Les grandes figures historiques du Japon

Domon Ken, le regard implacable du « démon de la photographie »

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Iizawa Kotaro [Profil]

Domon Ken restera comme une figure marquante de l’histoire de la photographie japonaise. Pionnier du réalisme, il a consacré sa vie et sa passion à son art, et investi toutes ses ressources dans la quête de « sujets sans aucune mise en scène » au début de sa carrière, avant de se tailler une réputation pour des projets plus contemplatifs sur les arts traditionnels japonais, notamment les temples et la sculpture bouddhiques.

Santé défaillante, ambition inébranlable

Le voyage à Chikuhô marqua un grand tournant dans la vie de Domon. Peu après avoir mené son projet à terme, il perdit connaissance, victime d’une hémorragie cérébrale, et fut contraint de se plier à une longue période de repos et de récupération. À l’issue d’un exténuant programme de rééducation, il retrouva l’usage de ses jambes, mais il n’était plus en mesure de satisfaire la passion dévorante des voyages et de la photographie qui avait imprégné sa carrière avant ses problèmes de santé.

Avant de tomber malade, Domon avait commencé à travailler sur une série de photos destinées à être publiées en feuilleton dans Camera Mainichi sous le titre de « Koji junrei » (Pélerinages aux temples anciens). L’idée d’explorer les racines de la culture japonaise en photographiant les vieux temples et les sculptures bouddhistes était présente à l’esprit de Domon dès avant la guerre. La perte de sa force physique et de son autonomie ne lui a pas laissé d’autre choix que de focaliser bon gré mal gré son énergie sur la série consacrée aux temples. Ce dut être un déchirement pour lui que de ne plus être en mesure de monter en première ligne en quête d’images évoquant des questions sociales brûlantes.

Une sélection de photographies de Domon Ken choisies par l’artiste (nouvelle édition, 2009). Note de l’éditeur : la couverture est un gros plan du Bodhisattva Kannon (Avalokitesvara) représenté debout dans la Pagode de l’est du Yakushi-ji, à Nara.
Une sélection de photographies de Domon Ken choisies par l’artiste (nouvelle édition, 2009). Note de l’éditeur : la couverture est un gros plan du Bodhisattva Kannon (Avalokitesvara) représenté debout dans la Pagode de l’est du Yakushi-ji, à Nara.

En dépit de sa mobilité réduite, Domon s’interdit de céder au découragement. Armé d’une volonté inébranlable, il persévéra dans son travail de prise de vues destinées à sa série consacrée aux temples anciens. Suite à une seconde hémorragie cérébrale, il fut contraint d’embaucher des assistants pour le pousser dans un fauteuil roulant et le porter en haut des montagnes pour qu’il puisse continuer à prendre ses photos. De nombreuses anecdotes témoignent que la détérioration de sa santé n’a en rien entamé son attitude rébarbative et son refus du compromis en ce qui concernait son travail. Alors qu’il s’apprêtait à prendre des photos de la Tour est du Yakushi-ji, à Nara, en dépit de l’obscurité envahissante, il se mit en colère et réprimanda ses assistants pour le scepticisme que leur inspirait sa décision de continuer à prendre des photos dans cette situation défavorable : « Les fichues photographies ne sortent pas pour la simple raison que vous ne croyez pas qu’elles sortiront ! »

Malgré sa santé défaillante, Domon resta à la hauteur de sa réputation de « démon de la photographie ».

Domon Ken aux environs de l’année 1966, sur le site du Murô-ji de Nara.
Domon Ken aux environs de l’année 1966, sur le site du temple Murô-ji de Nara.

Les séries de Domon publiées sous le titre « Pèlerinages aux temples anciens » ont fini par constituer cinq volumes. Le premier, composé de photos de temples anciens des environs de Nara et d’Asuka, dont le Hôryû-ji, le Chûgû-ji et le Yakushi-ji, est sorti en 1963 ; le cinquième et dernier volume a été publié en 1975. Ce grand projet constitue vraiment l’œuvre de toute une vie. Les gros plans que Domon a réalisés en ayant recours à une technique particulière, qui fait appel à la précision et à la puissance d’expression des appareils photos de grand format et à l’usage répété du flash pour exprimer la dynamique des jeux de la lumière et de l’ombre, sont imprégnés d’une énergie et d’une vigueur exceptionnelles, et capturent les moindres détails des images et des temples bouddhiques d’une façon qui demeure inégalée.

« Photos de l’ère Shôwa : œuvres complètes, série 5 (1982) » Note de l’éditeur : Vers la fin de sa vie, Domon est enfin parvenu à photographier son cher temple Murô-ji sous la neige. Au sommet de l’escalier de pierres, on aperçoit le toit du Kondô.
« Photos de l’ère Shôwa : œuvres complètes, série 5 (1982) » Note de l’éditeur : Vers la fin de sa vie, Domon est enfin parvenu à photographier son cher temple Murô-ji sous la neige. Au sommet de l’escalier de pierres, on aperçoit le toit du pavillon Kondô.

L’appétit de Domon pour la photographie est resté insatiable jusqu’au bout. En 1978, une fois achevé son projet concernant les pèlerinages, il parvint enfin à photographier le temple Murô-ji sous la neige, satisfaisant ainsi une ambition qu’il nourrissait depuis 40 ans. Mais en septembre 1979, il subit une troisième hémorragie cérébrale et passa le reste de sa vie à l’hôpital. Il décéda en 1990, à l’âge de 80 ans.

Domon Ken estimait qu’il était de son devoir de documenter les réalités sociales et de les porter à l’attention du public via son travail de photo-journaliste. Dans le même temps, il continua tout au long de sa vie à examiner ce que voulait dire « être japonais », à se demander quelle était l’essence de la culture japonaise. Dans un essai sur « Les choses que j’aime », publié en 1971 dans une édition de Koji Junrei, il a écrit ceci :

« Parce que j’ai passé tellement de temps ces dernières années à voyager de temple en temple et à photographier des images bouddhiques, les gens se demandent parfois sardoniquement si je suis devenu une sorte de reclus bouddhiste. Mais la vérité est que, que je sois en train de prendre des photos de Hiroshima ou du Bouddha Yakushi Nyorai au Jingo-ji, mon travail relève toujours de la même affaire : un dialogue aller-retour au sein du peuple japonais — celui-là même qui a ressenti cette vitalité il y a 1 000 ans. »

Domon Ken a gardé sa foi tout au long de sa vie, et bâti sur elle un monde photographique intemporel dont la dimension épique transcende les époques.

Le musée de la Photographie Domon Ken

Le musée de la Photographie Domon Ken, premier musée japonais consacré à la photographie, a été construit pour rendre hommage à l’œuvre de Domon et abriter sa collection de 70 000 images. En 2009, le Guide Michelin du Japon lui a attribué deux étoiles.

Le musée de la Photographie Domon Ken
Le musée de la Photographie Domon Ken

(Photo de titre : « Kondô Isami et Kurama Tengu », par Domon Ken, 1955. Avec l’aimable autorisation du musée de la Photographie Domon Ken pour toutes les photos)

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Iizawa KotaroArticles de l'auteur

Critique photographique. Lauréat du Prix Suntory des Arts et des Lettres pour Bienvenue au musée de la photographie (Kodansha Gendai Shinsho) et du Prix annuel de la Société japonaise de photographie pour La photographie d’art et son époque (Chikuma Shobô). Membre du jury pour divers concours photographiques et organisateur d’expositions.

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