Le Japon et la révolution Xinhai (1911)
Les relations sino-japonaises dans le contexte de la révolution Xinhai
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Tout au long de l’époque d’Edo (1603-1868), les shôgun Tokugawa ont exercé un contrôle très strict sur le commerce et les contacts entre le Japon et le reste du monde. Outre le port de Nagasaki, où se déroulaient obligatoirement les transactions officielles avec les Chinois et les Hollandais, il existait trois autres voies d’accès à l’Archipel : Tsushima, Satsuma et Matsumae. Le fief de Tsushima commerçait avec la Corée, et celui de Satsuma avec le royaume des Ryûkyû et le port de Fuzhou, dans le sud de la Chine. Le fief de Matsumae, situé dans l’île d’Hokkaidô, faisait des échanges avec le continent par l’intermédiaire des Aïnous et des populations toungouses de Sakhaline.
À la même époque en Chine, la cour des Qing (1644-1911) entendait elle aussi avoir la mainmise sur le commerce. Les échanges avec les pays voisins se faisaient dans le cadre du système du tribut instauré de longue date par l’Empire du milieu. Le commerce avec les pays occidentaux était limité et devait passer par le port de Guangzhou (Canton). Dans plusieurs villes du littoral chinois, certains marchands avaient par ailleurs l’autorisation de commercer à titre privé avec d’autres pays asiatiques.
Les échanges commerciaux entre le Japon des Tokugawa et la Chine des Qing ont commencé à la fin du XVIIe siècle, après l’annexion de Taiwan, où s’était réfugiée la famille Zheng, qui était restée fidèle à la dynastie des Ming (1368-1644). Pendant quelque 170 ans, ils se sont toujours déroulés à Nagasaki et uniquement par l’intermédiaire des marchands chinois fort nombreux — à un moment donné ils étaient plusieurs milliers — qui résidaient sur place. Grâce à eux, la Chine a importé du cuivre et des produits de la mer et le Japon, du sucre, des produits de luxe, des objets d’art et des livres.
Le port de Nagasaki pendant l’époque Meiji (1868-1912 ; photo : Musée historique et culturel de Nagasaki)
Mais, vers le milieu du XIXe siècle, les choses ont changé du tout au tout dans les deux pays. Après sa défaite à l’issue des deux guerres de l’opium, la Chine a été obligée d’ouvrir de nouveaux ports, en sus de Guangzhou, pour commercer avec l’Occident. En 1859, le Japon a été quant à lui contraint par les grandes puissances de laisser les bateaux étrangers accéder à Nagasaki et à d’autres ports. Les marchands chinois de Nagasaki en ont profité pour s’installer rapidement à Kobe, Yokohama, Hakodate et d’autres villes du littoral japonais d’où ils ont commencé à exporter vers la Chine, entre autres des produits de la mer. De leur côté, les autorités des ports de Nagasaki et de Hakodate ont cherché à envoyer directement des produits japonais à Shanghai sans passer par des intermédiaires chinois ou occidentaux. C’est ainsi qu’en 1862, le Senzai Maru a quitté le Japon pour Shanghai avec à son bord Takasugi Shinsaku (1839-1867), un guerrier du fief de Chôshû.
Un retournement de situation
La Restauration de Meiji de 1868 a permis au Japon de devenir le premier État moderne de l’Asie de l’Est. En 1871, les autorités japonaises et chinoises ont signé un traité d’amitié et de commerce. C’était la première fois que la Chine et le Japon signaient un traité équitable pour les deux parties. Mais la façon dont les négociations se sont déroulées et leur résultat montraient clairement que la Chine occupait de facto une position dominante. Si la Restauration de Meiji a fini par être considérée comme une réussite, à l’époque la Chine et la Corée étaient convaincues qu’un changement aussi radical ne pouvait qu’engendrer le désordre. Elles ont observé d’un œil dubitatif le nouveau gouvernement du Japon, au moins jusque dans les années 1880, après qu’il eut écrasé la rébellion de Satsuma et mis en œuvre les réformes financières de Matsukata Masayoshi (1835-1924). La Chine a conservé un avantage très net sur le Japon en tant que puissance maritime, au moins jusqu’ à la fin des années 1880. La réaction diplomatique des autorités japonaises lors des émeutes fomentées par des marins chinois dans le port de Nagasaki en 1886 illustre bien la faiblesse de la position du Japon par rapport à la Chine à cette époque.
