Hommage à William Eugene Smith, le photographe qui a révélé au monde la tragédie de Minamata

Société Santé Environnement

Doi Emiko [Profil]

Au début des années 1970, le photojournaliste américain William Eugene Smith a joué un rôle capital dans la lutte contre la pollution industrielle en révélant au monde la tragédie de Minamata, une petite ville du littoral de la préfecture de Kumamoto, au sud-ouest du Japon. Le réalisateur américain Andrew Levitas lui a consacré un film intitulé Minamata (sorti en 2020) où il est incarné par Johnny Depp. Dans les lignes qui suivent, nous rendons hommage à ce personnage hors norme avec l’aide du photographe japonais Ishikawa Takeshi qui a été son assistant de 1971 à 1974, pendant les trois années où il résidé à Minamata.

La « maladie de Minamata » fait partie des quatre grandes catastrophes sanitaires dues à une contamination de l’environnement par le cadmium, le méthylmercure ou le dioxyde de soufre qui, dans les années 1960-1970, ont mis un coup d’arrêt à la pollution industrielle jusque-là effrénée de l’Archipel. Et c’est la publication par le prestigieux hebdomadaire américain Life de 11 photographies prises à Minamata par W. Eugene Smith (1918-1978) qui a alerté le monde sur les ravages épouvantables du mercure. 

Un photojournaliste on ne peut plus engagé

William Eugene Smith est né le 30 décembre 1918 à Wichita, dans l’état du Kansas. Il s’est d’abord fait connaître pendant la Seconde Guerre mondiale en tant que photographe correspondant de guerre. Il a accompagné les marines américains d’île en île à travers l’océan Pacifique, durant l’offensive contre le Japon. Il a photographié aussi bien les troupes américaines que les prisonniers de guerre japonais et la population locale de Saipan, Guam, Iwo-jima et Okinawa, ce qui lui a valu d’être souvent censuré. En 1945, il a été très gravement blessé par un éclat d’obus pendant qu’il photographiait la bataille d’Okinawa. Rapatrié aux États-Unis, il a subi une trentaine d’opérations, et a été soumis à des soins intensifs et une rééducation qui a duré plus de deux ans.

William Eugene Smith lors d’une réunion de victimes de la maladie de Minamata (Photo prise en 1972)
William Eugene Smith (Photo prise en 1972)

De la fin des années 1940 à 1954, W. Eugene Smith a travaillé à plein temps pour l’hebdomadaire Life qui tirait à 7 millions d’exemplaires au moment de son apogée. Durant cette période, il a réalisé une série de reportages extraordinaires. En particulier Spanish Village (Un village espagnol) consacré à l’agglomération de Deleitosa, dans la province très pauvre d’Estrémadure ; Country Doctor (Un médecin de campagne) qui décrit la vie d’un médecin du Colorado ; et A Man of Mercy (Un homme plein d’humanité) où il présente le docteur, pasteur et philosophe Albert Schweitzer installé au Gabon, dans le village de Lambaréné et prix Nobel de la paix en 1952. De 1955 à 1958, W. Eugene Smith a travaillé pour Magnum Photos. Entre 1957 et 1965, il s’est beaucoup intéressé au jazz et il a fait une quantité considérable de photographies et d’enregistrements sur ce thème.

Quand il a entendu parler de la contamination par le mercure de Minamata, William Eugene Smith avait déjà franchi le cap de la cinquantaine.  En 1971, il est allé s’installer dans cette petite ville côtière de l’île de Kyûshû, au sud-ouest du Japon, en compagnie de son épouse américaine d’origine japonaise Aileen Mioko Smith, elle aussi photographe. Il a passé trois années sur place avec la ferme intention de révéler au grand jour le scandale qui s’y déroulait. Le 2 juin 1972, le magazine Life a publié un reportage intitulé Death-Flow from a Pipe (Les rejets mortels d’une canalisation) qui montrait ouvertement à ses innombrables lecteurs américains et du reste du monde la situation désespérée des victimes de la catastrophe écologique de Minamata. Et en 1975, le livre du couple Smith intitulé Minamata, Words and Photographs (Minamata, des mots et des photographies) a eu un succès encore plus retentissant. D’autant que W. Eugene Smith venait d’obtenir le prix Robert Capa (1974) pour ce même ouvrage. 

