Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Quand les oies sauvages atteignent le Japon…

Société

Ishi Hiroyuki [Profil]

Les oies sauvages au Japon faisaient autrefois partie de l’environnement ordinaire des habitants de l’Archipel, mais une chasse inconsidérée à la fin du XIXe siècle et l’industrialisation croissante fit drastiquement baisser leurs effectifs. Penchons-nous sur l’évolution de ces oiseaux migrateurs à travers différentes périodes de l’histoire japonaise.

Les oies omniprésentes au Japon

En japonais, le mot gan ou kari ne sert pas à désigner une espèce spécifique ; c’est un terme général qui englobe tous les membres de la famille des oies. Il en existe 14 espèces connues à travers le monde, parmi lesquelles 9, dont l’oie rieuse (Anser albifrons), l’oie des moissons (A. fabalis), la bernache de Hutchins (Branta hutchinsii) et la bernache cravant (B. bernicla), ont été observées au Japon. Environ 90 % des oies qu’on peut voir dans l’Archipel sont des oies rieuses ; toutes y séjournent en hiver, arrivant en septembre pour rester jusqu’en mars.

La couleur dominante du plumage de l’oie rieuse est le marron foncé, nuancé de gris. Sa taille est intermédiaire entre celle du colvert et celle du cygne. Son nom anglais (« white-fronted goose ») vient de son front blanc. C’est un oiseau familier depuis les temps anciens, qui apparaît fréquemment dans les contes et légendes, la poésie, la littérature et le folklore japonais. Peint sur de nombreux paravents, il constitue aussi un motif populaire des armoiries familiales.

L’oie rieuse. Oiseau migrateur, ses zones de reproduction se trouvent dans les territoires du cercle arctique, au Groenland, au Canada, en Alaska et en Sibérie, et elle hiverne dans les régions tempérées d’Europe, d’Amérique du Nord, du Japon et d’ailleurs. C’est le membre le plus connu de la famille des oies. (Illustration : Izuka Tsuyoshi)

Mentionnée dans 80 poèmes du Man’yôshû, une anthologie de poésie japonaise du VIIIe siècle, l’oie rieuse se classe en seconde position, juste derrière le coucou. Les annales officielles du shogunat d’Edo (1603-1867), qui fournissent des informations détaillées sur les chasses du shogun, nous apprennent que les prises d’oies de différents types se sont élevées à 467, un nombre supérieur à celui des grues ou de tout autre oiseau.

La chair des oies est appréciée depuis longtemps, et on a trouvé des os d’oie dans des amas de coquillages de la période préhistorique Jômon. À partir des époques de Nara (710-794) et de Heian (794-1185), la viande d’oie est devenue un luxe réservé aux classes privilégiées de la cour impériale et de l’aristocratie. Le shogunat d’Edo a interdit pendant un certain temps la consommation d’oiseaux sauvages, mais la viande d’oie n’en a pas moins conservé sa réputation de met succulent. Les moines bouddhistes, qui n’avaient pas le droit de manger de la viande, fabriquaient un substitut appelé ganmodoki, mot qui signifie littéralement « pseudo-oie ». Cette création à base de tofu frit additionné de légumes finement émincés est aujourd’hui un ingrédient essentiel de l’oden, une potée hivernale aux vertus réchauffantes. Une théorie veut que le ganmodoki ait été conçu pour avoir un goût d’oie, ce qui témoigne de la haute considération dont jouissait la chair de cet oiseau.

En 1734, le huitième shogun, Tokugawa Yoshimune, a chargé le botaniste Niwa Shôhaku d’effectuer un recensement de tous les animaux et minéraux présents sur l’ensemble du territoire japonais. Les résultats de cette étude ont été publiés dans le Kyôhô-Genbun shokoku sanbutsuchô(Registre Kyôhô-Genbun des productions des provinces). Le manuscrit original a disparu, mais l’historien de l’agriculture Yasuda Ken en a restitué le contenu à partir de copies conservées dans les domaines féodaux et les régions. L’éclairage que jette son ouvrage sur la distribution des plantes et des animaux sauvages à travers le territoire du Japon d’alors nous laisse imaginer la luxuriance de la vie sauvage du Japon de l’époque d’Edo.

Le registre reconstitué couvre environ 40 % de l’Archipel, et les plantes et les animaux recensés par les domaines féodaux et les terres du shôgun ont fait l’objet d’un inventaire méticuleux, accompagné d’illustrations. On y apprend, par exemple, que le cafard (gokiburi en japonais courant) a été signalé par le domaine de Satsuma sous le nom local d’amame, ou que les loups rodaient dans diverses régions, depuis le Tôhoku jusqu’à l’île de Kyûshû, et que la loutre japonaise, aujourd’hui frappée d’extinction, était présente sur tout le territoire.

En dehors de certaines régions où le registre n’a pas survécu, les documents nous informent qu’on trouvait des oies pratiquement dans tous les endroits du Japon. C’étaient en fait des oiseaux ordinaires que l’on voyait partout.

Utagawa Hiroshige, « Pleine lune à Takanawa », tirée de la série Vues célèbres de la capitale de l’Est. (Collection du Musée mémorial d’Ôta)

Le roman Gan (L’oie sauvage dans la traduction française) de Mori Ôgai (1862-1922) se déroule aux alentours du quartier Hongô à Tokyo. Publié pour la première fois sous forme de feuilleton en 1911-1913, il raconte l’histoire d’un amour fugace entre le héros, étudiant en médecine à l’Université de Tokyo, et une belle femme contrainte de devenir la maîtresse d’un usurier pour pourvoir aux besoins de ses parents sombrés dans la misère. Dans un épisode du roman, le héros lance dans la mare de Shinobazu du parc d’Ueno une pierre qui atteint accidentellement une oie et la tue. À travers la description que nous donne Ôgai des oiseaux effectuant des va-et-vient à la surface du lac, nous apprenons qu’il y a cent ans l’oie rieuse vivait en plein centre de la capitale.

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Ishi HiroyukiArticles de l'auteur

Journaliste et scientifique spécialisé dans l’environnement. Après un bref passage au comité de rédaction du Asahi Shimbun, il a été consultant principal pour le Programme des Nations unies pour l’environnement à Nairobi et à Bangkok. Il a également occupé des chaires d’enseignement supérieur dans les instituts de hautes études des Universités de Tokyo et de Hokkaido, été ambassadeur du Japon en Zambie et conseiller auprès de l’Agence japonaise de coopération internationale et des conseils d’administration du Centre régional de l’environnement pour l’Europe centrale et orientale (CRE) à Budapest, ainsi que de la Société ornithologique du Japon. Auteur de divers ouvrages, dont Chikyû kankyô hôkoku (Rapport sur l’environnement mondial), Kilimandjaro no yuki ga kiete iku (La disparition des neiges du Kilimandjaro) et Watashi no chikyû henreki – Kankyô hakai no genba o motomete (Mes voyages à travers le monde pour étudier la destruction de l’environnement).

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