Mais la situation s’est inversée à l’issue de la Guerre sino-japonaise (1894-1895). Le Japon, fort de sa victoire, s’est emparé de Taiwan et il a obtenu de la Chine les mêmes droits, en termes de commerce et de navigation, que ceux qu’elle avait préalablement concédés aux grandes puissances occidentales. La Première Guerre sino-japonaise a aussi coïncidé avec un changement d’attitude des Japonais vis-à-vis de la Chine. La position de Mutsu Munemitsu (1844-1897), le ministre des Affaires étrangères de l’époque, qui considérait que ce conflit opposait la tradition (la Chine) et la modernité (le Japon), est emblématique de la réaction de beaucoup de Japonais à cet événement et de leur propension grandissante à estimer que leur pays était plus puissant que la Chine. La victoire japonaise a par ailleurs poussé les Chinois à réclamer un gouvernement moderne inspiré de celui mis en place par la Restauration de Meiji.
Le Japon, source du « savoir moderne »
Une grande partie des connaissances que le Japon a délibérément acquises à l’école de l’Occident pendant l’époque Meiji (1868-1912) ont été transmises en Chine par l’intermédiaire non seulement de livres mais aussi des nombreux jeunes Chinois qui sont allés étudier dans l’Archipel. Cela n’exclut pas que le « savoir moderne » ait pu aussi arriver directement de l’Occident en Chine. Mais les informations que les Chinois ont acquises par l’intermédiaire du Japon ont joué un rôle particulièrement important. Les composés idéographiques utilisés aujourd’hui en Chine pour écrire les mots « révolution », « société » ou « économie » ont été rapportés du Japon à l’époque Meiji. Certes, ils existaient déjà en tant que tels dans les classiques chinois, mais ce sont les érudits japonais qui ont eu l’idée de prendre des termes archaïques pour leur donner une signification moderne. Les jeunes Chinois qui sont allés étudier au Japon ont dû se sentir rassurés par la présence dans la langue du pays de termes rappelant les classiques chinois, mais sans doute ont-ils aussi éprouvé du dégoût en voyant les habitants de l’Archipel manger des œufs crus ou fréquenter les bains publics entièrement dévêtus. Quoi qu’il en soit, le Japon a indéniablement permis à la Chine d’accéder relativement facilement au savoir et aux savoir-faire dont elle avait besoin pour se moderniser.
La cour des Qing elle-même a pris exemple sur le Japon au tout début du XXe siècle, quand elle a décidé de mettre en place une monarchie constitutionnelle. En 1908, en effet, elle a promulgué un texte, intitulé Qinding xianfa dagang (Principes d’une constitution impériale), qui traçait les grandes lignes d’une monarchie constitutionnelle de toute évidence inspirée du régime défini par la Constitution promulguée en 1889 par l’empereur Meiji. Mais les jeunes Chinois qui ont séjourné au Japon ont eu accès à d’autres idéologies politiques, à commencer par le républicanisme et le socialisme.
Les flux du Japon vers la Chine ne se sont pas limités aux courants de pensée et aux concepts politiques. Chaque année, des dizaines de soldats chinois se rendaient dans l’Archipel pour se former et s’entraîner avec l’armée et la marine impériale. Dans les combats qui ont opposé les forces révolutionnaires et l’armée des Qing au cours de la révolution de 1911, il y avait des élèves chinois de l’Académie militaire impériale japonaise dans les deux camps. Quand la révolution a commencé, Chiang Kai-shek (1887-1975) était en service dans le régiment Takada de l’armée de Niigata. Il s’est précipité en Chine pour se joindre aux rebelles dès qu’il a appris le soulèvement de la caserne de Wuchang. Tout ceci tend à prouver qu’à l’époque, le Japon a joué un rôle clé dans la transmission des informations et des idées sur l’État et la société modernes, y compris en ce qui concerne les réformes politiques et la révolution.
