Les légendes vivantes du Japon

Ozawa Seiji, un chef d’orchestre au sommet du monde

Culture

Ozawa Seiji est l’un des très rares chefs qui occupent le sommet de la musique classique aujourd’hui dans le monde. Ce n’est pas l’élite musicale, mais bien la force de ses poignets associée à ses nombreuses qualités humaines qui l’y a hissé. Suivons ensemble le parcours de ce personnage au charisme exceptionnel.

[Note : Ozawa Seiji est décédé le 6 février 2024 à l’âge de 88 ans. L’article ci-dessous a été publié en juin 2018.]

Le 1er janvier 2002, quand Ozawa Seiji dirige le Concert du Nouvel An de l’Orchestre philarmonique de Vienne, il est le premier chef japonais à conduire cet événement riche de 60 ans d’histoire et retransmis en direct dans une soixantaine de pays. C’est à l’automne de cette même année qu’il prit la direction musicale de l’Opéra National de Vienne, après avoir assuré pendant près de 30 ans celle du prestigieux Orchestre symphonique de Boston, l’un des cinq plus grands orchestres américains.

Sa carrière l’a hissé au sommet de la musique classique occidentale, achèvement exceptionnel pour un Japonais, car il est le seul à avoir accompli un tel parcours, et très peu lui arrivent même à la cheville.

L’enfance « continentale »

Ozawa Seiji est né le 1er septembre 1935 à Mukden, en Mandchourie (actuellement Shenyang, en Chine), troisième fils d’Ozawa Kaisaku, issu d’une famille pauvre de paysan de la province de Yamanashi, qui était devenu dentiste à force de labeur. Il ouvrit à 23 ans un cabinet en Mandchourie, à l’époque coloniale japonaise, et y épousa Wakamatsu Sakura. La famille déménagea à Mukden quand le père s’impliqua en politique, et devint l’un des fondateurs de l’Association Concordia, un groupement politique qui visait à l’unité des différents peuples d’Asie. Son nom personnel « Seiji » est formé du caractère Sei, en hommage au général Itagaki Seishirô, que son père connaissait, et du caractère Ji, en hommage au chef d’État-major de l’armée du Kantô Ishihara Kanji. Seiji passa son enfance en Mandchourie jusqu’à l’âge de 6 ans. On peut dire que sa personnalité, assez éloignée de celle d’un Japonais, est à rechercher dans sa prime éducation continentale et le dynamisme de son père.

Ozawa n’appartenait en aucune façon à l’élite musicale. Sa première rencontre avec la musique remonte à l’âge de 5 ans, quand sa mère lui offrit un accordéon pour Noël. La famille rentra au Japon en 1941 et s’installa à Tachikawa, en périphérie de Tokyo. Puis il commença l’étude du piano à 10 ans.

Si Seiji rêva un temps de devenir pianiste, il s’y était pris de toute façon trop tard. Vint alors le mois de décembre 1949, où il assista à un concert dans le quartier de Hibiya, concert du pianiste d’origine russe Leonid Kreuzer, qui dirigeait au piano l’Orchestre symphonique du Japon (l’actuel Orchestre symphonique de la NHK). Ce fut pour Seiji un éblouissement. Et heureuse nouvelle, quand il apprit qu’un lointain parent de sa mère, Saitô Hideo (1902-1974), était violoncelliste et pédagogue, il forma le souhait de suivre son enseignement. Il était alors en 3e année de collège.

Formé sous deux grands maîtres

En 1982 avec Herbert Von Karajan, directeur musical de l’Orchestre philarmonique de Berlin (© Fujifotos/Aflo)

Décidément, la vie est faite d’une succession de rencontres. C’est en tout cas ce que l’on ressent en suivant le parcours d’Ozawa Seiji…

Saitô Hideo, qui forma tant de nombreux musiciens et chefs d’orchestre à l’université de musique Tôhô Gakuen, fut donc son premier maître. C’est également dans la classe de direction d’orchestre de Saitô Hideo qu’Ozawa fit la rencontre de Yamamoto Naozumi (1932-2002), que même les enfants au Japon connaissaient comme chef d’orchestre à la télé et compositeur du thème des films de Tora-san. C’est Yamamoto, son aîné, qui donna à Ozawa ses premières leçons de direction d’orchestre. En 1952, Ozawa entra dans la section musique du Lycée de jeunes filles Tôhô que Saitô avait contribué à créer, puis à l’université Tôhô Gakuen de cycle court en 1955. Mais il se persuada que pour étudier sérieusement la musique, il lui fallait aller à l’étranger. Yamamoto l’y encouragea en ces termes : « Si la musique est une pyramide, moi, je travaillerai à en élargir la base. Toi, va en Europe et monte jusqu’au sommet ». Ce qu’ils firent, chacun de son côté.

