Les légendes vivantes du Japon

Yoko Ono : artiste révolutionnaire et longtemps incomprise

Culture

Pendant de nombreuses années, la carrière d'artiste engagée de Yoko Ono a été éclipsée par l’influence qu’on lui a attribuée dans la séparation des Beatles. Mais le regard porté sur sa vie et sa carrière évolue aujourd'hui. Le critique d'art Kusumi Kiyoshi analyse dans cet article le récent regain d'intérêt pour cette légende japonaise longtemps méconnue.

John et Yoko, des âmes sœurs

En juin 2017, l'Association nationale des éditeurs de musique des États-Unis (NMPA) a annoncé que Yoko Ono serait officiellement reconnue comme co-auteure de la chanson Imagine de John Lennon sortie en 1971, conformément au souhait de l’auteur-compositeur révélé dans une interview datant de 1980.

Imagine, véritable hymne contre la guerre, invite à imaginer un monde sans paradis, enfer, religion ou pays. Cette chanson est l’une des plus célèbres compositions post-Beatles de John Lennon. Mais il ne l’a pas écrite seul : l’influence de sa femme sur les paroles n'a jamais été un secret. Au verso de l'album Imagine sorti en 1971, les mots suivants figurent au bas de la pochette :  imagine the clouds dripping. dig a hole in your garden to put them in. Yoko '63. Ceci est un exemple typique de la « peinture-instruction » de Yoko Ono.

La peinture-instruction, un genre d'art conceptuel inventé par Yoko Ono elle-même, consistait en un court texte donnant des instructions pour créer une œuvre, le plus souvent imaginaire. Elle la décrivait comme « une peinture à concevoir dans sa tête ». La plupart de ces instructions sont très proches des haïku par leur minimalisme et dans beaucoup de cas, leur irrationalité fait penser aux kôan du bouddhisme zen.

Grapefruit, une compilation de telles instructions, commence par « Brûlez ce livre après l'avoir lu » et se termine par ces quelques mots de John Lennon : « Le meilleur livre que j'ai jamais brûlé ! » Comme le montre cet échange ludique entre les deux artistes, personne ne comprenait l'art de Yoko Ono mieux que John Lennon lui-même. Ils étaient esthétiquement des âmes sœurs, en harmonie parfaite dans leur volonté de mélanger sérieux et humour. Après la séparation des Beatles, Yoko Ono est devenue la principale collaboratrice musicale de John Lennon, à la place de Paul McCartney.

Yoko Ono lors d'une conférence de presse à Tokyo, avant son concert au Nippon Budôkan du 7 octobre 2005 marquant le 25e anniversaire de la mort de John Lennon. (© Jiji)

Yoko Ono côtoie les artistes d’avant-garde

Yoko est née en 1933 dans une famille aisée de Tokyo. Son père était banquier et sa mère était la petite-fille Yasuda Zenjirô, fondateur d'un zaibatsu. Plusieurs membres de sa famille travaillaient dans le domaine de l’art. Avant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'elle est encore très jeune, elle vit plusieurs années aux États-Unis suite à la mutation de son père. Après la guerre, son père est transféré à nouveau aux États-Unis, à New York. En 1952, alors âgée de 19 ans, elle va rejoindre son père avec le reste de sa famille. Le milieu culturel dans lequel elle se retrouve, à une époque où relativement peu de Japonais ont la possibilité de vivre à l'étranger, va avoir un impact décisif sur son avenir.

Plus tard, elle fait la rencontre du compositeur Ichiyanagi Toshi, alors élève à la Juilliard School. Ils se marient en 1956, ce qui va permettre à Yoko Ono de découvrir la scène new-yorkaise d’avant-garde. Elle fait connaissance avec le compositeur John Cage et le pionnier du « happening » Allan Kaprow, et devient une passionnée d'art expérimental.

En 1960, pendant près d'un an, son loft à Manhattan n’est plus uniquement le lieu où elle habite : elle s’en sert comme galerie d'art pour jeunes artistes et comme salon où des personnalités telles que Max Ernst ou Isamu Noguchi se rencontrent et interagissent.

Au milieu des années 1970, elle rejoint Fluxus, un groupe interdisciplinaire d'artistes expérimentaux, co-fondé et coordonné par George Maciunas. Lors d'une des réunions du groupe, elle apparaît avec à ses côtés le célèbre artiste Marcel Duchamp, sous le regard ébahi des autres membres.