Le Japon, terre d’accueil des révolutionnaires
Entre la fin du XIXe siècle et le début XXe, quantité d’exilés politiques de tous les pays d’Asie, et en particulier de la Chine, ont trouvé asile au Japon. Les opposants et les rebelles chinois avaient toujours la possibilité de chercher refuge dans les concessions étrangères, mais, tant qu’ils restaient dans leur patrie, ils couraient le risque d’être livrés aux autorités locales ou de se faire assassiner. Pour être en sécurité, mieux valait quitter le pays pour l’étranger et le Japon constituait à cet égard une place de choix. C’est ainsi que Nagasaki a servi d’abri à bien des Chinois en provenance de Shanghai. Grâce à un service de messageries maritimes et à un câble sous-marin pour le télégraphe, les nouvelles en provenance de Chine leur parvenaient très rapidement. Le Japon étant tout proche de la Chine, les exilés pouvaient continuer à se livrer à leurs activités, à diffuser des informations et à réunir des fonds pour leur cause. Les autorités japonaises, qui les surveillaient de près, rédigeaient des rapports détaillés sur leurs agissements, mais il était rare qu’elles les arrêtent ou les livrent au gouvernement chinois.
Sun Yat-sen (1866-1925) constitue un parfait exemple à cet égard. Contrairement à Chiang Kai-shek et Zhou Enlai (1898-1976), il n’est pas allé étudier au Japon, mais l’Archipel lui a servi de base opérationnelle pendant ses années d’exil. Le Japon a grandement contribué à faire connaître le dirigeant chinois en Asie de l’Est. Le journal Kyûshû Nippô (Les nouvelles de Kyûshû), dirigé par le groupe ultranationaliste Genyôsha (Société de l’océan noir), a frappé un grand coup quand il a publié une traduction par Miyazaki Tôten (1871-1922) de « Kidnapped in London ». Dans ce texte en anglais, Sun Yat-sen relate son arrestation dans la légation chinoise de Londres en 1896, un incident qui a eu pour effet immédiat de le rendre célèbre en Occident. Miyazaki, qui était l’ami de Sun, évoque cette période dans son autobiographie, intitulée Sanjûsannen no yume (Un rêve de trente-trois ans), parue en 1902. La traduction en chinois de cet ouvrage sous le titre de Sun I-hsien (Sun Yat-sen) a fait du dirigeant chinois un personnage prestigieux dans toute l’Asie de l’Est.
En 1905, Sun Yat-sen a fondé à Tokyo un mouvement appelé Zhongguo Tongmeng Hui (Ligue d’union pour la révolution) et commencé à faire connaître sa cause par le biais d’un journal, le Min Bao (Le journal du peuple). La publication d’informations et de textes de propagande au Japon occupait une part importante dans ses activités révolutionnaires. Aussitôt après la révolution Xinhai, Sun Yat-sen est rentré en Chine, où il a été élu président provisoire de la République de Chine. Il s’est à nouveau réfugié au Japon en 1913, après avoir vainement tenté de s’opposer aux menées autoritaires de Yuan Shikai (1859-1916), qui après avoir succédé à Sun au poste de président, a aboli le Parlement et fait assassiner Song Jiaoren (1882-1913), le jeune chef du Kuomintang. Le pays lui a alors servi une nouvelle fois de base opérationnelle pendant quelques années. (C’est durant cette période que Sun Yat-sen a épousé sa troisième femme, la célèbre Song Qingling [Sung Ching-ling, 1893-1981]). Pour les activistes chinois, le Japon constituait un refuge idéal en raison non seulement de la proximité du continent et du coût relativement peu élevé de la vie, mais aussi de la bonne diffusion des informations et de la présence d’une communauté d’étudiants et de marchands chinois installés de longue date dans l’Archipel.
Les véritables causes de la révolution Xinhai
À l’époque, le Japon a donc été étroitement impliqué dans la vie politique chinoise en tant que pourvoyeur d’information et que base opérationnelle. Voyons maintenant quel a été son rôle dans l’avènement de la République de Chine. Pour comprendre exactement ce qui s’est passé, il faut d’abord évoquer brièvement le déroulement de la révolution Xinhai et ses conséquences. Le 10 octobre 1911, des éléments révolutionnaires de l’armée de la province du Hubei ont déclenché un soulèvement armé dans la ville de Wuchang. Les rebelles ont déclaré la province indépendante et, à leur suite, plusieurs autres provinces, la plupart au sud du fleuve Yangtze, ont fait sécession avec le gouvernement des Qing. En janvier 1912, les insurgés ont proclamé la République de Chine. Les négociations entre la cour des Qing et le nouveau gouvernement ont abouti à l’abdication du dernier empereur de la dynastie des Qing, en février 1912. C’est ainsi que le régime impérial mis en place quelque deux millénaires plus tôt a pris fin et qu’un nouvel État, fondé sur le modèle républicain, a vu le jour en Chine.