En février 1959, Ozawa, âgé de 23 ans, s’embarqua donc seul sur un cargo avec son scooter pour la France, où il s’était inscrit au concours de direction d’orchestre de Besançon. À vrai dire, son dossier d’inscription était parvenu au-delà de la date limite, mais grâce à un mot d’un employé de l’Ambassade des États-Unis, il fut admis à concourir, et remporta la compétition. Ce fut son premier pas vers le succès.

Le maestro Charles Münch, qui faisait partie du jury, le recommanda pour l’Orchestre de Boston, qu’il dirigea en 1960 à l’occasion du festival d’été de Tanglewood (Massachussetts). Il se fit remarquer alors par Leonard Bernstein, qui le prit comme assistant pour diriger l’Orchestre philarmonique de New York en 1961. Il fut également reçu au concours pour devenir le disciple de Herbert Von Karajan à Berlin. Et c’est ainsi qu’Ozawa Seiji se retrouva à suivre directement l’enseignement des deux plus grands chefs qui marquèrent la seconde moitié du XXe siècle, Karajan et Bernstein, parcours que certainement aucun autre chef d’orchestre du monde entier n’a suivi avant ni après lui.

« L’affaire de l’orchestre de la NHK »

Ozawa n’est pas un génie, mais un bourreau de travail. « Travailler, travailler, et encore travailler », voilà sa règle de vie. Ceux qui le connaissent le décrivent comme « l’homme le plus amical, à l’affection la plus profonde, et à la reconnaissance la plus intègre » qu’ils aient connus. C’est cette personnalité, alliée à ses efforts quotidiens, qui lui a mis les bonnes personnes sur son chemin.

Néanmoins, le vent ne lui fut pas aussi favorable au Japon. En 1962, Ozawa fut boycotté par l’Orchestre symphonique de la NHK qui l’avait pourtant engagé. En juin, des critiques furent émises par l’orchestre, selon lequel Ozawa, alors âgé de 27 ans, était « arrogant » et « effronté ». L’année suivante, en réponse à cette « bronca », des intellectuels parmi les plus grands, des écrivains tels Ishihara Shintarô, Inoue Yasushi, Ôe Kenzaburô, Mishima Yukio, mais aussi des compositeurs comme Ichiyanagi Toshi, Takemitsu Tôru, Dan Ikuma ou Mayuzumi Toshirô, s’assemblèrent pour organiser des concerts « Écoutons la musique d’Ozawa Seiji ». Cette affaire nous montre à quel point Ozawa est un homme d’influence. Mais elle eut pour conséquence de détourner Ozawa du Japon et depuis, il ne se préoccupa que de poursuivre une carrière internationale. La figure d’« Ozawa, musicien mondial », prit naissance à ce moment.

Un autre fâcheux événement se produira en 1972 : le conglomérat Fuji Sankei se sépare de l’Orchestre philharmonique du Japon, dont Ozawa était le chef principal. Rentrant précipitamment au Japon, ce dernier ira voir jusqu’à l’empereur en personne pour essayer de sauver l’orchestre, qui fut en définitive dissout (plus exactement, au terme d’une longue bataille juridique, l’orchestre maintint une existence sous forme de groupement autogéré, aujourd’hui une fondation d’intérêt public). Ozawa fonda alors avec Yamamoto Naozumi le nouvel Orchestre Philharmonique du Japon, qui fut longtemps le seul orchestre japonais qu’Ozawa accepta de diriger.

