Les grandes figures historiques du Japon
Domon Ken, le regard implacable du « démon de la photographie »
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Il existe un large éventail de types et de personnalités de photographes. Ceux qui qui s’apparentent à Domon Ken (1909-1990) doivent aujourd’hui être considérés comme appartenant à une espèce en voie d’extinction, celle des artistes qui se plongent dans leur travail comme s’ils étaient possédés. Dans les premières années de sa carrière, Domon était souvent qualifié de « démon de la photographie ». Ces photographes, si toutefois il en reste encore, constituent pour le moins une espèce moribonde.
Un regard pénétrant
Domon Ken est né en 1909 dans la ville de Sakata, dans la préfecture de Yamagata, au bord de la mer du Japon. Sa famille était pauvre et, lorsqu’il était petit, ses parents, tous deux travailleurs itinérants, le laissaient aux soins de ses grands-parents. En 1916, la famille est partie s’installer à Tokyo, pour déménager à Yokohama deux ans plus tard. Dans ses jeunes années, il fut un brillant élève à l’école, jusqu’à ce que l’obsession de devenir peintre et la fascination de l’archéologie s’emparent de lui. Diplômé en 1928, il dériva d’un emploi à un autre, incapable d’opter pour une carrière.
En 1933, à la suggestion de sa mère, il devint apprenti à demeure au studio de Miyauchi Kôtarô. Il avait enfin trouvé un but dans la vie : devenir photographe. Mais la routine du travail au jour le jour, qui se résumait à faire des portraits sans intérêt dans un studio moisi, ne satisfaisait pas les ambitions de Domon. Il se laissa séduire par les nouvelles idées sur la photographie récemment importées d’Allemagne et, en 1935, il entra à l’agence Nippon Kôbô, dirigée par Natori Yônosuke (1910-1962), qui s’était donné pour objectif d’introduire une nouvelle approche du photo-journalisme à la mode allemande.
Sous la tutelle rigoureuse de Natori, Domon fit des progrès rapides comme photo-journaliste. Il travaillait assidûment, animé par l’ambition de voir ses œuvres publiées dans Life, le magazine américain de reportages photographiques créé en 1936. Il fut désappointé quand elles parurent sous le nom de Natori. En 1939, mettant à profit l’absence de Natori, en voyage professionnel aux États-Unis, il proposa une photographie du ministre japonais des Affaires étrangères Ugaki Kazushige, qui fut publiée dans Life avec la mention « Photo : Domon ». Cet incident provoqua une détérioration de sa relation avec Natori, et finalement le départ de Domon de Nippon Kôbô.
Au cours des années qui suivirent, il produisit un large éventail d’œuvres issues de son activité de photo-journaliste, tout en travaillant pour le Centre des relations culturelles internationales (Kokusai Bunka Shinkôkai), précurseur de la Fondation du Japon. À cette époque, le Japon s’est embarqué dans une phase désastreuse de militarisme et embourbé dans une guerre sanglante en Chine. En dépit des difficultés suscitées par cette crise, le travail de Domon continua de connaître un grand succès auprès des critiques, et sa réputation grandit à mesure de la publication d’une série de portraits et de photos documentaires dans le magazine Shashin Bunka, tant et si bien qu’il reçut en 1943 le premier Prix Ars de la photographie pour une collection de portraits qu’il avait réalisés. Dans un texte rédigé à cette occasion, le poète et sculpteur Takamura Kôtarô a écrit : « Il y a quelque chose d’étrange chez Domon Ken. Son objectif semble capable de sonder les couches les plus profondes des gens et des choses. »
À mesure que s’intensifiait la Seconde Guerre mondiale, les contraintes subies par Domon dans son travail de photo-journaliste se sont inexorablement renforcées. Au cours de cette période difficile, Domon s’est attaché à photographier le théâtre de marionnettes bunraku et s’est mis à prendre des photos au temple Murô-ji, dans la préfecture de Nara. C’est à peu près à la même époque qu’il s’est lancé dans une série de portraits d’écrivains et d’intellectuels comme Kawabata Yasunari et Umehara Ryûzaburô, qui allaient entrer dans la collection Fûbô (visages), publiée en 1953.