Yoko Ono à l'aéroport de Haneda, en août 1974. (© Jiji)

Les qualités personnelles et relationnelles de Yoko Ono, ainsi que ses talents d'organisatrice d'évènements artistiques, doivent sans doute beaucoup à l'éducation de qualité qu'elle a reçue au cours son enfance. Pendant les années 1960, c'est dans l’avant-garde new-yorkaise qu'elle met à profit ses talents multiples. Elle se focalise pendant la décennie suivante sur la musique rock, puis à partir des années 1980, son travail s’élargit et se porte sur la société dans son ensemble.

Une renommée négative mais un militantisme passionné

Malentendus et préjugés ont jeté de l'ombre sur une partie importante de la carrière de Yoko Ono. En effet, lorsqu'elle revient au Japon en 1962, elle doit faire face à une communauté artistique hostile et renfermée. Quelques années tard, sa relation avec John Lennon lui attire les foudres des fans des Beatles de toute la planète, qui l'accusent d'être la principale cause de la séparation du groupe. En outre, la presse à sensation nourrit ce ressentiment général avec des fausses rumeurs à son sujet. Bien que son nom soit devenu mondialement connu, il l’a été pendant de nombreuses années à cause de scandales sans fondement et d’une image populaire plutôt négative de l'art d’avant-garde.

La campagne publicitaire « War is Over ! If You Want It » a été lancée par John Lennon et Yoko Ono le 15 décembre 1969. (Photo : http://imaginepeace.com/warisover/)

Mais mieux vaut une mauvaise réputation que de demeurer dans l’obscurité. « John et Yoko », comme on les appelait alors, ont fait usage de leur notoriété afin de s'engager pour des bonnes causes. En tirant parti de l’appétit des médias pour les scandales, ils sont parvenus à sensibiliser, ensemble, bien plus de personnes à leur message social que Yoko Ono n'aurait pu le faire seule. Leur contribution aux efforts pour la paix durant la guerre du Vietnam reste gravée encore aujourd’hui dans la mémoire de celles et ceux qui ont connu ces années : le « Bed-in for Peace » de 1969 au cours duquel ils répondent à des interviews de journalistes dans le lit de leur chambre d'hôtel pendant leur lune de miel, la campagne publicitaire « War is Over ! If You Want It », ou encore leur chanson anti-guerre de 1971 Happy Xmas (War is Over).

Aussi bien en tant qu'artiste que militante, Yoko Ono était une personne talentueuse et visionnaire. Dès les années 1960, elle travaillait selon des principes et des pratiques qui sont désormais considérés comme universels.

Yoko Ono s'était engagée pour la diversité raciale, l'égalité des genres et le multiculturalisme bien avant que ces causes reçoivent l'attention du grand public. Le mouvement Fluxus lui-même servait de refuge pour des artistes issus de groupes minoritaires : immigrants, Afro-Américains, Asiatiques, femmes. En effet, la scène artistique new-yorkaise était, en ces jours, majoritairement dominée par des hommes blancs. Avec le temps, Fluxus (qui signifie en latin écoulement, flux) a pris de l'ampleur jusqu'à devenir une vague puissante.

« Cut Piece », une mise à nu révolutionnaire devant le public

C'est la performance artistique de 1964 Cut Piece qui a fait la renommée de Yoko Ono dans le monde de l’avant-garde. Dans cette représentation fascinante, elle est assise seule au milieu de la scène ; le public est invité à progressivement découper ses vêtements avec une paire de ciseaux. Dans ce contexte, l'acte de couper le tissu expose une complicité étrange entre l'observateur (le public) et l'observée (l'artiste), d'autant plus que cette dernière est dans une position vulnérable, de par son statut social de jeune femme asiatique inconnue. En utilisant son propre corps comme symbole de cette identité, Yoko Ono révèle la nature du regard qui est porté sur l'art visuel : une violence inconsciente dont l'orientation fondamentale est le désir sexuel masculin.

Yoko Ono au cours d’une représentation de Cut Piece au Carnegie Recital Hall de New York, le 21 mars 1965. (Photo de Niizuma Minoru, avec l'aimable autorisation de Lenono Photo Archive, © Yoko Ono)

Plus tard, elle se sert de la musique rock pour transmettre un message similaire à Cut Piece à la jeune génération, grâce à Plastic Ono Band et ses chansons sur le thème de la libération de la femme. Son travail d’artiste et de militante a influencé le développement du féminisme, mais ce n’est pas tout : le mode de vie qu'elle et John Lennon ont adopté (ce dernier endossant notamment le rôle de père au foyer) a été repris dans le monde entier. Ceci a permis de modifier le regard et le comportement de la société dans son semble à l'égard des genres et de leurs rôles.

