Le Japon et la révolution Xinhai (1911)

Les relations sino-japonaises dans le contexte de la révolution Xinhai

Politique

Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, le Japon a joué le rôle de source du « savoir moderne » pour la Chine. Il a aussi servi de « berceau de la révolution » dans la mesure où il a été une terre d’accueil pour de nombreux exilés chinois, à commencer par Sun Yat-sen. C’est alors qu’a éclaté la révolution Xinhai, en 1911. Le Japon a joué un rôle complexe et contrasté au fur et à mesure du déroulement des événements, dans un contexte politique international particulièrement confus.

Tout au long de l’époque d’Edo (1603-1868), les shôgun Tokugawa ont exercé un contrôle très strict sur le commerce et les contacts entre le Japon et le reste du monde. Outre le port de Nagasaki, où se déroulaient obligatoirement les transactions officielles avec les Chinois et les Hollandais, il existait trois autres voies d’accès à l’Archipel : Tsushima, Satsuma et Matsumae. Le fief de Tsushima commerçait avec la Corée, et celui de Satsuma avec le royaume des Ryûkyû et le port de Fuzhou, dans le sud de la Chine. Le fief de Matsumae, situé dans l’île d’Hokkaidô, faisait des échanges avec le continent par l’intermédiaire des Aïnous et des populations toungouses de Sakhaline.

À la même époque en Chine, la cour des Qing (1644-1911) entendait elle aussi avoir la mainmise sur le commerce. Les échanges avec les pays voisins se faisaient dans le cadre du système du tribut instauré de longue date par l’Empire du milieu. Le commerce avec les pays occidentaux était limité et devait passer par le port de Guangzhou (Canton). Dans plusieurs villes du littoral chinois, certains marchands avaient par ailleurs l’autorisation de commercer à titre privé avec d’autres pays asiatiques.

Les échanges commerciaux entre le Japon des Tokugawa et la Chine des Qing ont commencé à la fin du XVIIe siècle, après l’annexion de Taiwan, où s’était réfugiée la famille Zheng, qui était restée fidèle à la dynastie des Ming (1368-1644). Pendant quelque 170 ans, ils se sont toujours déroulés à Nagasaki et uniquement par l’intermédiaire des marchands chinois fort nombreux — à un moment donné ils étaient plusieurs milliers — qui résidaient sur place. Grâce à eux, la Chine a importé du cuivre et des produits de la mer et le Japon, du sucre, des produits de luxe, des objets d’art et des livres.


Le port de Nagasaki pendant l’époque Meiji (1868-1912 ; photo : Musée historique et culturel de Nagasaki)

Mais, vers le milieu du XIXe siècle, les choses ont changé du tout au tout dans les deux pays. Après sa défaite à l’issue des deux guerres de l’opium, la Chine a été obligée d’ouvrir de nouveaux ports, en sus de Guangzhou, pour commercer avec l’Occident. En 1859, le Japon a été quant à lui contraint par les grandes puissances de laisser les bateaux étrangers accéder à Nagasaki et à d’autres ports. Les marchands chinois de Nagasaki en ont profité pour s’installer rapidement à Kobe, Yokohama, Hakodate et d’autres villes du littoral japonais d’où ils ont commencé à exporter vers la Chine, entre autres des produits de la mer. De leur côté, les autorités des ports de Nagasaki et de Hakodate ont cherché à envoyer directement des produits japonais à Shanghai sans passer par des intermédiaires chinois ou occidentaux. C’est ainsi qu’en 1862, le Senzai Maru a quitté le Japon pour Shanghai avec à son bord Takasugi Shinsaku (1839-1867), un guerrier du fief de Chôshû.

