Les légendes vivantes du Japon
Kitano Takeshi, un artiste complet et populaire
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Deux noms
Quand il a remis à Kitano Takeshi les insignes d’officier de la Légion d’honneur en octobre 2016, Jack Lang, l’ancien ministre français de la Culture, a déclaré : « (Kitano) a repoussé toutes les limites culturelles et a transformé de bien des manières l’art, que ce soit à la télévision, au cinéma et même dans la littérature », exprimant ainsi une véritable compréhension de l’ensemble des activités artistiques de cette personnalité incomparable. Mais expliquer avec justesse, ni trop, ni trop peu, au public étranger qui ne le connaît que comme réalisateur, l’étendue de son succès n’est pas chose facile.
Quand il a mis en scène son premier film il y a vingt-huit ans de cela, il était déjà le comique japonais le plus populaire du pays depuis une dizaine d’années. Il mène cette carrière acrobatique depuis près de trente ans, toujours au premier plan, exprimant à la fois ses qualités artistiques comme réalisateur, et celles d’artiste populaire, comme comique.
Il ne se limite pas d’ailleurs pas à ces deux aspects. Avant même de réaliser ses propres films, il était déjà un acteur reconnu pour ses rôles dans des séries télévisées japonaises et dans des films japonais ou étrangers, à commencer par Furyo, du réalisateur Ôshima Nagisa, mais aussi une personnalité radiophonique, une star de nombreuses publicités télévisées, un animateur d’émissions culturelles ou d’informations, un auteur de romans, et enfin un artiste-peintre.
Il travaille pour la télévision sous son nom d’artiste, Beat Takeshi, mais il utilise son vrai nom, Kitano Takeshi, pour réaliser ses films. Il n’aurait sans doute pas eu une aussi longue carrière s’il n’avait su s’exprimer à la fois comme comique populaire et comme artiste.
Un désir de s’échapper de la télévision
Il a bien sûr mené son travail de comique exclusivement au Japon. Ce n’est guère qu’aux États-Unis qu’il est connu, et de manière assez limitée, comme « un comique mondialement populaire ». Il a débuté au début des années 1970 comme garçon d’ascenseur dans un théâtre de strip-tease d’Asakusa (où il présentait aussi un petit numéro en début de programme), un lieu très éloigné de la scène internationale.
Il existe depuis longtemps au Japon un genre comique appelé manzai qui se pratique en duo. L’un des partenaires dit des bêtises, et l’autre le reprend à bon escient, avec un rythme très rapide. La nouvelle forme de manzai, née à la fin des années 70, avec des duos très jeunes, a fait naître un nouvel engouement pour ce genre. Le duo Two Beats, à l’humour vénéneux, formé de Beat Takeshi et de Beat Kiyoshi, qui en est représentatif, a eu un immense succès à la télévision.
Lorsqu’on parle du comique Beat Takeshi, il convient de souligner qu’à partir du début des années 80, il a été une des personnalités télévisées les plus populaires dans son pays. À cette époque, la télévision exerçait une influence beaucoup plus importante que le cinéma ou la musique, et être le comique le plus populaire signifiait être la personnalité la plus populaire auprès du public.
Ulcéré par la conduite de paparazzi de journalistes d’un hebdomadaire illustré, Kitano a organisé en 1986 un raid sur la rédaction de cette publication, en compagnie de dix de ses disciples. Cela lui a valu d’être condamné à une peine de six mois de prison et deux ans avec sursis, qui lui a imposé un congé forcé de huit mois. Puis il a eu en 1994 un accident de moto très tard un soir où il avait bu. Il est passé alors tout près de la mort. Il se disait à l’époque que cela ressemblait à une tentative de suicide. D’après ce qu’il en a dit des années après, le stress et les frustrations entraînés par sa position dominante pendant de longues années dans le monde étroit de la télévision auraient fait naître chez lui un désir latent de s’en évader.
Après ces deux actes presque suicidaires, il a été contraint à un long repos forcé, mais il a ensuite rapidement retrouvé sa position de star de la télévision japonaise.