Un réalisme « sans aucune mise en scène »
Le 15 août 1945, la longue guerre a pris fin — et, avec elle, la période de patiente docilité traversée par Domon. Désireux de trouver un moyen d’utiliser la photographie pour faire face aux changements sociaux et aux turbulences de l’après-guerre, il se lança alors dans une série de projets ambitieux et dynamiques. À partir de janvier 1950, Domon a travaillé pour la revue photographique Kamera en tant que juge sur la page des envois des lecteurs. « Je dédie toute ma foi, mon expérience et ma sincérité à la cause de l’aide à l’intégration de la photographie au sein de la société et de la culture en tant que forme indépendante d’art moderne », déclara-t-il. Et, fidèle à sa parole, Domon s’adonna sans réserve, dans chaque numéro de la revue, à l’évaluation des envois, rédigeant de longues critiques en vue d’encourager et d’éclairer les lecteurs qui avaient envoyé des échantillons de leur travail.
Cette activité participait de l’épanouissement progressif, au sein de la photographie japonaise, du mouvement qu’on allait appeler « réalisme ». Domon formula une série de thèses explicites, où il plaidait en faveur de « l’instantané absolu, sans aucune mise en scène » et pour « une connexion directe entre l’appareil-photo et le sujet ». Dans tout le pays, les photographes ont répondu à son appel. Parmi ceux que Domon a inspirés et qui, par la suite, ont brillamment réussi, figuraient des grands noms comme Kijima Takashi (1920-2011), Tômatsu Shômei (1930-2012) et Kawada Kikuji (1933-).
C’est à peu près à cette époque que Domon a commencé à se dire qu’il devait trouver sa propre approche du réalisme et l’exprimer dans sa pratique de photographe. En 1955, il braqua son objectif sur les enfants des rues du shitamachi, le quartier traditionnel des classes laborieuses de Tokyo, où il vivait, et publia ces images sous le titre Kôtô no kodomo (Les enfants de Kôtô). Mais il ne fut pas satisfait des résultats et, en juillet 1957, il commença à effectuer des voyages à Hiroshima.
De juillet à novembre 1957, Domon s’est rendu à six reprises à Hiroshima, où il a passé en tout 36 jours à faire des interviews et des photos « comme un possédé » sur le site de diverses institutions telles que l’Hôpital des rescapés de la bombe atomique et des écoles destinées aux orphelins de la guerre, aux enfants ayant des besoins spéciaux et aux aveugles. Même après que les projets pour son livre Hiroshima (publié en 1958) eurent abouti, Domon a effectué près de dix allers et retours supplémentaires entre Tokyo et Hiroshima, et pris un total de 5 800 négatifs. Il en tira 800 images, dont il ne retint que 171 pour figurer dans le livre. Ces clichés parfois choquants étaient le fruit d’un travail d’amour, dans lequel Domon avait investi toute son énergie et tout son talent.
Le livre remporta un immense succès au Japon et à l’étranger. Les images rendaient pleinement l’impact de l’œil implacable de Domon lorsqu’il avait le regard braqué sur ses sujets, au nombre desquels figuraient une opération en vue de greffer de la peau sur le cuir chevelu d’un patient et des sœurs jumelles à l’école Meiseien pour les aveugles.
En décembre 1959, il passa plus de deux semaines à l’intérieur et aux alentours de la mine de Chikuhô, dans la préfecture de Fukuoka, au sud-ouest du pays. L’idée était de capturer la vie des mineurs et de leurs familles pour faire un livre de photos alors même que le passage du charbon au pétrole entraînait la fermeture de nombreuses mines. L’ouvrage Hiroshima avait été un produit de luxe, très coûteux, avec un prix de vente de 2 300 yens à une époque où le salaire mensuel moyen d’un employé de bureau se situait aux alentours de 16 000 yens. Pour son projet suivant, Domon était déterminé à faire les choses différemment. Chikuhô no kodomo-tachi (Les enfants de Chikuhô) fut imprimé sur un papier grossier, publié dans une édition à bon marché et vendu à 100 yens l’exemplaire. Ce recueil, consacré à des photos de sœurs vivant avec leur père dans une cabane délabrée, s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires et a même donné lieu à un film.
Santé défaillante, ambition inébranlable
Le voyage à Chikuhô marqua un grand tournant dans la vie de Domon. Peu après avoir mené son projet à terme, il perdit connaissance, victime d’une hémorragie cérébrale, et fut contraint de se plier à une longue période de repos et de récupération. À l’issue d’un exténuant programme de rééducation, il retrouva l’usage de ses jambes, mais il n’était plus en mesure de satisfaire la passion dévorante des voyages et de la photographie qui avait imprégné sa carrière avant ses problèmes de santé.