Au sommet du monde de la musique classique

Ozawa entama une ascension fulgurante dès l’année suivant « l’affaire de l’Orchestre symphonique de la NHK », en 1963, lorsqu’il dirigea au pied levé l’Orchestre symphonique de Chicago pour le festival de Ravinia. Devant le succès qu’il remporta alors, le festival le nomma directeur musical dès l’année suivante, jusqu’en 1968. En 1965, il fut nommé chef principal de l’Orchestre symphonique de Toronto, poste qu’il occupa jusqu’en 1969. En 1966, il fit une première apparition au festival de Salzbourg, et fut régulièrement invité à y diriger depuis, ainsi que par le Philharmonique de Vienne et le Philharmonique de Berlin. Dans les années 70, il prit les rênes et la direction artistique du festival de Tanglewood (qu’il ne quitta qu’en 2002), ainsi que la direction de l’Orchestre symphonique de San Francisco (jusqu’en 1976). Et en 1973, ce fut l’Orchestre symphonique de Boston qui le nomma comme directeur musical, poste qu’il devait tenir pendant 30 ans, jusqu’en 2002, une tenure extrêmement longue pour un orchestre américain.

Ozawa fit ses débuts à l’Opéra de Paris en 1979, à la Scala de Milan en 1980, à l’Opéra de Vienne en 1988, se hissant ainsi également aux sommets des opéras mondiaux. Il fut directeur musical de l’Opéra de Vienne de 2002 à 2010. Sa discographie est impressionnante, et son CD live « Concert du Nouvel An 2002 » s’est vendu à lui seul à 800 000 exemplaires au Japon (environ 1 million d’exemplaires dans le monde entier), record absolu pour un disque de musique classique au Japon. Une salle de concert porte son nom depuis 1994 à Tanglewood.

Peu à peu, Ozawa finit par accepter de revenir diriger au Japon. En 1987, il participa à la fondation de l’Orchestre Saitô kinen, en hommage à son ancien maître Saitô Hideo et composé essentiellement de ses anciens élèves. Il contribua à faire atteindre à cet orchestre un statut de niveau mondial. Le « Festival Saitô kinen à Matsumoto », dont il prit la direction générale en 1992 est devenu très couru : il a changé de nom et est devenu le « Festival Ozawa Seiji à Matsumoto » en 2014. En 1998, Ozawa dirigea la Symphonie nº 9 de Beethoven pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Nagano, qui fut diffusée sur les cinq continents. Et depuis 2000, l’« Ozawa Seiji Music Academy Opera Project » a été lancé pour former de jeunes musiciens.

Le cadeau éternel qu’offre la musique

Le chef d’orchestre est un musicien paradoxal, dans le sens où il ne produit aucun son lui-même. Les sons, eux, sortent d’un ensemble d’une centaine de musiciens professionnels avec chacun leur manière de faire. Le rôle d’un chef d’orchestre est de leur insuffler une volonté commune et leur faire déployer le meilleur de leurs capacités pour produire une musique. Aussi ce chef a-t-il besoin, au-delà d’une technique et de connaissances musicales, de qualités humaines, d’un charisme tout à fait exceptionnel. La technique de direction d’Ozawa Seiji, héritée de Saitô Hideo, est absolument remarquable. Mais c’est certainement sa personnalité et sa puissance humaine, incorporées dans sa force de travail et son expérience, qui font du maestro un personnage hors du commun.

La Symphonie nº 3 de Mahler qu’Ozawa Seiji donna à la tête de l’Orchestre symphonique de Boston le 13 février 1986 au Tokyo Bunka kaikan est pour moi le meilleur concert auquel j’aie assisté de toute ma vie. Plus de 30 ans plus tard, je me souviens encore physiquement de l’émotion intense qui fut la mienne, et que je considère depuis lors comme un cadeau éternel qu’il m’a offert. La musique d’Ozawa est ardente. Et je suis persuadé que tout le monde le ressent. Aujourd’hui âgé de 83 ans, Ozawa doit maintenant tenir compte de son état de santé. Mais je ne peux m’empêcher de souhaiter que le maestro puisse encore longtemps procurer au monde entier le cadeau de sa musique.

(Photo de titre : Ozawa Seiji dirigeant l’Orchestre philarmonique de Berlin en avril 2016 © Holger Kettner via l’Orchestre philarmonique de Berlin/Jiji Press)

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