À gauche : une partie des 11 photos de William Eugene Smith publiées en juin 1972 par l’hebdomadaire américain Life. Avec un titre particulièrement éloquent : « Les rejets mortels d’une canalisation ». À droite : la couverture de Minamata, Words and Photographs (Minamata, des mots et des photographies), de William Eugene Smith et Aileen Mioko Smith, prix Robert Capa 1974, publié en 1975 par Holt Rinehart and Winston.
À gauche : une partie des 11 photos de William Eugene Smith publiées en juin 1972 par l’hebdomadaire américain Life. Avec un titre particulièrement éloquent : « Les rejets mortels d’une canalisation ». À droite : la couverture de Minamata, Words and Photographs (Minamata, des mots et des photographies), de William Eugene Smith et Aileen Mioko Smith, prix Robert Capa 1974, publié en 1975 par Holt Rinehart and Winston.

Minamata, emblème  tragique de la pollution industrielle au XXe siècle

De 1932 à 1966, l’usine pétrochimique de Shin Nihon Chisso Hiryô (ci-après Chisso) a déversé directement dans la baie de Minamata des déchets industriels non traités contenant des métaux lourds, et en particulier du méthylmercure, un catalyseur qui a la caractéristique de s’accumuler facilement dans la chair des poissons et des crustacés. La population locale, en particulier les pêcheurs, qui consommait une grande quantité de produits de la mer a de ce fait été victime d’une très grave intoxication au mercure. Celle-ci s’est manifestée principalement sous la forme de pathologies neurologiques. Troubles de la sensibilité, altération de la parole, perte de la coordination des membres, paralysie, convulsions, tremblements, altération de la vue et de l’ouïe… La plupart de ces affections se sont avérées irréversibles et elles ont bien souvent provoqué la mort de leurs victimes. Une des conséquences les plus tragiques de la pollution au mercure de Minamata a été la contamination in utero, dans le ventre des femmes enceintes, où le méthylmercure après avoir traversé le placenta, s’est accumulé dans les fœtus et a provoqué des malformations congénitales.

Le premier cas de « maladie de Minamata » a été diagnostiqué en 1956. Et en 1959, il a été attribué à une intoxication par le mercure. Des membres de l’équipe scientifique de la firme Chisso ont par ailleurs confirmé la relation entre les rejets de l’usine de Minamata et les symptômes neurologiques observés dans la population locale. Mais l’usine pétrochimique a préféré étouffer l’affaire, nier toute responsabilité et continuer, comme si de rien n’était, de déverser des effluents toxiques dans la mer. Outre les souffrances physiques qu’on leur a infligées, les victimes de la maladie de Minamata ont ainsi été sacrifiées sur l’autel de la haute croissance économique. Qui plus est, elles ont fait l’objet de critiques et d’intimidations en tous genres pendant des années. En 1968, le gouvernement japonais a toutefois fini par reconnaître la responsabilité de l’usine Chisso. Du coup, la quête des victimes pour obtenir réparation est entrée dans une nouvelle phase.

« La canalisation de la Mort ». Entre 1932 et 1968, l’usine pétrochimique Chisso de Minamata a rejeté directement et sans discontinuer dans la baie de Minamata des effluents hautement toxiques contenant notamment du méthylmercure qui a pollué la chaîne alimentaire des pêcheurs et rendu gravement malades des milliers de personnes. (Photo prise en 1972)
« La canalisation de la Mort ». Entre 1932 et 1968, l’usine pétrochimique Chisso de Minamata a rejeté directement et sans discontinuer dans la baie de Minamata des effluents hautement toxiques contenant notamment du méthylmercure qui a pollué la chaîne alimentaire des pêcheurs et rendu gravement malades des milliers de personnes. (Photo prise en 1972)

Mais à ce jour, à peine 2 200 personnes sur les quelque 17 000 qui se sont manifestées ont été officiellement reconnues comme atteintes de la maladie de Minamata provoquée par les rejets toxiques de la firme Chisso. Ces chiffres ne tiennent bien entendu pas compte de toutes les victimes de la pollution qui en sont mortes avant de pouvoir faire valoir leurs droits ou y ont renoncé pour une raison ou pour une autre.

Suite > L’arrivée providentielle de William Eugene Smith à Minamata

Tags

environnement société maladie santé

Doi EmikoArticles de l'auteur

Rédactrice, éditrice et coordinatrice à Nippon.com. Elle a auparavant travaillé pour le bureau de Tokyo du groupe de presse américain spécialisé dans les journaux et les publications Internet Knight Rider (racheté en 2006 par l’entreprise de presse écrite américaine McClatchy Company).

Autres articles de ce dossier