Avant de tomber malade, Domon avait commencé à travailler sur une série de photos destinées à être publiées en feuilleton dans Camera Mainichi sous le titre de « Koji junrei » (Pélerinages aux temples anciens). L’idée d’explorer les racines de la culture japonaise en photographiant les vieux temples et les sculptures bouddhistes était présente à l’esprit de Domon dès avant la guerre. La perte de sa force physique et de son autonomie ne lui a pas laissé d’autre choix que de focaliser bon gré mal gré son énergie sur la série consacrée aux temples. Ce dut être un déchirement pour lui que de ne plus être en mesure de monter en première ligne en quête d’images évoquant des questions sociales brûlantes.
En dépit de sa mobilité réduite, Domon s’interdit de céder au découragement. Armé d’une volonté inébranlable, il persévéra dans son travail de prise de vues destinées à sa série consacrée aux temples anciens. Suite à une seconde hémorragie cérébrale, il fut contraint d’embaucher des assistants pour le pousser dans un fauteuil roulant et le porter en haut des montagnes pour qu’il puisse continuer à prendre ses photos. De nombreuses anecdotes témoignent que la détérioration de sa santé n’a en rien entamé son attitude rébarbative et son refus du compromis en ce qui concernait son travail. Alors qu’il s’apprêtait à prendre des photos de la Tour est du Yakushi-ji, à Nara, en dépit de l’obscurité envahissante, il se mit en colère et réprimanda ses assistants pour le scepticisme que leur inspirait sa décision de continuer à prendre des photos dans cette situation défavorable : « Les fichues photographies ne sortent pas pour la simple raison que vous ne croyez pas qu’elles sortiront ! »
Malgré sa santé défaillante, Domon resta à la hauteur de sa réputation de « démon de la photographie ».
Les séries de Domon publiées sous le titre « Pèlerinages aux temples anciens » ont fini par constituer cinq volumes. Le premier, composé de photos de temples anciens des environs de Nara et d’Asuka, dont le Hôryû-ji, le Chûgû-ji et le Yakushi-ji, est sorti en 1963 ; le cinquième et dernier volume a été publié en 1975. Ce grand projet constitue vraiment l’œuvre de toute une vie. Les gros plans que Domon a réalisés en ayant recours à une technique particulière, qui fait appel à la précision et à la puissance d’expression des appareils photos de grand format et à l’usage répété du flash pour exprimer la dynamique des jeux de la lumière et de l’ombre, sont imprégnés d’une énergie et d’une vigueur exceptionnelles, et capturent les moindres détails des images et des temples bouddhiques d’une façon qui demeure inégalée.
L’appétit de Domon pour la photographie est resté insatiable jusqu’au bout. En 1978, une fois achevé son projet concernant les pèlerinages, il parvint enfin à photographier le temple Murô-ji sous la neige, satisfaisant ainsi une ambition qu’il nourrissait depuis 40 ans. Mais en septembre 1979, il subit une troisième hémorragie cérébrale et passa le reste de sa vie à l’hôpital. Il décéda en 1990, à l’âge de 80 ans.
Domon Ken estimait qu’il était de son devoir de documenter les réalités sociales et de les porter à l’attention du public via son travail de photo-journaliste. Dans le même temps, il continua tout au long de sa vie à examiner ce que voulait dire « être japonais », à se demander quelle était l’essence de la culture japonaise. Dans un essai sur « Les choses que j’aime », publié en 1971 dans une édition de Koji Junrei, il a écrit ceci :
« Parce que j’ai passé tellement de temps ces dernières années à voyager de temple en temple et à photographier des images bouddhiques, les gens se demandent parfois sardoniquement si je suis devenu une sorte de reclus bouddhiste. Mais la vérité est que, que je sois en train de prendre des photos de Hiroshima ou du Bouddha Yakushi Nyorai au Jingo-ji, mon travail relève toujours de la même affaire : un dialogue aller-retour au sein du peuple japonais — celui-là même qui a ressenti cette vitalité il y a 1 000 ans. »
Domon Ken a gardé sa foi tout au long de sa vie, et bâti sur elle un monde photographique intemporel dont la dimension épique transcende les époques.
Le musée de la Photographie Domon Ken
Le musée de la Photographie Domon Ken, premier musée japonais consacré à la photographie, a été construit pour rendre hommage à l’œuvre de Domon et abriter sa collection de 70 000 images. En 2009, le Guide Michelin du Japon lui a attribué deux étoiles.
- Adresse : Iimoriyama 2-13, Sakata-shi, Yamagata-ken
- Site Internet : http://www.domonken-kinenkan.jp/english/
(Photo de titre : « Kondô Isami et Kurama Tengu », par Domon Ken, 1955. Avec l’aimable autorisation du musée de la Photographie Domon Ken pour toutes les photos)