Dérive de l’éducation japonaise

Retour sur le débat autour de l’éducation « yutori »

Société

Nakai Kôichi [Profil]

La « baisse du niveau scolaire » des élèves japonais à la fin des années 1990 fut le point de départ d’un considérable débat de société. Au bout du compte, le ministère de l'Éducation, de la Culture, des Sports et des Sciences a été contraint de réviser sa politique « d'éducation yutori (sans pression) », considérée comme à l’origine de cette baisse de niveau. Les nouvelles orientations mises en place cette année par le gouvernement en matière d’éducation pour sortir de cette politique sont l’occasion de jeter un regard en arrière sur ce que recouvrait en réalité la problématique autour de la « baisse du niveau scolaire » et de « l’éducation sans pression ».

Le ministère dépose les armes et abandonne sa doctrine de « l’éducation sans pression »

Le débat de société atteignit son apogée en 2000. Si à l’origine la question était demeurée large, la baisse globale du niveau scolaire était maintenant un fait admis, et la plupart des avis autorisés montraient du doigt comme cause évidente de ce déclin la politique « d’éducation sans pression » dont l’introduction s’était poursuivi depuis les années 1980.

À partir d’avril 2002, comme prévu, les nouvelles directives sur l’enseignement furent publiées. Or, loin de poursuivre dans le droit fil de « l’éducation sans pression » qui avait prévalu jusque là, le ministère sortit en urgence un document intitulé « Recommandations d’apprentissage ». On y insistait fortement sur les notions de « haut niveau de connaissances », de « hausse du niveau scolaire ». D’éducation « sans pression » il n’était plus question. Le ministère reconnaissait ainsi de facto sa défaite en modifiant sa politique. Le débat public trouvait ainsi une sorte de conclusion et la controverse retomba. Les nouvelles directives qui doivent être mise en œuvre à compter de 2012 prévoient une augmentation des heures scolaires, et un grand nombre des items supprimés précédemment des programmes sont réintégrés.

Néanmoins, le débat n’a pas vraiment permis d’éclaircir la définition et la réalité de ce que l’on devait entendre par « niveau de connaissances », et aucune étude n’aura prouvé incontestablement que ce niveau était efectivement « en baisse ». Selon l’étude du programme PISA de l’OCDE, le niveau de réussite scolaire aurait baissé en 2003 et en 2006, mais aurait augmenté en 2007. Selon l’étude TIMSS de l’éducation en mathématique et sciences, le niveau aurait été à la baisse en 2003 mais aurait cessé de baisser en 2007.

Mais si on revient globalement sur ce débat de société, il partit au moins d’une donnée concrète ce qui constitue une particularité. Le schéma habituel des débats clivés droite-gauche avait volé en éclat, révélant la réalité jusque là cachée par les postures idéologiques et permettant l’émergence d’un vrai débat de société. Les autres questions qui se posaient à la société japonaise, les avantages et les inconvénients du néo-libéralisme prôné à l’époque par le gouvernement de M. Koizumi Junichirô, la stratification sociale, la compétition internationale dans le contexte de la mondialisation, etc. furent par ailleurs largement débattues. Mais aucun autre sujet ne fit l’objet d’un débat de société d’une telle ampleur parmi l’ensemble des citoyens japonais depuis la fin de la guerre. Ce ne fut pas un simple débat sur l’éducation, ce fut une remise en question de la société en tant que telle, un débat de société qui marqua le début d’une nouvelle ère pour le Japon.

Cependant, nous devons nous demander pourquoi un débat de société majeur comme celui-ci s’était focalisé particulièrement sur les thèmes de « éducation sans pression » et de la « réussite scolaire ». Pour réfléchir à cette question, il nous faut revenir à l’histoire de la reconstruction et de la croissance économique après la défaite de 1945.

