Histoire de l’environnement japonais à l’époque moderne

Le mont Fuji et le fleuve Sumida : la renaissance de l’environnement japonais

Vie quotidienne

Ishi Hiroyuki [Profil]

L’auteur s’est lancé dans la carrière de journaliste scientifique au moment même où le Japon entrait dans une ère de lourde pollution industrielle. Ses premières investigations ont porté sur la pollution industrielle au Japon, mais le champ de sa recherche environnementale s’est rapidement élargi, jusqu’à couvrir 130 pays. Après avoir consacré de nombreuses années à dresser le bilan de la dégradation de l’environnement mondial, l’auteur tourne de nouveau son attention vers le Japon pour nous.

Des lâchers de saumons dans la Sumida

Avec ses quelque 3,3 millions de riverains, le fleuve Sumida, qui traverse du nord au sud les quartiers centraux de l’est de Tokyo, est un fleuve urbain unique en son genre. Dans mes souvenirs, le fleuve est inséparablement lié aux grands feux d’artifice estivaux. Le Festival des feux d’artifice de la Sumida était un événement estival annuel auquel ma famille ne manquait jamais d’assister. À l’époque, ce grand spectacle s’appelait Ryôgoku no kawabiraki – « Ouverture de la rivière à Ryôgoku », un quartier situé sur la rive orientale du fleuve.

Le festival des feux d’artifice remonte à l’époque d’Edo (1603-1868), quand la Sumida, avec ses bateaux de loisir et ses rives bordées de kiosques vendant de la nourriture et des boissons, était un terrain de jeu qui faisait le bonheur des habitants de Tokyo (alors nommée Edo), comme en témoignent de nombreuses estampes datant de cette époque. La Sumida, qui était aussi une voie fluviale importante pour le transport des marchandises à destination de la ville, constituait un axe essentiel de l’économie et de la vie d’Edo.

À peu près à la même époque, en Europe, on ne pouvait pas s’approcher des rivières urbaines, réduites à l’état de fosses de vidange à l’odeur nauséabonde. À Londres, la puanteur de la tamise est devenue si grave pendant l’été 1858, année de la « grande puanteur », qu’il fallut fermer temporairement la Chambre des Communes et le tribunal situés sur les berges du fleuve.

Au début du XVIIIe siècle, Edo, métropole florissante de plus d’un million d’habitants, était l’une des plus grandes villes du monde, à l’égal de Paris et Londres. Les voyageurs étrangers de passage à Edo s’étonnaient de voir des enfants jouer et des poissons nager dans la Sumida. L’eau était propre pour la simple raison qu’on collectait les déjections humaines pour s’en servir d’engrais plutôt de les laisser s’écouler dans les rivières.

Mais cette pratique a pris fin à l’entrée du Japon dans l’ère moderne, et la propreté des rivières est elle aussi devenue une chose du passé. Dès la seconde moitié du XXe siècle, l’époque où le fleuve constituait une grande voie de transport était révolue, les transports terrestres ayant pris la relève grâce au réseau routier construit après-guerre pendant les années de croissance économique rapide. Dans le même temps, l’écoulement des égouts et des effluents industriels dans le fleuve a provoqué un déclin rapide de la qualité de l’eau. La construction de digues élevées dans le cadre de la protection contre les inondations a encore éloigné la rivière des collectivités qu’elle avait jadis desservies et, à mesure que se perdait le lien entre la population et l’environnement fluvial, le nom de la Sumida est devenu synonyme d’eaux polluées.

Le fleuve abandonné était en triste état. Dans les années 1950, la Sumida émettait des gaz délétères et ses eaux ne contenaient plus un seul poisson ni coquillage. Finalement, les pressions des riverains ont imposé la mise en place d’une commission des libertés civiles chargée de faire le bilan des risques sanitaires dus à la pollution du fleuve. La puanteur flottait au milieu de la foule rassemblée chaque année pour les feux d’artifice ; les gens devaient se pincer le nez pour contempler les gerbes de lumière déployées au-dessus de leurs têtes. À partir de 1961, l’odeur était devenue si fétide que les feux d’artifice ont été annulés. Le Festival des feux d’artifice s’était perpétué pendant plus de deux siècles, à l’exception d’une brève interruption pendant la guerre, et ce fut un choc pour les gens lorsqu’il s’est arrêté. Mais cette annulation a aussi été le déclencheur qui a incité les populations locales, les associations de quartier et les entreprises à commencer à faire quelque chose pour nettoyer la Sumida. Les digues qui s’élevaient entre les gens et le fleuve ont été partiellement démantelées et les berges ont été peu à peu restaurées. En 1988, Tokyo était couvert à 90 % par le tout à l’égout, et ce chiffre a atteint 100 % six ans plus tard. Dans le même temps, la réglementation des effluents industriels s’est durcie.

Au tournant du siècle, la qualité de l’eau du fleuve Sumida s’était nettement améliorée. Sa demande biochimique en oxygène (DBO) était pratiquement revenue à son niveau de 1970 et, au cours des trois dernières décennies du siècle, les niveaux de DBO de la Sumida ont toujours été conformes aux normes de qualité environnementale établies par le gouvernement. Quelques espèces de poissons et d’oiseaux aquatiques, certes en petits nombres, ont même réapparu, tandis que les plantes aquatiques poussaient à nouveau sur ses berges. Aujourd’hui, les ponts qui enjambent la Sumida, illuminés la nuit, sont devenus une attraction pour les touristes.

Depuis l’année 2000, la qualité de l’eau du fleuve Sumida est en constante amélioration. (Photo : Pixta)

Depuis 2012, des groupes locaux et des enfants des écoles qui souhaitent montrer que les eaux des rivières de Tokyo sont à nouveau viables relâchent régulièrement du frai de saumons dans la rivière Nihonbashi, un affluent de la Sumida. D’ici peu, les résidents locaux devraient être en mesure de proclamer que le saumon est de retour et que la Sumida est de nouveau ce qu’elle était jadis. On aurait du mal à trouver un autre pays qui ait procédé à une transformation aussi radicale de son environnement en quelques décennies. La détérioration de l’environnement mondial s’est déplacée des pays développés vers les pays en développement. À mesure qu’ils se débattent avec les problèmes environnementaux, les pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Afrique se tourneront sans doute de plus en plus vers le modèle japonais.

Note : à travers cette série d'articles, je retracerai l’itinéraire des luttes du Japon avec les problèmes environnementaux à l’époque moderne, en commençant par raconter le drame des oiseaux sauvages sauvés in extremis de l’extinction.

(D’après un original en japonais. Photo de titre : Wada Masahiro)

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Ishi HiroyukiArticles de l'auteur

Journaliste et scientifique spécialisé dans l’environnement. Après un bref passage au comité de rédaction du Asahi Shimbun, il a été consultant principal pour le Programme des Nations unies pour l’environnement à Nairobi et à Bangkok. Il a également occupé des chaires d’enseignement supérieur dans les instituts de hautes études des Universités de Tokyo et de Hokkaido, été ambassadeur du Japon en Zambie et conseiller auprès de l’Agence japonaise de coopération internationale et des conseils d’administration du Centre régional de l’environnement pour l’Europe centrale et orientale (CRE) à Budapest, ainsi que de la Société ornithologique du Japon. Auteur de divers ouvrages, dont Chikyû kankyô hôkoku (Rapport sur l’environnement mondial), Kilimandjaro no yuki ga kiete iku (La disparition des neiges du Kilimandjaro) et Watashi no chikyû henreki – Kankyô hakai no genba o motomete (Mes voyages à travers le monde pour étudier la destruction de l’environnement).

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