Un retournement de situation

La Restauration de Meiji de 1868 a permis au Japon de devenir le premier État moderne de l’Asie de l’Est. En 1871, les autorités japonaises et chinoises ont signé un traité d’amitié et de commerce. C’était la première fois que la Chine et le Japon signaient un traité équitable pour les deux parties. Mais la façon dont les négociations se sont déroulées et leur résultat montraient clairement que la Chine occupait de facto une position dominante. Si la Restauration de Meiji a fini par être considérée comme une réussite, à l’époque la Chine et la Corée étaient convaincues qu’un changement aussi radical ne pouvait qu’engendrer le désordre. Elles ont observé d’un œil dubitatif le nouveau gouvernement du Japon, au moins jusque dans les années 1880, après qu’il eut écrasé la rébellion de Satsuma et mis en œuvre les réformes financières de Matsukata Masayoshi (1835-1924). La Chine a conservé un avantage très net sur le Japon en tant que puissance maritime, au moins jusqu’ à la fin des années 1880. La réaction diplomatique des autorités japonaises lors des émeutes fomentées par des marins chinois dans le port de Nagasaki en 1886 illustre bien la faiblesse de la position du Japon par rapport à la Chine à cette époque.

Mais la situation s’est inversée à l’issue de la Guerre sino-japonaise (1894-1895). Le Japon, fort de sa victoire, s’est emparé de Taiwan et il a obtenu de la Chine les mêmes droits, en termes de commerce et de navigation, que ceux qu’elle avait préalablement concédés aux grandes puissances occidentales. La Première Guerre sino-japonaise a aussi coïncidé avec un changement d’attitude des Japonais vis-à-vis de la Chine. La position de Mutsu Munemitsu (1844-1897), le ministre des Affaires étrangères de l’époque, qui considérait que ce conflit opposait la tradition (la Chine) et la modernité (le Japon), est emblématique de la réaction de beaucoup de Japonais à cet événement et de leur propension grandissante à estimer que leur pays était plus puissant que la Chine. La victoire japonaise a par ailleurs poussé les Chinois à réclamer un gouvernement moderne inspiré de celui mis en place par la Restauration de Meiji.

Le Japon, source du « savoir moderne »

Une grande partie des connaissances que le Japon a délibérément acquises à l’école de l’Occident pendant l’époque Meiji (1868-1912) ont été transmises en Chine par l’intermédiaire non seulement de livres mais aussi des nombreux jeunes Chinois qui sont allés étudier dans l’Archipel. Cela n’exclut pas que le « savoir moderne » ait pu aussi arriver directement de l’Occident en Chine. Mais les informations que les Chinois ont acquises par l’intermédiaire du Japon ont joué un rôle particulièrement important. Les composés idéographiques utilisés aujourd’hui en Chine pour écrire les mots « révolution », « société » ou « économie » ont été rapportés du Japon à l’époque Meiji. Certes, ils existaient déjà en tant que tels dans les classiques chinois, mais ce sont les érudits japonais qui ont eu l’idée de prendre des termes archaïques pour leur donner une signification moderne. Les jeunes Chinois qui sont allés étudier au Japon ont dû se sentir rassurés par la présence dans la langue du pays de termes rappelant les classiques chinois, mais sans doute ont-ils aussi éprouvé du dégoût en voyant les habitants de l’Archipel manger des œufs crus ou fréquenter les bains publics entièrement dévêtus. Quoi qu’il en soit, le Japon a indéniablement permis à la Chine d’accéder relativement facilement au savoir et aux savoir-faire dont elle avait besoin pour se moderniser.

Chiang Kai-shek (1887-1975) au moment où il était en service dans le régiment Takada de l’armée impériale de Niigata (photo : Académie historique de Taiwan)

La cour des Qing elle-même a pris exemple sur le Japon au tout début du XXe siècle, quand elle a décidé de mettre en place une monarchie constitutionnelle. En 1908, en effet, elle a promulgué un texte, intitulé Qinding xianfa dagang (Principes d’une constitution impériale), qui traçait les grandes lignes d’une monarchie constitutionnelle de toute évidence inspirée du régime défini par la Constitution promulguée en 1889 par l’empereur Meiji. Mais les jeunes Chinois qui ont séjourné au Japon ont eu accès à d’autres idéologies politiques, à commencer par le républicanisme et le socialisme.

Les flux du Japon vers la Chine ne se sont pas limités aux courants de pensée et aux concepts politiques. Chaque année, des dizaines de soldats chinois se rendaient dans l’Archipel pour se former et s’entraîner avec l’armée et la marine impériale. Dans les combats qui ont opposé les forces révolutionnaires et l’armée des Qing au cours de la révolution de 1911, il y avait des élèves chinois de l’Académie militaire impériale japonaise dans les deux camps. Quand la révolution a commencé, Chiang Kai-shek (1887-1975) était en service dans le régiment Takada de l’armée de Niigata. Il s’est précipité en Chine pour se joindre aux rebelles dès qu’il a appris le soulèvement de la caserne de Wuchang. Tout ceci tend à prouver qu’à l’époque, le Japon a joué un rôle clé dans la transmission des informations et des idées sur l’État et la société modernes, y compris en ce qui concerne les réformes politiques et la révolution.

