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Love Forever : Kusama Yayoi mise à nu

Culture Art

Tatehata Akira [Profil]

L’exposition « Yayoi Kusama: My Eternal Soul », la plus importante rétrospective jamais consacrée à cette artiste d’avant-garde, ouvre ses portes le 22 février 2017 au Centre national des Arts de Tokyo, à Roppongi. De ses premières œuvres jusqu’aux pois et quadrillages qui font aujourd’hui sa renommée, cette exposition met en lumière l’étendue de la créativité d’une artiste qui, à plus de 80 ans, connaît aujourd’hui un deuxième âge d’or.

Kusama Yayoi KUSAMA Yayoi

Artiste d’avant-garde et romancière née en 1929 à Matsumoto dans la préfecture de Nagano, elle réalise depuis son enfance des peintures oniriques autour des motifs du pois et du quadrillage. Son séjour aux États-Unis à partir de 1957 assied sa réputation d’artiste d’avant-garde. Elle se réinstalle à Tokyo en 1973. En 1993, la première exposition du pavillon japonais de la Biennale de Venise lui est consacrée, suivie d’une exposition itinérante aux États-Unis en 1998 et 1999, notamment au Museum of Modern Art de New York. En 2009, elle entame une nouvelle série baptisée « Mon âme éternelle ». En 2011, la Tate Modern et le Centre Pompidou accueillent une rétrospective de ses œuvres. Elle est décorée en 2016 de l’Ordre de la Culture.

L’avant-garde pour tous

Cependant, comme je l’ai déjà dit, ce message débordant d’amour est intimement lié aux obsessions particulières qui ont été son lot depuis l’enfance. Elle était sujette à des hallucinations dans lesquelles des motifs floraux envahissaient l’espace, menaçant d’entraîner sa propre disparition, et déjà à l’école primaire les pois et les quadrillages qui sont sa marque de fabrique apparaissaient dans ses dessins, peut-être dans une sorte de thérapie artistique instinctive destinée à la libérer de ce poids psychologique en dessinant l’objet de ses terreurs. Les vastes toiles de sa période new-yorkaise, un réseau de quadrillages infinis à la fois « simple et complexe », peuvent être considérées comme le fruit de cette peur spatiale obsessive venue de son enfance. Mais l’expression de cet espace pictural all-over(*1) a en réalité fourni le point de départ de l’évolution de l’ École de New York(*2), de l’action painting aux coups de pinceaux dynamiques vers la sobriété du minimalisme, une réalité qui prouve que Kusama Yayoi n’était pas une excentrique repliée sur elle-même dans sa coquille, mais au contraire l’incarnation vraie d’une force dialectique qui a fait progresser l’Histoire.

Le Jardin de Narcisse (1966) : pour la 33e Biennale de Venise, 1 500 boules miroir disposées sur une pelouse. Dans une tentative de critique de la marchandisation du monde artistique, les boules étaient vendues aux visiteurs. (© Yayoi Kusama)

À New York, en parallèle de ses peintures, Kusama Yayoi fabriquait également des sculptures souples, notamment des meubles et tables recouverts de coussins de forme phallique. Le détournement d’objets du quotidien peut amener à considérer cette série comme un point de départ du pop art, mais la présence écrasante d’une expression sexuelle inquiétante est forcément indissociable des obsessions qui lui sont propres.

Kusama Yayoi entourée de ses soft sculptures dans son atelier à New York en 1961. (© Yayoi Kusama)

Pour Kusama Yayoi, la création est clairement un acte destiné à se libérer des pressions psychologiques, mais sa vraie grandeur se situe sans conteste dans l’élévation de cette aspiration à une prière rédemptrice pour soi-même et pour le monde entier dans le même temps. Comme on le voit dans ses happenings protestataires à New York, malgré toute l’apparence de solitude qu’elle peut donner, Kusama Yayoi n’est pas un outsider coupé de la société, mais plutôt une représentante de « l’avant-garde pour tous », et porteuse indéfectible d’un message d’amour.

Happening nu contre la guerre et drapeau brûlé (1968) : « Le corps humain est si beau, pourquoi le faire mourir à la guerre ? Entre la guerre et l’amour libre, que préférez-vous ? » Kusama Yayoi se positionne avant tout contre la guerre, pour la paix et l’amour. Elle tente de libérer les gens de leurs idées préconçues. (© Yayoi Kusama)

(*1) ^ All-over : peinture sans point central qui s’appuie sur l’uniformité, l’unité et l’homogénéité pour éliminer l’illusion et mettre en valeur une structure plane.

(*2) ^ École de New York : groupe informel de poètes, peintres, danseurs et musiciens actifs à New York dans les années 1950 et 60.

Suite > L’apparition d’une muse : un processus créatif mystique

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Tatehata AkiraArticles de l'auteur

Poète et critique artistique né à Kyoto, diplômé de littérature française à l’Université Waseda. Spécialiste de l’art moderne. Ancien éditeur du mensuel Geijutsu Shinchô et ancien chercheur au Musée national d’art d’Osaka, il est recteur de l’Université des beaux-arts de Tama depuis 2015. Recteur de l’Université municipale des beaux-arts de Kyoto et directeur du Musée d’art moderne de la préfecture de Saitama depuis 2011. Chercheur invité à l’Université Columbia (2000-2003), professeur invité à l’Université des arts de Tokyo (2008-2010). Commissaire du pavillon japonais à la Biennale de Venise en 1993, il y organise une exposition Kusama Yayoi. Il a reçu en 2013 le prix Hagiwara Sakutarô pour son recueil de poésies Leçons d’une langue morte.

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