Enfer des examens et forte croissance économique

Alors que le Japon avait tout perdu en 1945, dès son incorporation dans le camp des États-Unis la renaissance fut rapide. Dès 1955 et tout au long de la vingtaine d’années qui suivit, le pays connut une croissance continue d’environ 10% d’une année sur l’autre. C’est ce que l’on appelle le miracle économique japonais. Malgré les chocs pétroliers de 1973 et 1979, la croissance annuelle se maintint ensuite à un rythme d’environ 5% jusqu’à ce que commence la période de la bulle spéculative à la fin des années 1980. Le Japon devint ainsi le second pays en terme de PIB après les États-Unis, et réussit à donner la « prospérité » au pays.

Cela fut possible grâce au niveau d’éducation élevé de la population japonaise dès la restauration de Meiji. La population entière savait « lire, écrire, calculer au boulier ». Cet enseignement de base joua un rôle prépondérant et permit au pays de rattraper les États-Unis et l’Europe occidentale en termes d’industrialisation et de croissance économique. Après la défaite, l’enseignement s’enrichit de nouveaux contenus pour répondre à l’évolution des temps, et soutint le développement économique. Tout cela fut permis par une éducation basée sur « l’acquisition des connaissances » rationnelle et performante.

D’un autre côté, les conditions du système éducatif évoluaient en raison même du développement économique. Le taux de progression d’une classe d’âge jusqu’au lycée, puis jusqu’aux études universitaires grimpa fortement. 98% des jeunes terminent une éducation secondaire ; La moitié achèvent des études universitaires, et cette proportion monte à 80% si on inclus les instituts spécialisés d’études supérieures à cycle court. Si vous sortez d’une bonne université, vous incorporerez une bonne entreprise qui vous garantira une vie heureuse et paisible. À la base de ce système se trouvait celui  de « l’emploi à vie » et de la promotion à l’ancienneté. Le Japon « société élitiste basée sur la compétition scolaire » c’était cela.

C’est dans ce contexte que la préparation aux concours d’entrée aux universités devint un passage de plus en plus chaud, au point de devenir le point central autour duquel s’organisait toute stratégie éducative. L’enseignement secondaire au lycée se transforma peu à peu en préparation aux concours des universités, et de nombreux enfants se mirent à rentrer tard pour cause de juku ou de boîte à bachot après les cours. C’est le funeste « enfer des concours », ou « guerre des concours ». Le même phénomène se répercuta à l’échelon inférieur pour les concours d’entrée dans les lycées : les lycéens qui visaient une université se trouvant en grande proportion concentrés dans les lycées qui possédaient les meilleures statistiques de réussite au concours de ladite université, cela étendit le domaine de la « guerre des concours ». À partir de la fin des années 1960 et pendant toutes les années 1970, afin de relâcher la compétition au moment de l’orientation dans les lycées, un système fut mis en place en région métropolitaine et dans les grandes villes, pour équilibrer le nombre des meilleurs élèves dans les lycées publics. En fait, cela développa surtout l’inquiétude des parents de familles aisées vis-à-vis des établissements publics, et fit la promotion des établissements privés qui couplaient collège et lycée. La conséquence fut bien évidemment une extension de la guerre des concours au niveau de l’entrée au collège.

Suite > Les « laissés pour compte » et l’école dévastée

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Nakai KôichiArticles de l'auteur

Analyste des questions d’enseignement, proviseur du « Keimei gakuen », un établissement d’éducation complémentaire (Juku) spécialisé dans les matières d’enseignement de la langue japonaise. Né à Tokyo en 1954. Diplomé de l’Université de Kyoto, faculté des Lettres. Parallèlement à ses recherches personnelles sur l’enseignement du japonais et de la rédaction, il s’engage dans une activité d’analyste et de critique des réformes de l’éducation entamés depuis les années 1990. Ouvrages (sous son nom ou en collaboration) : Le Lycée renaîtra (Ed. Chuô kôron shinsha, 2000) ; Débat : L’Effondrement du niveau scolaire (Ed. Chukô shinsho La Clef, 2001) ; Débat : L’Effondrement du niveau scolaire 2003 (Ed. Chukô shinsho La Clef, 2003) ; Histoire des concours d’entrée dans les universités depuis la fin de la guerre (Chukô shinsho La Clef, 2007)

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