Le Japon, terre d’accueil des révolutionnaires

Entre la fin du XIXe siècle et le début XXe, quantité d’exilés politiques de tous les pays d’Asie, et en particulier de la Chine, ont trouvé asile au Japon. Les opposants et les rebelles chinois avaient toujours la possibilité de chercher refuge dans les concessions étrangères, mais, tant qu’ils restaient dans leur patrie, ils couraient le risque d’être livrés aux autorités locales ou de se faire assassiner. Pour être en sécurité, mieux valait quitter le pays pour l’étranger et le Japon constituait à cet égard une place de choix. C’est ainsi que Nagasaki a servi d’abri à bien des Chinois en provenance de Shanghai. Grâce à un service de messageries maritimes et à un câble sous-marin pour le télégraphe, les nouvelles en provenance de Chine leur parvenaient très rapidement. Le Japon étant tout proche de la Chine, les exilés pouvaient continuer à se livrer à leurs activités, à diffuser des informations et à réunir des fonds pour leur cause. Les autorités japonaises, qui les surveillaient de près, rédigeaient des rapports détaillés sur leurs agissements, mais il était rare qu’elles les arrêtent ou les livrent au gouvernement chinois.

Sun Yat-sen (1866-1925) constitue un parfait exemple à cet égard. Contrairement à Chiang Kai-shek et Zhou Enlai (1898-1976), il n’est pas allé étudier au Japon, mais l’Archipel lui a servi de base opérationnelle pendant ses années d’exil. Le Japon a grandement contribué à faire connaître le dirigeant chinois en Asie de l’Est. Le journal Kyûshû Nippô (Les nouvelles de Kyûshû), dirigé par le groupe ultranationaliste Genyôsha (Société de l’océan noir), a frappé un grand coup quand il a publié une traduction par Miyazaki Tôten (1871-1922) de « Kidnapped in London ». Dans ce texte en anglais, Sun Yat-sen relate son arrestation dans la légation chinoise de Londres en 1896, un incident qui a eu pour effet immédiat de le rendre célèbre en Occident. Miyazaki, qui était l’ami de Sun, évoque cette période dans son autobiographie, intitulée Sanjûsannen no yume (Un rêve de trente-trois ans), parue en 1902. La traduction en chinois de cet ouvrage sous le titre de Sun I-hsien (Sun Yat-sen) a fait du dirigeant chinois un personnage prestigieux dans toute l’Asie de l’Est.

Miyazaki Tôten (photo : La Bibliothèque nationale de la Diète du Japon)

En 1905, Sun Yat-sen a fondé à Tokyo un mouvement appelé Zhongguo Tongmeng Hui (Ligue d’union pour la révolution) et commencé à faire connaître sa cause par le biais d’un journal, le Min Bao (Le journal du peuple). La publication d’informations et de textes de propagande au Japon occupait une part importante dans ses activités révolutionnaires. Aussitôt après la révolution Xinhai, Sun Yat-sen est rentré en Chine, où il a été élu président provisoire de la République de Chine. Il s’est à nouveau réfugié au Japon en 1913, après avoir vainement tenté de s’opposer aux menées autoritaires de Yuan Shikai (1859-1916), qui après avoir succédé à Sun au poste de président, a aboli le Parlement et fait assassiner Song Jiaoren (1882-1913), le jeune chef du Kuomintang. Le pays lui a alors servi une nouvelle fois de base opérationnelle pendant quelques années. (C’est durant cette période que Sun Yat-sen a épousé sa troisième femme, la célèbre Song Qingling [Sung Ching-ling, 1893-1981]). Pour les activistes chinois, le Japon constituait un refuge idéal en raison non seulement de la proximité du continent et du coût relativement peu élevé de la vie, mais aussi de la bonne diffusion des informations et de la présence d’une communauté d’étudiants et de marchands chinois installés de longue date dans l’Archipel.

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