonge.

Cette maladie japonaise n'est pourtant pas propre au Japon. Le mouvement vers un rôle plus limité de l'Etat, particulièrement dans le domaine de l'éducation, conduit à la privatisation et à la commercialisation de l'enseignement. Mais l'exemple japonais montre que le jugement rationnel et les actions rationnelles des individus n'aboutissent pas nécessairement à l'amélioration de l'ensemble ou la réalisation de l'égalité. Au contraire, il y a un risque de perdre l'égalité des chances et de faire baisser la qualité de l'enseignement en tombant dans une compétition autour d'avantages à courte vue. Comment faire pour éviter de tomber dans le cercle vicieux du « sophisme de composition » dans la formation des ressources humaines ? Il y a beaucoup à apprendre de l'exemple japonais.

A lire :

Kariya Takehiko, "Credential inflation and employment in 'universal' higher education: enrolment, expansion and (in)equity via privatisation in Japan," Journal of Education and Work, Vol. 24, Nos. 1-2, 2011, pp. 69-94.

 

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