Yuan Shikai (photo tirée de China Revolutionized, John Stuart Thomson, Bobs-Merrill Company, Indianapolis, 1913)
Umeya Shôkichi, son épouse Toku et Sun Yat-sen (photo avec l’aimable autorisation de Kosaka Ayano)
Toutefois le régime républicain n’a pas duré longtemps. Yuan Shikai, le successeur de Sun Yat-sen à la tête de l’État, n’a pas tardé à s’opposer aux pouvoirs donnés au Parlement par la Constitution chinoise provisoire de 1912, bien qu’il eût commencé par affirmer sa loyauté envers la République. Quand le parti du Kuomintang a remporté les élections législatives de 1913, son chef Song Jiaoren, qui faisait figure de favori pour le poste de Premier ministre, a été assassiné, probablement à l’instigation de Yuan Shikai. Celui-ci est devenu rapidement impopulaire, mais le Japon et les grandes puissances occidentales n’en ont pas moins continué à lui apporter leur soutien. Ils lui ont accordé des prêts et ont officiellement reconnu la République de Chine quand il est devenu président en titre. (Les États-Unis avaient reconnu le nouveau gouvernement plus tôt, dès que le Parlement s’était réuni.
On présente souvent la révolution Xinhai comme l’œuvre de Sun Yat-sen, mais en réalité ses origines sont beaucoup plus complexes et vont bien au-delà des activités révolutionnaires du dirigeant chinois et de ses partisans. Une des causes principales du soulèvement réside dans la tension des relations entre l’administration hautement centralisée des Qing et les provinces. Ces tensions ont atteint leur comble en 1911, quand le gouvernement des Qing a décidé de nationaliser les chemins de fer, que des notables locaux chinois avaient financés, et d’en confier l’exploitation à des sociétés étrangères, en partie pour pouvoir s’acquitter des énormes indemnités de guerre qu’il devait payer. La tentative d’instauration d’une monarchie constitutionnelle par la cour des Qing a elle aussi provoqué une levée de boucliers, parce qu’elle impliquait le maintien de la dynastie mandchoue au pouvoir. Les Qing ont ainsi perdu l’appui de nombreux Chinois, qui sont allés rejoindre les rangs de leurs opposants bien qu’ils fussent par ailleurs favorables à un régime monarchique constitutionnel. Enfin, il faut aussi tenir compte du rôle crucial joué par les activistes qui ont recruté des partisans dans les élites provinciales et les garnisons de la vallée du Yangtze et qui, fort de cet appui, ont réussi à provoquer un véritable soulèvement à Wuchang.
Tous ces facteurs ont abouti à un consensus favorable au renversement de la dynastie des Qing. Mais la proclamation de la République de Chine n’a pas pour autant provoqué le démantèlement de l’empire des Qing. Le territoire chinois est passé dans son intégralité sous le nouveau drapeau à cinq couleurs — ou des « cinq peuples ensemble en harmonie » — adopté par le régime républicain. La cour des Qing a été autorisée à conserver une partie des signes extérieurs de son prestige. L’empereur a continué à résider dans la Cité interdite et sa famille a eu droit à un statut particulier. Si bien que, quand le pouvoir est passé entre les mains de Yuan Shikai, un ancien général des Qing, on a eu l’impression que le nouveau gouvernement s’inscrivait davantage dans le cadre de la continuité que dans celui de la révolution.