La société rattrape son retard envers l’artiste

L'attitude et les idées de Yoko Ono étaient peut-être trop en avance pour le siècle dernier. Mais aujourd'hui, elle commence à recevoir la reconnaissance qu'elle mérite. Il semble que le monde rattrape, avec beaucoup de retard, Yoko Ono et son imagination.

Prenons l'exemple de son utilisation parfaitement maîtrisée de Twitter, dont elle se sert pour amplifier la portée de ses messages. Avant Internet, elle s’exprimait en utilisant tous les différents types de médias à sa disposition : expositions d'art, représentations artistiques, films, téléphones, livres, enregistrements sonores, concerts, panneaux publicitaires, publicités dans les journaux, etc. Il est donc évident qu'elle utilise Internet et les médias sociaux, maintenant qu'ils sont accessibles à tout le monde. Le point intéressant, c'est qu'elle a anticipé le format de 140 caractères de Twitter, près d'un demi-siècle avant sa création, avec ses « instructions » de style haïku. Déjà versée dans ce mode d'expression concis, elle s'est naturellement servie de Twitter comme un moyen pour diffuser ses messages. Plusieurs millions de followers sont aujourd’hui inscrits à son compte.

L’art par et pour tout le monde : voici la vision prophétique de Yoko Ono. Elle et John Lennon aimaient citer Marshall McLuhan : « le médium est le message ». Elle a élargi ce concept en ajoutant que tout le monde avait un message à faire passer et que le message lui-même était un médium. L'idée de ne pas réserver l’art à une élite privilégié et de l'ouvrir au grand public rappelle Andy Warhol, qui est allé jusqu'à prévoir qu’« à l'avenir tout le monde sera célèbre pendant quinze minutes ». En même temps, la vision de Yoko Ono évoque les origines très lointaines de l'art, qui remontent à ces antiques œuvres d'innombrables peintres, sculpteurs et potiers inconnus.

Son concept de l’art est incarné dans ses Wish Trees, des arbres auxquels les visiteurs attachent des bandes de papier avec leurs souhaits les plus chers écrits dessus. Grâce à ce projet, elle rassemble en un même lieu espoirs et vœux et leur donne une forme réelle. Comme le dit Yoko Ono : « Un rêve que vous rêvez seul n'est qu'un rêve. Un rêve que vous rêvez ensemble est la réalité ». Ceci reflète sûrement son opinion de l'art. L'approche collaborative faisant participer le public remonte à sa performance pionnière Cut Piece, mais le message aujourd'hui est positif et empli d'espoir.

Les Wish Trees lors de l'exposition du Prix d'art d'Hiroshima Yoko Ono : The Road of Hope, au Musée d'art contemporain de la ville d'Hiroshima en 2011. (Photo : Kusumi Kiyoshi)

Imagine Peace Tower, construite sur une île au large des côtes de Reykjavik, a été achevée en 2007. Conçu par Yoko Ono, ce monument en l'honneur de John Lennon est fait d'une structure en pierre blanche équipée de projecteurs et de prismes projetant une « tour de lumière » dans le ciel nocturne. Le désir universel de paix trouve une expression visuelle dans ce pilier lumineux s'élevant dans les cieux. Grâce aux moyens technologiques modernes, la tour réalise l'objectif d’« intermedia » voulu par les artistes Fluxus (ce concept définit le fait de rassembler diverses formes d’art afin d’engendrer de nouvelles réalisations), mais à une échelle bien plus grande.

Imagine Peace Tower à Reykjavik en Islande, lieu où les vœux attachés au Wish Trees ont été enterrés. (Photo : Kusumi Kiyoshi)

Rétrospectivement, Yoko Ono apparaît non seulement comme l'une des pionnières de l'art médiatique, mais aussi comme une médium capable de nous transmettre des messages spirituels. Tout au long de sa vie, elle a joué à maintes reprises le rôle d'intermédiaire, créant des voies de communication entre artistes, famille et société, art et musique, avant-garde et culture populaire, XXe et XXIe siècles. En ce sens, Yoko Ono est à la fois médium et message.

(Photo de titre : Yoko Ono à l'exposition John Lennon : The New York City Years, présentée dans l'annexe du Rock and Roll Hall of Fame à Manhattan, en mai 2009. © AP/Aflo)

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