La situation actuelle des yakuza
Le tueur en série de Zama : un monstre issu des ténèbres de Kabuki-chô
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Une activité basée sur la séduction
« C’est effrayant de penser à quel point il était gentil et chaleureux ». Les femmes qui ont côtoyé le tueur en série de Zama ont toutes fait des déclarations similaires.
Pendant plusieurs années, Shiraishi Takahiro, un Japonais de 27 ans, a racolé des filles pour Kabuki-chô, le quartier des plaisirs le plus important de Tokyo. Depuis la découverte macabre faite par les policiers dans son appartement de Zama, les médias ont recueilli de nombreux témoignages à son sujet auprès de recruteurs et de personnes impliquées comme lui dans l’industrie du sexe, y compris des hôtesses ayant partagé sa vie ou vécu sous son toit. Comment expliquer un pareil décalage entre l’homme « gentil et chaleureux » décrit par celles qui l’ont connu de près et la brutalité incroyable de ses crimes ?
« Je comprends très bien pourquoi elles disent toutes la même chose », explique le patron d’une agence de recrutement d’hôtesses de Tokyo. « Le travail du recruteur ne se limite pas à présenter des filles à un établissement. Il leur sert aussi de manager et de conseiller, notamment pour négocier leur rémunération et trouver les clients adéquats du point de vue financier. Et il reste en relation avec elles jusqu’à ce qu’elles cessent ce genre d’activité. À l’heure actuelle, les hôtesses ont tendance à vouloir gagner un maximum d’argent et à toujours chercher un meilleur endroit. Elles ont donc davantage confiance dans les racoleurs que dans les gens avec qui elles travaillent. Et il n’est pas rare qu’au fil de leurs conversations avec leur recruteur, leurs rapports se transforment en relation amoureuse. »
Autrement dit, les racoleurs ont tout intérêt à se montrer aimables avec les femmes sur lesquelles repose leur activité.
Un recruteur déjà condamné à de la prison avec sursis
La perquisition effectuée le 30 octobre 2017 dans l’appartement de Zama, dans la préfecture de Kanagawa, a révélé la présence des corps décapités et démembrés de huit femmes et un homme âgés de 15 à 26 ans. Le lendemain, l’occupant des lieux, Shiraishi Takahiro, a été inculpé de destruction de cadavres. Et à la date du 13 février 2018, il avait déjà fait l’objet de sept nouvelles inculpations. La police a réuni suffisamment de preuves pour l’accuser de six assassinats et elle continue son enquête en ce qui concerne les trois autres victimes.
Shiraishi Takahiro est originaire de Zama. À partir de l’âge de 25 ans, il a vécu dans le quartier d’Ikebukuro, à Tokyo et il a surtout travaillé en tant que recruteur d’hôtesses pour Kabuki-chô. Certains affirment qu’il abordait les filles avec beaucoup de tact, alors que selon d’autres, il avait mauvaise réputation. En février 2017, huit mois avant la découverte de ses crimes, cet homme avait été arrêté pour avoir présenté des femmes à un salon de massage érotique en sachant que celui-ci exploitait ses employées en tant que prostituées. Il a été condamné pour ces faits à 14 mois de prison avec sursis assortis de 3 ans de mise à l’épreuve. Shiraishi Takahiro est alors retourné à Zama. Au mois d’août, il a loué le logement où il a perpétré les abominables forfaits qui ont épouvanté le Japon.
Les différents types de recruteurs
On peut classer les recruteurs en trois groupes suivants qu’ils sont indépendants, qu’ils travaillent pour un cabaret ou un établissement de plaisir, ou qu’ils sont employés par une agence. Shiraishi Takahiro faisait partie de la troisième catégorie, la plus importante, celle qui régente « l’avenue du racolage » menant de la gare de Shinjuku à Kabuki-chô. Les agences de recrutement se sont soigneusement réparti les lieux en délimitant leur territoire respectif. Chacune d’elles est censée cantonner ses activités au bloc qui lui est imparti. Les rabatteurs sont rémunérés uniquement à la commission et ce qu’ils touchent dépend du type d’établissement concerné, les bars à hôtesses (kyabakura ou cabarets-clubs), les salons de massage érotique avec bain « soapland » ou sans bain « fashion health »...