La réaction mitigée du Japon
La chute du régime impérial chinois a profondément affecté le gouvernement de Meiji, d’autant plus qu’elle s’est produite juste après l’affaire du « crime de lèse-majesté » de 1910, à l’occasion de laquelle une vingtaine de Japonais avaient été condamnés pour avoir projeté de tuer un ou plusieurs membres de la famille impériale. Le peuple japonais a accueilli l’événement d’un œil plus favorable, même s’il lui inspirait des sentiments mitigés. Dans leur journal de voyage intitulé Pari yori (De Paris) la poétesse Yosano Akiko (1878-1942) et son époux Yosano Tekkan (1873-1935) donnent une description de la ville de Shanghai telle qu’ils l’ont découverte aussitôt après la révolution Xinhai. « L’armée révolutionnaire a eu la chance de se constituer à un moment où, à l’intérieur comme à l’extérieur, tout le monde en avait assez du gouvernement de Pékin et il semble, chose tout à fait surprenante, que ce soit elle qui prenne le dessus. Toutefois en termes de capacité à s’affirmer, elle donne plutôt l’impression d’une bande d’agitateurs qui cherchent surtout à faire du tapage, comme les étudiants de Kagoshima durant la Révolte de Satsuma [en 1877]. » Ôkuma Shigenobu (1838-1922), qui avait été Premier ministre en 1898, s’est exprimé de façon encore plus explicite sur le sujet dans le numéro de novembre 1911 du mensuel Chûô Kôron. « Sun ? Que voulez-vous que je dise sur Sun? De toutes façons, les révolutionnaires, moi j’en ai assez. À l’évidence, Sun est quelqu’un qui n’a rien d’extraordinaire. » L’écrivain Miyake Setsurei (1860-1945) a fait preuve de beaucoup plus de retenue quand il a écrit ce qui suit dans la même revue : « Seul le temps permettra de dire si, au bout du compte, Sun doit être considéré comme un grand homme ou quelqu’un de tout à fait ordinaire ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’au moment où il se trouvait à nouveau en exil, Sun Yat-sen était loin de faire l’unanimité au Japon.
Le mouvement révolutionnaire de Sun Yat-sen bénéficiait certes d’un large soutien auprès des partisans japonais du pan-asiatisme. Miyazaki Tôten, déjà mentionné, et son frère Yazô (1867-1896), les frères Yamada Yoshimasa (1868-1900) et Junzaburô (1876-1960), Kayano Nagatomo (1873-1947),Tôyama Mitsuru (1855-1944), Inukai Tsuyoshi (1855-1932) et Umeya Shôkichi (1869-1934) faisaient partie des nombreux Japonais qui ont soutenu la révolution avec enthousiasme. Sun Yat-sen, dans Jian guo fang lue (Principes pour une reconstruction nationale), a d’ailleurs été le premier à reconnaître qu’ils lui avaient apporté leur appui. À l’heure actuelle, on évoque encore volontiers les liens qui ont unis les partisans japonais et chinois de la révolution comme un symbole de l’amitié entre la Chine et l’Archipel. Mais il ne faut pas oublier qu’à l’époque au Japon, le gouvernement était pour l’essentiel favorable à la cour des Qing de Pékin, et que le monde des affaires, qui préférait de loin un changement politique progressif, ne voyait aucune raison d’apporter son soutien à une révolution qui risquait de perturber l’activité économique.
Ce qu’il faut noter dans cet épisode, c’est qu’en dépit de l’attitude du gouvernement et du monde des affaires, de nombreux habitants de l’Archipel ont décidé de leur propre chef de prendre parti pour la Chine et d’apporter un soutien chaleureux à un mouvement qui, au départ, était composé de petits groupes engagés dans la lutte pour les réformes et la révolution. La diversité des réactions des Japonais face à la révolution Xinhai est une des caractéristiques les plus remarquables des relations entre la Chine et le Japon à cette époque.
Après la révolution de 1911, la popularité de Sun Yat-sen n’a pas cessé de grandir dans l’Archipel. L’image du « héros tragique » persécuté a joué en sa faveur à cet égard, de même que le fait que le gouvernement nationaliste l’ait affublé un peu plus tard du titre de « père de la nation » et de « père de la révolution ». Le régime de Wang Jingwei [Wang Ching-wei, 1883-1944], instauré par le Japon à Nanjing en 1940, a lui aussi reconnu Sun Yat-sen comme un père fondateur et les milieux académiques japonais de l’après-guerre n’ont pas davantage remis en question sa réputation, bien que leur conception de l’histoire ait été souvent fortement influencée par le marxisme. Il est vrai que les personnages historiques sont souvent considérés tout autrement par la postérité que par leurs contemporains.
L’impact limité de la révolution Xinhai
À vrai dire, la révolution chinoise de 1911 n’a pas eu un impact dramatique sur les relations de la Chine avec les grandes puissances occidentales et le Japon. Depuis la Guerre des Boxers (1899-1901), la politique de base des puissances étrangères consistait à reconnaître les concessions que chacune avait acquises à la fin des années 1890, tout en accordant au gouvernement chinois des prêts pour qu’il puisse survivre et maintenir un environnement stable favorable au commerce et aux échanges. Et si elles soutenaient la cour des Qing, c’est parce qu’elles ne voulaient absolument pas voir la Chine sombrer dans le chaos.