Tout bien considéré, à partir des années 90, Kitano Takeshi a peut-être eu besoin de rechercher de nouvelles activités, en tant que réalisateur de cinéma, au-delà de la télévision, et aussi ailleurs qu’au Japon. De la même façon qu’autrefois le réalisateur John Cassavetes jouait dans des films commerciaux pour financer ses propres films d’auteur, dans lesquels il abordait des thèmes personnels, Kitano Takeshi en est venu à exploiter au maximum sa personnalité de comique, celle où il est Beat Takeshi, afin de réaliser ses propres films, motivé par sa propre personnalité, en se créant un espace où il ne devait de compte à personne. Si tant le monde de la télévision que celui du cinéma lui ont laissé le loisir d’enregistrer plusieurs épisodes de ses émissions de télévision qu’il animait afin de disposer du temps dont il avait besoin pour faire ses films, c’est parce qu’il était une des personnalités les plus populaires du petit écran, et qu’il finançait ses films sur ses propres deniers.
Le moment où Kitano est devenu une célébrité mondiale
Kitano n’a cessé de regretter l’échec commercial de son premier film en tant que réalisateur, Violent Cop, sorti en 1989, ignoré par la majorité des critiques japonais, même si certains d’entre eux ont loué son caractère novateur. Cela ne l’a pourtant pas découragé, et tout a changé lorsque son film Hanabi a obtenu en 1997 le Lion d’or à la Mostra de Venise. Tout en continuant à régner en maître sur la télévision japonaise, il a commencé à se faire reconnaître au Japon comme « Kitano, personnage célèbre dans le monde entier »
Les créateurs japonais venant d’un autre monde que le cinéma, qu’ils soient musiciens ou écrivains, et qui ont relevé avant lui le défi de la réalisation cinématographique, ont tous renoncé à ce rêve après avoir tourné un ou deux films. Le niveau de ceux de Kitano était d’un tout autre ordre, c’est une évidence, mais l’important ici est de noter qu’il a créé dès le départ un environnement dans lequel il réalisait ses films dans le temps libre que lui laissait son travail à la télévision : voilà ce qui lui a permis de continuer. Il a ainsi pu poursuivre sa réalisation d’œuvres personnelles sans faire aucun compromis, jusqu’à ce que le monde prenne conscience de son talent.
Kitano parle rarement des films qui l’ont influencé, mais les siens montrent qu’il a étudié en profondeur le cinéma hollywoodien et européen. Tout en étant une star de la télévision japonaise (ou peut-être parce qu’il en était une), il ne s’est jamais départi d’une attitude très humble vis-à-vis de l’histoire du cinéma. C’est là que se situe la différence primordiale entre ses films et la plupart de ceux qu’ont réalisé des créateurs venus de domaines autre que le cinéma.
Kitano, qui percevait l’importance d’être un réalisateur de cinéma d’auteur, a choisi pour ses films une tonalité particulière soulignant le bleu, née un peu par hasard, et baptisée par la suite « Kitano Blue » par les aficionados du septième art, dont il s’est servi pendant une époque dans tous ses films. Il a cessé de l’utiliser comme sa marque de fabrique à partir de Dolls, en 2002, probablement non pas parce qu’il était satisfait de sa reconnaissance mondiale grandissante, mais parce qu’il avait mûri en tant que réalisateur.
Une fusion du populaire et de l’artistique
Il me semble qu’une vision radicalement pessimiste et un désir de s’évader de ce monde et de disparaître ont formé le fondement de ses œuvres de ses débuts à sa période intermédiaire. Pour moi, cela reflète avant tout son état d’esprit en tant que star incontestée sur la durée au sommet du monde de la télévision japonaise. Les spectateurs et les critiques de cinéma non-Japonais, libres de tout préjugé à son égard, puisqu’ils ignoraient ce qu’il faisait à la télévision japonaise, ont été profondément touchés par le nouveau genre de poésie qu’ils ont découvert dans ses films.
Outrage Coda, son 18e film projeté en clôture de la Mostra 2017, qui sortira eu Japon en octobre, est le dernier volet d’une trilogie couronnée de succès. Il peut certainement être défini comme une œuvre réalisant cette fusion entre le populaire et l’artistique dont il est question ici. S’il s’était agi du Kitano des années 90, il n’aurait probablement ni eu l’idée de filmer une trilogie à succès, ni envisagé que cela soit possible. Kitano Takeshi a fêté ses 70 ans en janvier dernier. Peut-être se trouve-t-il là où il est aujourd’hui parce qu’il est capable d’exprimer parfaitement cette fusion, qui est l’aboutissement de son long parcours.
(Photo de titre : Jiji Press)