Les cabarets-clubs paient leurs recruteurs en un seul versement dont le montant varie en fonction de l’apparence physique, de l’expérience et du succès des filles qui sont classées en quatre catégories S, A, B ou C. Une agence gagne entre 50 000 (environ 377 euros) et 200 000 yens (environ 1 507 euros) par hôtesse et un rabatteur, 60 à 70 % de ce montant. Le paiement intervient en général au bout du dixième jour de travail de la nouvelle recrue.
Dans les établissements offrant des prestations à caractère sexuel comme les salons « soapland » ou « fashion health », les choses sont un peu différentes. L’agence de recrutement et le racoleur perçoivent automatiquement 10 à 15 % des revenus de la masseuse tant que celle-ci continue à exercer sur place. Ce système est le même que pour les films pornographiques à ceci près que la maison de production verse au total 40 à 50 % du salaire de l’actrice à l’agence et au rabatteur. Si celle-ci devient une vedette, elle assure à son découvreur de gros profits pendant un certain temps.
Mais à l’heure actuelle, la majorité des recruteurs sont forcés de revoir leurs ambitions à la baisse. Si un petit nombre d’entre eux arrive à se faire autour de 300 000 yens (environ 2 260 euros) par mois, la plupart doivent se contenter de 200 000 yens (environ 1 507 euros). Par ailleurs, les frais engagés pour convaincre les filles en les invitant au café ou au restaurant sont entièrement à leur charge. D’après le patron d’une agence de recrutement, « les racoleurs sont pris dans une spirale infernale. Ceux qui gagnent de l’argent continuent à en ramasser de plus en plus alors que ceux qui sont dans le cas inverse ne cessent de s’enfoncer. »
Le nouveau visage de Kabuki-chô
Kabuki-chô doit son nom (littéralement « quartier du kabuki ») à un projet d’y construire un théâtre de kabuki n’ayant jamais abouti. Entièrement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, il est réapparu sous la forme d’un quartier de plaisirs rempli de bars, de restaurants et de boîtes de nuit. L’endroit est devenu si mal famé que les autorités ont dû intervenir à plusieurs reprises et contrôler sévèrement les activités des racoleurs notamment par des arrêtés municipaux. L’an 2000 a constitué un tournant décisif dans l’histoire de ce quartier. La préfecture de Tokyo, avec à sa tête Ishihara Shintarô – gouverneur de 1999 à 2012 –, a en effet procédé à une grande opération de nettoyage de Kabuki-chô incluant l’installation de caméras de surveillance, la fermeture des boîtes de nuit illégales, l’expulsion des membres de la mafia japonaise (yakuza) et la répression des agissements des rabatteurs. Du coup, le quartier a changé de visage, en particulier en termes de sécurité.
À partir d’avril 2005, la ville de Tokyo a pris de nouveaux arrêtés visant notamment les activités illicites de Kabuki-chô. Les rassemblements le long des rues ont été interdits et de nombreux établissements non conformes ont été contraints de limiter les prestations offertes à leurs clients et de contourner la loi pour pouvoir continuer à faire prospérer leur commerce.
Dans le même temps, il est devenu impossible pour les organisations criminelles japonaises (bôryokudan) et étrangères d’agir ouvertement. Les lois et les décrets contre le crime organisé ont été accompagnés de mesures destinées à mettre fin au racket exercé par les groupes mafieux sur les établissements des quartiers chauds. La police s’est aussi efforcée de chasser les gangs étrangers, ce qui a provoqué la fermeture de nombreux clubs appartenant à des Chinois et des Coréens.
Les mesures répressives contre les yakuza et les organisations mafieuses étrangères ont laissé un vide qui a entrainé l’apparition d’un nouveau type de bandes de délinquants, les hangure, beaucoup moins structurées et donc plus difficiles à repérer.
Une prolifération soudaine de rabatteurs d’un nouveau genre
Mais en dépit des mesures draconiennes prises par les autorités depuis l’an 2000, le nombre des racoleurs n’a fait qu’augmenter. « Au moment où les nouveaux arrêtés contre les nuisances sont entrés en vigueur, on a assisté à une prolifération des rabatteurs provoquée en grande partie par un manga », déclare le patron d’une agence de recrutement. Cette bande dessinée, intitulée Shinjuku Swan : Kabuki-chô scout survival, écrite et dessinée par Wakui Ken, a eu un énorme succès. Publiée à partir de 2005, elle a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques en 2015 et 2017. Elle relate l’histoire d’un jeune japonais sans argent ni travail qui finit par devenir recruteur d’hôtesses.