C’est l’Angleterre qui a négocié un accord de paix entre les forces révolutionnaires et la cour des Qing quand les délégués des provinces du sud de la Chine, qui s’étaient proclamées indépendantes, se sont réunis à Nanjing pour former un gouvernement. C’est elle aussi qui a insisté, de concert avec les autres grandes puissances, pour que le nouveau gouvernement soit dirigé par un « homme fort ». Leur choix s’est porté sur Yuan Shikai, général de premier plan et fonctionnaire de la cour des Qing. Outre qu’il avait sous ses ordres l’armée de Beiyang — le corps d’armée chinois le plus puissant et le plus moderne de l’époque —, Yuan Shikai bénéficiait de l’appui des bureaucrates Qing favorables à la modernisation du pays. Quand il a succédé à Sun Yat-sen en tant que président provisoire, les grandes puissances lui ont apporté leur appui, notamment en lui accordant toutes sortes de prêts.
Au début, Sun Yat-sen devait sans doute espérer que la révolution lui permettrait d’obtenir une révision des traités inégaux signés par la cour des Qing et les puissances étrangères. Mais le gouvernement qui venait d’accéder au pouvoir a jugé qu’il n’était pas en mesure d’affronter les grandes puissances parce qu’il avait besoin d’elles pour se faire reconnaître et pour obtenir des prêts. C’est ainsi que la République de Chine a hérité des traités signés par les Qing sans qu’ils soient modifiés.
Yuan Shikai, qui était très lié avec les bureaucrates de la cour des Qing, a installé le siège de son gouvernement à Pékin, dans le domaine du Zhongnanhai où l’impératrice douairière Cixi (1835-1908) avait résidé auparavant. L’abdication de l’empereur Qing provoquée par la révolution Xinhai est un événement d’une importance capitale dans l’histoire de la Chine. Pourtant, sur le moment, elle n’a pas eu un impact dramatique sur la vie politique, sociale ou économique de la Chine. La révolution de 1911 a eu une influence tout aussi limitée sur les affaires intérieures et extérieures du pays.
Un tournant dans les relations entre le Japon et la Chine
Au début, Yuan Shikai est resté fidèle au système républicain mis en place par la constitution provisoire, mais il redoutait la mise en place d’un parlement puissant qui limiterait les pouvoirs du président
L’assassinat de Song Jiaoren [Sung Chiao-jen] et la destitution par Yuan Shikai de membres du Parlement affiliés au Kuomintang ont provoqué un autre soulèvement qualifié de « seconde révolution ». Dans le même temps, Yuan Shikai et ses partisans, qui savaient que la population de l’Archipel était favorable aux rebelles, sont devenus de plus en plus hostiles au Japon. La tension était telle que des citoyens japonais résidant à Nanjing ont été agressés par des membres des forces contre-révolutionnaires de Zhang Xun [Chang Hsun] (1854-1923), un ancien général Qing.
Après avoir maté la « seconde révolution » au cours de l’automne 1913, Yuan Shikai a continué à asseoir son pouvoir aux dépens de celui du Parlement. En 1915, il s’est proclamé empereur de l’Empire chinois, ce qui a suscité immédiatement une forte opposition et déclenché un autre soulèvement. Face à cette levée de boucliers, Yuan a abandonné ses fonctions et il est mort de dépit en 1916.
La période durant laquelle Yuan Shikai a exercé le pouvoir, entre 1912 et 1916, constitue un tournant important dans les relations entre la Chine et l’Archipel. Au Japon, la révolution chinoise avait la sympathie de la population, mais le gouvernement et le monde des affaires n’en ont pas moins continué à soutenir la cour des Qing, puis le gouvernement de Yuan Shikai, à l’instar des grandes puissances occidentales. En 1915, peu après le début de la Première Guerre mondiale, Ôkuma Shigenobu, le Premier ministre du Japon, a adressé à Yuan Shikai un ultimatum, « Les vingt-et-une demandes », qui a provoqué la colère des grandes puissances occidentales et un mouvement de révolte dans la population chinoise. Quand il s’est avéré que le gouvernement chinois avait accédé aux exigences des Japonais, les Chinois sont devenus hostiles à Yuan Shikai et au Japon. Dès lors, tous les efforts pour restaurer l’amitié dans les relations entre la Chine et le Japon ont été voués à l’échec. En Chine, « Les vingt-et-une demandes » sont devenues l’emblème de l’agression impérialiste, et le Japon la cible privilégiée des nationalistes.
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