« Les agences de recrutement se sont alors rapidement multipliées et l’ambiance du quartier a complètement changé. La plupart des nouveaux rabatteurs étaient des poseurs sans consistance qui voulaient juste porter un complet et avoir un travail où être en contact avec des filles. Depuis quelques temps, ils s’habillent de façon plus décontractée pour pouvoir contourner la loi en faisant semblant de les draguer. Mais dans le monde où ils évoluent, très peu d’entre eux – pas même un sur dix – ont des chances de s’en sortir, à l’instar des yakuza et des “hôtes”, des jeunes gens qui offrent leur compagnie aux clientes dans les clubs spécialisés “host clubs”. Il y a donc un roulement constant parmi eux, avec chaque jour de nouvelles têtes. Ce sont des gens souvent extravagants, énervés ou profondément perturbés qui finissent tôt ou tard par créer des problèmes », précise le patron de l’agence de recrutement.
Les gens qui travaillent dans ce secteur avouent qu’ils sont préoccupés par la prolifération du nombre des individus bizarres chez les recruteurs. D’après l’un d’eux, en relation avec un club de Kabuki-chô, « c’est une tendance qu’on observe partout dans le monde de la nuit. Beaucoup sont des consommateurs assidus de marijuana et des substances à la limite de la légalité. Ils ont l’air apparemment normaux et puis tout d’un coup, ils se mettent à pousser des cris étranges ou à agresser une des filles du club, comme s’ils avaient complètement perdu la raison. Quand ils cessent leurs activités, on n’entend en général plus jamais parler d’eux. »
Des racoleurs reconvertis en « hommes au foyer »
Outre qu’il attire des individus dangereux, le travail de racoleur n’est plus aussi lucratif qu’il a été. Un des moyens de s’en sortir consiste à nouer une « relation amoureuse » avec les filles recrutées pour pouvoir encore mieux les manipuler. Ce type de comportement qui relève du proxénétisme, était jusqu’à présent considéré comme peu orthodoxe et même tabou dans ce milieu. Mais à en croire le membre d’un gang de Kabuki-chô, « ces derniers temps, c’est ce que tout le monde recommande de faire ».
« Les agences de recrutement d’hôtesses sont plus nombreuses que jamais et les offres d’emploi en ligne se multiplient, si bien que les filles changent régulièrement d’établissement. Les patrons des clubs sont donc les premiers à encourager les recruteurs à séduire leurs recrues pour qu’elles ne leur échappent pas. Mais ce type de relations peut aussi poser d’autres problèmes.
Beaucoup de rabatteurs continuent à travailler tout en vivant aux crochets de leur bonne amie. « Mais à l’heure actuelle, on ne trouve plus de femme qui accepte de se vendre pour son chéri. Les recruteurs finissent donc par se transformer en “hommes au foyer” chargés de faire le ménage, la lessive, de promener le chien et de servir de chauffeur », ajoute le patron de l’agence de recrutement.
« Et ce n’est pas tout ! Ils doivent aussi répondre à ses clients sur la messagerie LINE, gérer ses courriels professionnels et ses comptes sur les réseaux sociaux, et mettre en ligne une photo de petit déjeuner qui fasse bonne figure sur Instagram, en donnant l’impression que tout cela vient d’elle. Depuis quelques temps, la vie des recruteurs a pris une tournure vraiment singulière ! »
Kabuki-chô a indéniablement évolué à cause des règlements draconiens appliqués par les autorités. Mais il n’en a pas moins réussi à rester le quartier de plaisir le plus célèbre de l’Archipel. Et le monde ténébreux qu’il abrite continue plus que jamais d’exercer son pouvoir de fascination et d’attirer toutes sortes d’individus plus ou moins dangereux, comme le tueur en série de Zama.
(Reportage et texte de Power News. Photo de titre : l’entrée du quartier du Kabuki-chô la nuit, à Tokyo. Pixta)